Vendredi
Atterrir à Fiumicino, quitter la grisaille bruxelloise, prendre le Leonardo Express jusqu’à Roma Termini, se précipiter dans le premier bar et commander un espresso.
Faire la connaissance d’Irène qui est romaine, qui parle le français sans accent, qui a vécu en Belgique, qui va partir à Francfort faire un Leonardus (1), dont l’ami est anglais. Retrouver un groupe d’Italiens, d’Espagnols, d’Allemands, d’autres Italiens encore, saluer tout le monde, sono Belga, vengo da Bruxelles, faccio la scrittrice, partir en bus loin vers le sud, encore plus loin que Naples et son volcan, vers Melfi, dans la Basilicata.
Voyager avec Amandine et Donatienne, qui étudient en Belgique et viennent de faire un Erasmus l’une à Bologne, l’autre à Padoue. Elles parlent avec tout le monde, avec les autres étudiants surtout, elles retrouvent l’Italie de leur Auberge espagnole (2). Elles parlent vite, avec exaltation, avec les Italiens les plus extravertis du groupe. Compter sur leur italien pour commander une boisson, régler l’addition, payer le bus : le mien est tout rouillé.
Le soir, se retrouver au restaurant dans un brouhaha polyglotte. Tour de Babel. Tout le monde est fatigué, j’ai la migraine, nous avons chaud. On nous propose de mettre nos noms dans un panier et de tirer au sort la personne dont nous sommes invités à faire discrètement la connaissance (sans nous révéler) d’ici la fin du séjour. On devra lui faire un petit cadeau. Les Belges du groupe ne semblent pas spécialement friands de ce genre de jeu scout… bah. J’ai tiré au sort Giovanni, on me désigne (discrètement) un bel hidalgo dont je ne sais s’il est italien, ou espagnol, ou que sais-je. Comment vais-je m’y prendre ? Discrètement. On verra bien.
Après le repas, je n’attends pas les autres, et je regagne mon hôtel en traversant la ville dans la nuit noire. Des grappes de jeunes bordent les rues. Je me souviens d’un autre temps, à Florence, quand j’étais jeune, quand j’étudiais l’italien, quand on descendait en train et qu’il y avait encore une douane à Chiasso, quand il n’y avait ni cartes de banque ni cellulare, quand j’allais à la banque de la via Cavour changer chaque jour un tout petit traveller’s cheque parce que le cours de la lire baissait chaque jour et qu’on en avait toujours un peu plus pour cinq dollars… (Au bout de quinze jours, l’agent de change a fini par m’inviter au restaurant, mais ça, c’est une autre histoire.) Que sont mes amies grecque, suédoise, anglaises devenues, Mary, Laura, Sophy (Sophy qui dessinait dans les Jardins de Boboli, que j’ai revue à Londres un an plus tard, dont la mère préparait un délicieux gâteau au gingembre, mais je m’éloigne, il me faut revenir à Melfi et au colloque sur les archives autobiographiques et l’identité européenne…)
Samedi
Faire la connaissance de Frédéric II. Ce n’est pas n’importe qui, savez-vous, Frédéric II de Souabe. Il possédait à Melfi un château extrêmement imposant. Une forteresse. D’ailleurs, le colloque des Archives autobiographiques se tiendra là-haut. En attendant, nous visitons une église rupestre garnie de fresques où se mêlent l’iconographie byzantine et le style roman, quasi BD (comment, je suis iconoclaste ? Ne dites pas de bêtises. Les iconoclastes n’étaient pas des rigolos, preuve la BD — justement ! de la vie de Marguerite d’Antioche, flagellée, ébouillantée, écartelée, et décapitée, tout ça en quatre vignettes, mais je m’éloigne du sujet). Frédéric II, donc. De Souabe. Empereur du Saint Empire. Et le Saint Empire, c’était quelque chose : il allait du nord de l’Allemagne au sud de la Sicile. Ah, à l’époque, ils ne s’emmerdaient pas avec Schengen et les barrières douanières ! Enfin, ils avaient d’autres problèmes, j’imagine. Pas de monnaie unique, par exemple. Sans compter les bandits de grand chemin. Mais revenons à nos fresques, où Frédéric est représenté la barbe rousse, avec un gant de fauconnier et un faucon sur le poing. Le guide nous explique plein de choses ésotériques sur le chiffre huit et l’infini. Claudio traduit en allemand pour les Berlinois. Beatrice traduit en français pour Dina qui ne parle aucune autre langue. Le guide attire l’attention sur un personnage à côté de Frédéric. C’est Corrado. « Era biondo… », dit le guide, et les Italiens de poursuivre en chœur «… era bello e di gentile aspetto ». Il doit s’agir d’un poème archiconnu (3). Je ne me sens plus du tout européenne sur ce coup-là. Je reste le temps de deux visites, d’abord pour mieux comprendre, ensuite parce qu’ici, il fait bien frais.
