Notre-Dame,
Que c’est
beau !

Victor Hugo

La dernière journée de notre séjour à Paris touchait à sa fin. Après avoir arrosé au champagne la signature d’un contrat avantageux dans un petit bar intime au rez-de-chaussée d’un majestueux bâtiment à la Défense, nous nous séparâmes, mes deux compagnons ayant décidé de se promener dans le Paris nocturne. Moi-même, comme c’était convenu, je montai dans le bureau de Charles de Forestier, président de cette grande société française, avec laquelle – enfin – de solides relations d’affaires s’étaient nouées.

Il m’invita à m’asseoir, et me voilà confortablement installée dans l’un des accueillants fauteuils qui cernaient une belle table basse en verre transparent épais et pied de marbre blanc, représentant un joyeux petit dauphin. Mentalement, je lui manifestai toute mon admiration et, en réponse, il me fit un clin d’œil, j’en suis sûre – allez, presque sûre.

« Un verre de champagne ?, me proposa aimablement mon hôte. Pour arroser notre fructueuse et profitable collaboration ! »

J’adore le champagne français, je l’avais vérifié une fois de plus une petite demi-heure auparavant. C’est pourquoi j’étais absolument sincère lorsque je répondis avec enthousiasme : « Je ne dirais pas non ».

Le périt dauphin me souriait pendant que son maître débouchait la bouteille.

Quelle heureuse journée aujourd’hui ! Tout et tous me comblaient de joie, surtout le contrat, signé pour une belle somme d’argent, et dont je sentais la présence à travers le cuir dur de mon sac sur mes genoux.

J’en étais si fière que je ne pouvais pas retenir un large sourire de satisfaction. Être déléguée à l’étranger, comme responsable de délégation, pour signer un contrat d’une telle importance était une raison suffisante de contentement !

Il me semblait que cela mettait monsieur de Forestier, lui aussi, de très bonne humeur.

Nous bûmes à la réalisation de nos projets. Et puis nous parlâmes de sa prochaine visite à Moscou et des perspectives intéressantes qui s’ouvraient à nos sociétés. C’était l’échange de phrases standards, habituelles en pareil cas.

Je n’avais pas remarqué qu’il était délicatement passé à des questions plus personnelles. Sans m’en rendre compte, je commençai à lui parler de mon travail, de mes parents, et ensuite de ma petite famille unie. Je lui montrai même une photo des deux hommes de ma vie – mon mari et notre fils, une adorable petite canaille aux yeux marron. Monsieur de Forestier me parut ému parce qu’il proposa de boire à leur santé.

Ayant posé son verre sur la surface impeccablement transparente de la table, il resta un petit moment rêveur, plongé dans ses idées, puis il dit pensivement :

« Vous savez, je suis dans le business depuis des années et, bien que ma firme ait toujours recherché de nouveaux partenaires commerciaux, je dois avouer qu’auparavant je n’ai jamais eu affaire à des Russes et n’ai pas noué de rapports avec eux, même à l’époque de Gorbatchev, lorsque cela était devenu possible. Il y a des gens qui, à leurs risques et périls, se sont précipités à l’Est pour faire de l’argent. Moi, je suis resté en dehors de tout ça.

Il faut dire qu’à cette époque, nos médias parlaient souvent des Russes en les présentant sous un mauvais jour et, à mon grand étonnement, consacraient beaucoup de place aux femmes russes. On pouvait entre autres lire qu’elles avaient une sexualité et un tempérament étonnants. »

Charles de Forestier se tut, remplit à nouveau nos verres et, après une gorgée, continua :

« En ce qui me concerne, franchement, nos voisines de I Est, avec leur prétendu charme slave, me laissaient absolument indifférent, mes copines françaises me donnant entière satisfaction.

Je ne dédaigne pas le beau sexe, même si j’ai plus d’une fois connu de fortes déceptions. Je me suis même marié. Rien que d’y penser, j’en frémis encore. Ma foi, j’ai vite compris ma tragique erreur, typique pour un homme amoureux d’une très jolie jeune femme au corps divin. Un vieux copain, cynique jusqu’à la moelle des os, disait que je m’étais laissé séduire par le contenu opulent de son décolleté.