Visiter Melfi. S’arrêter au marché. Acheter des fruits, du fromage. S’attrouper autour d’une dame qui nettoie des tiges de courgettes. On les prépare avec les pâtes, explique-t-elle en italien. Bruna traduit en allemand pour les Berlinois, je traduis en français pour Dina, les Espagnols ont tout compris tous seuls. À l’ombre du Duomo, les chefs de groupe discutent du programme de l’après-midi. Pas de barrière de langue entre Beatrice, Claudio, Andrea et Giovanni (mon bel hidalgo !) : sono tutti italiani.
L’après-midi, assister au colloque, dans l’imposant château de Frédéric II. Les remerciements sont très imposants aussi. Ne pas tout comprendre, non que mon italien ne soit pas revenu au galop, mais les subtilités institutionnelles m’échappent encore : entre le bourgmestre, l’échevine de la Culture, le représentant du conseil régional, la présidente de l’université de Melfi, le représentant de l’association des universités… je m’y perds. Pourtant, nous les Belges, en matière d’institutions compliquées, on a de l’expérience ! Se faire expliquer tout ça plus tard, par Francesco, par Andrea, en français ou en italien. Ce qui me touche, pour l’instant, ce sont les lectures de textes. Je les avais déjà tous lus dans le livre que nous a remis Andrea (4), mais là, lus dans leur langue d’origine, ils m’émeuvent terriblement. Ces gens, comme le soldat Louis Roche (5), qui imaginent l’Europe alors que les nations se déchirent, ou alors qu’ils ne sont pas encore sortis des camps, comme Antonio Rossi (6). Des souvenirs comme ceux de la petite Renata, qui vivait piazza Venezia (7) : ses souvenirs de la première année sainte de l’après-guerre viennent se superposer non aux miens, mais au beau roman d’Alexis Curvers (8), dans les pas duquel j’ai marché toute cette année (9). Des souvenirs comme ceux de Lucia (10), ou comme ceux, plus récents, de Dina (11).
Mais ce qui me bouleverse aux larmes, ce sont les souvenirs de novembre 1989. Ceux des Berlinois, dans leur simplicité, leur quotidienneté exceptionnelle, leur joie. Je pense que nos amis de Treptow, ceux qui sont là avec nous à Melfi, n’ont pas toujours pu voyager. Venir à Melfi n’a pas toujours été de soi. Être européen, libre, libre de penser et de circuler, me semble tout à coup plus précieux. Tout à coup se sentir européen, très fort, parce que le souvenir de la chute du Mur nous réunit tous. Que faisiez-vous ce jour-là ? Moi, j’étais à la maternité, tenant dans mes bras ma première fille Caroline, et je pleurais en regardant la télévision.
Il faut que je trouve Bruna, qui peut traduire du français vers l’allemand, il faut qu’elle m’aide à dire aux dames berlinoises combien ces textes me bouleversent. Je leur explique que quand j’étais petite, mon père voyageait en Allemagne de l’Est pour son commerce et qu’il nous en ramenait des histoires incroyables : là-bas, on vendait les oranges à la pièce et le café par quelques grammes. Il avait donné, nous raconta-t-il à l’un de ses retours, son pot de Nescafé à sa logeuse qui l’avait remercié comme si c’était de l’or. Il faut que je dise aux Berlinoises combien nous avons, nous aussi, attendu, espéré, prié. Que nous n’étions pas indifférents. Que nous étions, de part et d’autre du Mur, comment dire… européens ? Cousins, sûrement. Quelque chose comme ça.
Dimanche
Nous partons à Matera dans un joyeux mélange des pays et des langues. Les Allemands restent quand même assez groupir (12) autour de Claudio qui leur traduit les explications de notre guide. Nous visitons les Sasse, ces habitations construites dans la roche, aujourd’hui classées patrimoine de l’Unesco. Beatrice traduit pour Dina, je traduis aussi. Wanda est restée à l’ombre, elle souffre de mal di testa. Donatienne et Amandine plaisantent avec des étudiants uruguayens d’origine italienne qui sont venus faire un master en Italie. Dans le car, bien qu’ils me menacent de me faire goûter au maté qu’ils ont emporté, je proposerai l’entrée de l’Uruguay dans l’Europe.