Il avait probablement raison – cela impressionne, c’est vrai, mais si ça se limite à ça, pas besoin de se marier. Moi, j’avais décidé, avidement bien sûr, de posséder seul ce trésor sans devoir le partager avec personne, et j’en ai été puni. Le divorce a mis fin à mes tendances possessives…

Cette femme-là était entrée dans ma vie doucement, plutôt à reculons et, sans que je m’en aperçoive, m’avait englouti comme les grandes crues de printemps. Où était le rivage, je ne le savais pas et ne voulais pas le savoir. Le courant me portait, et c’était d’autant plus étrange que d’habitude c’était moi qui décidais avec qui et où naviguer, et mes compagnes, comme si elles étaient d’avance d’accord sur tout, se laissaient emporter avec plaisir vers le port le plus proche. Une fois arrivé, j’entrevoyais clairement si cela valait la peine de continuer notre voyage ensemble.

Mais celle-là ne correspondait pas aux critères de comportement normal auxquels j’étais habitué dans mes relations avec la gent féminine.

Ce jour-là, j’avais eu de gros problèmes au travail, je fulminais d’avoir perdu beaucoup d’argent à cause de la gestion désastreuse de Michel Dupont, mon jeune collègue, que j’aurais trucidé s’il m’était tombé sous la main. Pour calmer ma rancœur, j’avais décidé de faire une balade à pied.

Elle était assise sur un banc dans le square Notre-Dame et, les yeux remplis d’extase, contemplait la cathédrale. Je l’ai remarquée en passant devant elle et, sans savoir trop pourquoi, j’ai ralenti ma course effrénée. Involontairement, j’ai levé la tête, dans la direction de son regard, jusqu’à voir l’énorme masse en pierre grise qui ne me faisait plus aucun effet depuis des années.

J’avais besoin de me distraire à tout prix et de mettre fin à ma polémique intérieure avec cet empoté qui avait fait capoter l’affaire.

Ma première tentative, quelque peu espiègle, pour l’approcher a visiblement échoué – elle a fait la sourde oreille. J’ai ouvert la bouche pour dire quelque chose d’encore plus brillant mais elle s’est détournée.

“Zut ! ça, alors, me dis-je, indigné. Non, ma belle dame, pas de ça aujourd’hui.”

Les femmes se sentent généralement flattées de faire ma connaissance, alors que celle-là…

Je me suis assis à côté d’elle, et j’ai immédiatement senti qu’elle était crispée. La deuxième phrase de mon meilleur cru, qui faisait généralement mouche, est restée suspendue dans le vide, sans réponse.

J’avais l’impression qu’elle ne m’entendait pas ou ne me comprenait pas. Soudain, je me suis senti mal à l’aise – c’est que j’ai depuis longtemps passé l’âge d’aborder les femmes dans la rue.

“Me lever et partir”, ai-je pensé, mais au lieu de cela j’ai commencé à dire des absurdités, à débiter des sornettes de séducteur raté. J’en

étais tellement interloqué que finalement mes oreilles en chauffaient, symptôme chez moi d’une irritation extrême.

« Vieil idiot, en as-tu besoin ? Pour te secouer et te changer les idées, téléphone à Simone, et l’affaire sera dans le sac : tu oublieras tout.”

Mais au lieu de ça, je posais des questions, y répondais moi-même et riais en me moquant de moi. Je me penchais en lorgnant vers son visage, tout en notant qu’elle était vraiment pas mal, bien que plus très jeune, et habillée avec goût.

Alors que je me penchais à nouveau, elle se retourna soudain et me sourit. Stupéfait, je remarquai une douce lumière dans ses yeux clairs et malicieux, et ses tendres lèvres souriantes dévoilaient des dents blanches.

« Donc vous avez quand même écouté tout ce charabia ?”, demandai-je gaiement, éclairé par cette lumière. Rougissante mais toujours souriante, elle opina de la tête. J’avais l’impression que son sourire la gênait ! Il y avait quelque chose de bizarre dans son comportement ! Ou peut-être s’agissait-il d’une mauvaise interprétation de ma part, je n’en savais rien.

À vrai dire, elle ne ressemblait pas du tout à une provinciale, mais il y avait en elle quelque chose d’imperceptiblement étranger. Je ne pouvais pas comprendre ce qui me retenait à ses côtés et, malgré moi, j’ai ajouté quelque chose. Mais elle, me tournant le dos, admirait de nouveau l’ogive ajourée de la façade arrière de la cathédrale.

Je sentais au fond de moi qu’elle n’attendait personne. Pourquoi, dès lors, ne converserait-elle pas avec un homme agréable ?

“Quelle drôle de femme ! Me voilà dans le pétrin !”. Cette idée me traversa l’esprit. Désespéré de ne recevoir aucune réponse et brûlant du désir d’entendre sa voix, je lui posai alors une question idiote : “Vous êtes peut-être muette ?”

« Non, certainement pas, répondit-elle tout à coup à voix basse en se levant, mais je vous en prie, fichez-moi la paix.”

Avant que le sens blessant de ces propos ne me parvienne, j’entendis un accent, si doux, si mélodieux. Et cette voix, si calme, si agréable…

Non, elle n’était pas parisienne ! Donc, c’était une provinciale, mais d’où, je l’ignorais, en tout cas d’une région où je n’étais jamais allé. Où cet accent avait-il pu naître ?

Je ne sais pour quelle raison, je ne voulais pas la laisser en paix – non, cent fois non – elle m’intriguait trop », cette femme !

“Si vous parlez, expliquez-moi ce que j’ai pu vous dire de vexant pour que vous me chassiez et, de grâce, dites-moi d’où vous vient cet accent charmant ? Moi, par exemple, je suis parisien de souche. À propos, permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Charles. Et vous, de quel coin êtes-vous ?”

Mais elle, sans piper mot, s’est levée et dirigée vers la sortie du square. Depuis des années, les femmes ne jouaient plus devant moi pareille comédie. Personne n’ignore qu’en quête permanente de rencontres, hommes et femmes craignent de laisser échapper toute bonne occasion de séduire, surtout à la quarantaine bien sonnée.

Je me sentais idiot et, je l’avoue, je me suis alors mis à repenser du mal de mon collègue dont la bévue m’avait poussé dans la rue à jouer les aventuriers désœuvrés, ce qui ne reflétait guère la réalité des choses.

Je me souvins de Simone. Non, je ne voulais pas lui téléphoner, j’avais, par contre, envie de parler à cette femme.

Entre-temps, elle était déjà sortie du square et, ayant regardé pensivement à droite et puis à gauche, avait choisi d’aller tout droit.

Je la rejoignis et traversai la rue avec elle, marchant à ses côtés.

On franchit quelques rues, la Seine et la place de l’Hôtel de Ville avant que je ne comprenne qu’elle se dirigeait vers le Centre Pompidou.

Autour de nous, les gens se pressaient vers la station du RER. Qui sait, peut-être se dépêchait-elle également pour ne pas rater son train ?

“Pourquoi ne pas aller avec elle de Paris en banlieue ?”, pensai-je.

Mais non, Dieu merci, elle n’était pas du tout pressée.

Nous nous baladions en silence dans les rues, parcourant ainsi tous les alentours. Je restais silencieux comme si j’avais perdu le don de la parole, ce qui m’étonnait beaucoup.

Soudain, elle se tourna vers moi, l’air résolu, et dit de sa voix chantante : “Mais pourquoi me suivez-vous ainsi ? N’avez-vous rien d’autre à faire ?”

Stupéfait, je n’en revenais pas d’entendre une aussi longue tirade au bout d’une heure de balade silencieuse.

“Mais la réponse est évidente ! Je veux, je veux tant faire votre connaissance, charmante étrangère !”, dis-je.

Ses sourcils levés marquaient l’étonnement : “Et d’où tenez-vous que je suis étrangère ?”

“Ah, vous êtes donc bien étrangère ? Je le disais comme ça, tout bêtement, à cause de votre accent dont je ne trouve toujours pas l’origine.”

En réponse un bref “Ah !” et un furtif regard de ses yeux grand ouverts.

Manifestement, elle me plaisait, et je dis, vite :

“Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens bien avec vous. Aujourd’hui j’ai eu de gros ennuis au travail, et je ne savais que faire. À vos côtés, j’ai tout oublié, je me sens serein et je suis bien. En flânant ainsi avec vous, je ne pense qu’à une chose – que dire pour que vous me répondiez, pour entendre votre voix. Et encore, j’ai peur de vous effaroucher, que vous ne disparaissiez et que tout cela ne prenne fin.”

“C’est peut-être mieux ainsi, répondit-elle. Ignorer tout – qui, quoi, d’où. »

J’étais si content de l’entendre enfin parler, que, surpris moi-même, je dis à brûle-pourpoint : “N’avez-vous pas faim ? Moi, à vrai dire, j’ai une faim de loup. À cause de mes problèmes je n’ai pas eu le temps de manger. Et si on dînait ensemble ? Ne refusez pas, je vous en prie !”

Je ne me reconnaissais pas, ma voix était franchement suppliante.

“Si vous aimez à tel point ce coin de Paris, nous trouverons quelque chose de sympa ici même. Je repris mon souffle et me hâtai de dire : “Surtout ne dites pas non, je vous en supplie !”

Elle restait pensive. Oui, elle réfléchissait vraiment. Cette femme plutôt bizarre, à l’accent bizarre, qui m’avait tant intrigué, continuait à se comporter bizarrement : elle refusa.