Sous le soleil, la pierre de Matera est chauffée à blanc. Le groupe est lent, au désespoir de notre guide. Beatrice se désole de ce que nous voyions si peu de Matera. Je reviendrai, lui dis-je, l’important, aujourd’hui, c’est le groupe. Je n’en reviens pas de penser ça, moi qui suis si peu grégaire (mais qui s’avouera grégaire ?) Rosa, notre présidente-hôtesse, a miraculeusement multiplié les restes de la fête d’hier soir, et nous pique-niquons généreusement. Dans notre petit groupe francophone, nous échangeons quelques considérations sur nos origines cosmopolites. Je viens d’une famille qui a voyagé d’Espagne en Belgique, en passant par, tenez-vous bien, Ferrare en Italie, Istanbul en Turquie, Taganrog en Crimée, Moscou en Russie, l’Allemagne, Liège et Bruxelles. Bon, ça ne s’est pas fait en une génération, tout ça. Mais peut-être que ça se transmet dans les gênes ? Être européen, c’est génétique ? Surtout pas. Surtout pas !
Au retour, je papote encore avec Beatrice, qui s’adresse à moi de plus en plus en italien et de moins en moins en français. C’est quoi, « le sentiment européen » ? Elle récuse le mot « sentiment ». Je lui fais part de mes réflexions. Beaucoup de textes du recueil insistent sur les différences entre deux peuples. L’histoire de la grand-mère viennoise et de la grand-mère française (13). Les chemins de fer espagnols et la vie à Paris (14). Le souvenir d’un voyage en Italie, et l’enfermement est-allemand (15). Les clichés se sont teintés d’humour : les Allemands et leurs affreuses sandales de marche (16), les Françaises qui sentent bon et s’habillent toutes chez Dior (17). Premier degré : on n’est pas comme l’autre, mais on part à sa découverte. Ensuite, le « sentiment » européen, c’est l’émergence d’une relation humaine qui à mes yeux n’a rien de typiquement européen. Elle s’appelle humanisme. Fraternité. À force de fréquenter l’autre, le différent, il me devient proche. Nous nous ressemblons. Nous expérimentons ça aussi ici à Melfi, dans la gentillesse, le rire, l’échange, le travail, l’humour, l’amitié, l’affection. Mais est-ce notre « européanité » que nous partageons ? C’est notre humanité, tout simplement.
Il y a pourtant un lieu de l’émergence de la conscience d’être européen qui n’a pas été abordé dans ce livre, sauf erreur de ma part. Je l’ai vécu quand j’étais ailleurs. Non pas en Asie, où j’étais une… occidentale (blanche, riche). Ni en Afrique. Mais aux États-Unis. Aux États-Unis, là où aucun signe physique ne me distinguait d’une Américaine (blanche, riche, et même la surcharge pondérale : quel mimétisme !), je me suis sentie européenne. Vous avez bien lu : pas belge, ni française, ni même francophone, mais européenne. Aux États-Unis, je consommais vingt ou trente litres aux cent et je me disais qu’en Europe, on n’a pas de pétrole mais on a des idées. Aux États-Unis, j’ai visité des parcs nationaux, et j’ai pensé aux derniers ours des Pyrénées. Aux États-Unis, j’ai visité des parcs d’attractions avec des rivières sauvages géantes et des toboggans de la mort, et j’ai pensé aux impressionnistes français, aux fresques de Giotto à Padoue, à nos vieux châteaux que les Américains trouvent si romantiques. Aux États-Unis, j’ai mangé du saumon au barbecue et du maïs grillé chez des amis qui avaient sorti pour l’occasion une bouteille de pouilly fuissé et qui avaient mis les Variations Goldberg. Et là, ce jour-là, en regardant les enfants ronger leur maïs grillé et en entendant Bach, les larmes me sont montées aux yeux et l’Europe m’a manqué.
Oui, je sais, je suis caricaturale. Vous me pardonnerez. Demain, c’est la fête nationale belge, et nous les Belges, on a du mal avec notre identité nationale qui est encore jeune (177 ans) et un peu mise à mal ces derniers temps. Alors, l’Europe, on l’aime. Enfin, pour autant que les Anglais adoptent enfin l’euro, que les Français arrêtent de nous prendre la tête chaque fois qu’ils changent de président, que les Polonais cessent de foutre le bordel. Je plaisante. Avec Arno (18), je chante à tue-tête pour faire rire Amandine et Donatienne : « Putain, putain, c’est vachement bien, on est quand même tous des Européens ! »
Le soir, au souper d’adieu, je reçois un cadeau de Margrit, de Berlin. Des chocolats allemands à une Belge ! Elle m’assure d’un clin d’œil et en allemand qu’ils ne font pas grossir. Avec les gestes, les rires, les mimiques, je comprends tout. J’offre à Giovanni quelques cartes postales en noir et blanc que j’ai achetées ce matin à Matera. Des photos du tournage de la Passion selon saint Matthieu de Pasolini. J’y joins une nouvelle que j’ai écrite — peut-être lit-il le français, qui sait. Et puis, surprise : Giovanna s’approche de moi et m’offre une tasse à thé sous laquelle elle a écrit son nom à la peinture dorée et « Melfi, Luglio 2007 ». Comment mon nom a-t-il été tiré deux fois ? Organizzazione italiana ! Andrea dont le nom n’a pas été tiré et qui n’a dès lors pas reçu de cadeau crie à l’injustice sociale et exige mes chocolats allemands en réparation. Pas question !