Aucune femme normale, libre, nullement pressée et seule à Paris, n’aurait jamais refusé d’aller au restaurant avec un homme aussi agréable que moi. De ça, j’en étais sûr et certain. Mais celle-là refusa.

Elle était sincère, elle ne jouait pas, c’était évident. J’étais découragé et je ne savais plus que dire. Mais elle, elle savait : “Et pour vous, sans doute, il est vraiment grand temps de dîner. Bon appétit !”

Elle se détourna de moi et partit, svelte comme une jeune fille.

J’étais déçu. Comme aurait dit mon copain “monsieur je sais tout”, ma romance courait visiblement à l’échec. J’avais fait chou blanc avec mes tentatives de draguer dans la rue. Mais je ne pouvais pas la quitter ainsi. Perdre tant de temps et en être pour mes frais. Non !

Il ne m’était guère difficile de la rattraper.

“Bien que votre souhait soit fort pertinent, je vais quand même rester encore un peu en votre compagnie”, dis-je tout éperdu.

Je me sentais étonnamment bien en marchant en silence à côté d’elle mais… je mourais de faim. Je ne pouvais m’empêcher de jeter un coup d’œil à travers les vitres des cafés et des restaurants, où des gens, assis à table, prenaient plaisir à manger et à boire.

Ce supplice ne pouvait pas durer indéfiniment.

“À propos, qu’allez-vous faire si je meurs de faim ?”, demandai-je avec enjouement sur ce ton malheureux qui cachait une dure vérité.

Elle s’arrêta, me regarda attentivement, sourit de ses yeux lumineux et dit : “Non, vous ne mourrez pas. Je suis d’accord de dîner avec vous.”

Je courais à toutes jambes à chaque rendez-vous avec elle, riant, me moquant de mon comportement effréné, et Simone y était pour quelque chose. Cette Simone, ma petite amie, jeune, raisonnable et sarcastique, avec laquelle ça n’allait plus depuis presque deux mois. Mais pour rompre avec elle je n’avais pas assez de courage ou assez de temps.

La relation avec “cette Russe” lui paraissait absurde. Car c’était une Russe. Au restaurant, lors de cette première soirée mémorable, à ma question : “Dites-moi, d’où êtes-vous tombée sur ma pauvre tête ?”, elle avait répondu : “Directement de Moscou, avec le vol d’hier. C’est que… je suis russe.”

Je me moquais de mon enthousiasme en réalisant toute l’absurdité de mon comportement – moi, copropriétaire d’une grosse boîte, j’avais accroché dans la rue une Russe de passage, pas si jeune que ça, dont le charme slave me faisait, quand même, perdre la tête. Tout cela semblait ridicule tant que je n’étais pas avec elle. Mais dès que je voyais ses yeux grands ouverts, dont la clarté merveilleuse envahissait tout mon être, seule sa présence m’importait, le fait qu’elle soit là, à côté de moi, tout près – tends les mains pour prendre les siennes, fraîches et un peu moites, serre-les contre tes lèvres d’un geste non pas galant, mais absolument sincère, et lutte pour retenir ses mains qu’elle persiste à chaque fois à retirer, gênée et rose de confusion.

Mon instinct d’homme m’assurait que cette femme avait sans doute vécu des temps meilleurs. Cette confusion et une certaine timidité naturelle pesaient sur elle. Elle tenait toujours quelque chose en main pour m’empêcher de lui saisir les mains et rendre ce geste moins confortable. J’ai rapidement réalisé la naïveté de sa stratégie.

Cette femme mûre cachait une enfant, qui se manifestait dans les moments où elle le voulait le moins, ce qui m’attendrissait davantage. À ma grande surprise, j’avais parfois envie de lui faire un câlin et, si je n’avais pas craint de gâcher la fragile intimité qui s’était établie entre nous, je l’aurais déjà fait, sans doute, plus d’une fois.

Ce qui agaçait le plus Simone, c’était mon humeur rêveuse et taciturne après les rencontres avec “ma Russe”. Non seulement elle ne croyait pas que je n’avais jamais couché avec “l’autre”, mais elle ne réalisait pas à quel point j’étais loin de cette idée.

Quelque part, cela m’étonnait aussi, mais j’étais prêt à paraître ridicule aux yeux du monde entier pour ne pas l’effaroucher et perdre ces minutes de présence auprès d’elle.

Son comportement ne correspondait pas aux descriptions des aventurières russes faites dans la presse, bien que l’idée que ce soit, peut-être, la tactique particulière de séduction de la femme slave me traversait parfois l’esprit. Et si c’était vrai, j’étais prêt à reconnaître sa réussite totale.