Lundi
Valises. Petit-déjeuner. Règlement des chambres. Échanges des adresses. Je ne sais toujours pas ce qu’être européen signifie. Je sais qu’à Bruxelles, à Treptow, à Rome, à Pieve Santo Stefano, à Melfi, à La Roca del Vallès, à Lleida, des gens recueillent des journaux intimes, des lettres, des témoignages autobiographiques dont l’existence excite au plus haut point l’écrivain que je suis. Je sais que j’irai consulter le fonds belge à mon retour. Fiorella m’invite à parler de mes livres à Gualdo Tadino. J’enverrai mon livre sur Rome à Renata. Laura et moi nous sommes promis de nous écrire pour parler d’architecture. Je glisse ma carte dans la poche de Bruna. J’embrasse affectueusement Wanda. Dina a promis à Giuseppe de dessiner son portrait. Je ne sais ce qui se trame entre Amandine, Donatienne et les Italo-Urugayens. Beatrice peut compter sur notre aide : nous relirons la partie francophone du livre et nous lui ferons part des corrections. Andrea me demande un texte pour le site. Je l’écrirai en buvant du thé anglais dans la tasse de Giovanna, accompagné des biscotti offerts par Rosa.
Ce soir, je retrouverai mes filles. Quand elles seront grandes, elles iront elles aussi en Erasmus à Stockholm, à Barcelone ou à Glasgow, elles auront des amis irlandais, hongrois, maltais ou polonais, elles parleront français, néerlandais, anglais, et peut-être même espagnol ou italien. Les filles de mes filles vivront aux quatre coins de l’Europe, et nous nous écrirons des lettres que mes arrière-arrière-petites-filles trouveront dans nos greniers et légueront un jour aux archives autobiographiques de Ferrare, d’Istanbul, de Taganrog, de Moscou, de Berlin, de Liège ou de Bruxelles.
L’Europe est en marche, Frédéric II !
1 Le programme Leonardo permet d’effectuer un stage en entreprise dans un pays européen. C’est la version « professionnelle » de l’Erasmus.
2 L’Auberge espagnole, film de Cédric Klapisch (2002), raconte la vie de sept étudiants Erasmus à Barcelone.
3 Et comment ! Le poème archiconnu est du grand Dante lui-même (Dante Alighieri, la Divine Comédie, Purgatoire, ch. iii, v. 103-145).
4 Eurobiographia, Università popolare Editrice, 2007. Tous les textes dont il est question ici sont extraits de ce livre.
5 Louis Roche, « Nous les soldats belges », Eurobiographia, p. 57.
6 Antonio Rossi, « États-Unis d’Europe », Eurobiographia, p. 63.
7 Renata Caratelli, « Rosaires et Médailles », Eurobiographia, p. 43.
8 Alexis Curvers, Tempo di Roma, Robert Laffont, 1957, rééd. Labor, 2007.
9 Dominique Costermans et Christian Libens, Sur les pas de Tempo di Roma d’Alexis Curvers, guide-promenade littéraire de Rome, Eranthis, 2007.
10 Lucia Mosca, « L’Europe m’a fait perdre la raison », Eurobiographia, p. 177.
11 Dina Kathelyn, « Il était une fois un train », Eurobiographia, p. 203.
12 « Restez groupir ! », réplique extraite du film Mais où est donc passée la septième compagnie de Robert Lamoureux (1973), et érigée au rang de réplique culte par une certaine génération de spectateurs. Que les Allemands me pardonnent !
13 Maximilien Philips, « Mamie autrichienne et mamie française », Eurobiographia, p. 95.
14 Fidel Molina, « Les voies du train », Eurobiographia, p. 47.
15 Agnes Barabara Kirst, « L’ours en pierre lavique », Eurobiographia, p. 21.
16 « Rosaires et Médailles », op. cit.
17 « L’Europe m’a fait perdre la raison », op. cit.
18 Arno, chanteur belge atypique : flamand d’Ostende, il vit à Bruxelles et chante en français avec accent et sans complexes.