Nous discutions beaucoup. Elle parlait français étonnamment bien et vite, sa langue était imagée et fort correcte.

Mais le plus souvent, toutefois, nous gardions le silence. Il m’arrivait par moments d’avoir envie de la prendre par la main et de l’entraîner avec moi dans l’aventure, comme le font les enfants, comme ça, sans raison. Cette idée me faisait rire.

À chaque fois, nous nous voyions dans des endroits différents, parce qu’avec cette femme tout se passait différemment. C’était elle qui choisissait les lieux des rendez-vous et les itinéraires de nos promenades pédestres. Ce n’était pas moi, mais bien elle qui me faisait découvrir l’histoire de ma ville natale. Par contre, elle ne connaissait aucun restaurant convenable.

J’appelais “errances” notre façon de flâner en ville sans but pour passer le temps. Elle adorait cela au point que j’ai d’abord pensé qu’elle ne supportait pas la voiture, éprouvant une sorte de malaise qui en dérange certains, comme ma mère par exemple.

Ayant appris qu’elle n’avait jamais été à Rambouillet, la résidence de campagne du Président de la République, ce qui m’étonna et me réjouit, je lui proposai d’y aller en train ou en voiture, au choix. Sans réfléchir une seconde, elle répondit : “En voiture, bien sûr !”

Il fallait la voir, confortablement installée à côté de moi, son visage exprimant la détente et le bonheur, quand je pris l’autoroute à plein gaz ! Elle ne cessait de me surprendre – marcher autant, alors qu’elle adorait tellement les trajets en auto.

Elle évoquait avec plaisir Moscou, ses amis, son travail, mais jamais sa vie privée. Et tout doucement, sans m’en rendre compte, je me mis à haïr cet homme imaginaire dont elle évitait de parler et qui, sans aucun doute, l’attendait à Moscou. Le mari ou l’amant, peu importe.

J’avais l’impression que cet homme dominait sa vie de façon autoritaire, et j’en étais fou de rage. Je voulais être mieux que lui, je voulais le vaincre dans notre duel invisible, mais elle ne me donnait nullement la possibilité de la connaître plus intimement. Elle lui restait fidèle et moi, à mes propres yeux, j’avais de plus en plus l’air d’un con.

Les semaines passaient, et je commençais à me demander ce que je ferais le jour où elle me dirait : “Demain je pars, merci pour tout, vous avez fort embelli mon séjour à Paris.” Rien que d’y penser, je ressentais subitement un vide dans mon cœur. Et je compris alors que j’avais peur de m’avouer à moi-même être tombé éperdument amoureux de cette Russe.

Son âge ne m’intéressait pas. Elle était très bien malgré ses rides autour des yeux, marques de l’âge et de la fatigue de la vie, qui, contre toute attente, me touchaient beaucoup et me la rendaient encore plus attirante.

Un soir pluvieux, après avoir dîné, nous tournions en rond dans un Paris mouillé. Elle me semblait n’attendre qu’une chose – que la pluie cesse – pour descendre de la voiture, prendre une rue, puis une autre afin de m’étonner encore et encore, pour la centième fois, par ses connaissances et son intuition.

Mais moi, je ne voulais plus jouer à l’élève, je n’avais plus envie de flâner dans la ville en touriste, je n’étais plus capable de parler de choses qui ne m’intéressaient plus, parce qu’elle seule m’intéressait à présent.

Je brûlais d’envie de modifier notre régime quotidien. Je désirais entendre sa respiration de tout près, humer l’odeur de ses cheveux, sentir la chaleur de son corps. Comme un adolescent hardi dans ses fantasmes, je rêvais de l’emmener chez moi, mais en réalité timide, je n’osai que l’inviter à danser sans savoir si elle aimait. Elle accepta tout de suite.

Ma douce Slave dansait divinement toutes les danses – gaiement, avec grâce et légèreté. Les autres nous portaient attention, bien qu’il y eût là des femmes plus jeunes, plus jolies et plus chics. J’en étais heureux ou, pour être franc, presque heureux.

Puis, je l’ai reconduite au coin de l’immeuble dans lequel elle prétendait habiter. Elle m’avait fait promettre de ne pas l’accompagner jusqu’à l’entrée, et moi, en vieil imbécile, j’avais accepté de respecter son mystère, comme si c’était un jeu.

Quand elle se retourna pour me dire « au revoir », je ne pus me retenir de l’attirer à moi. L’instant d’après, elle était dans mes bras, palpitante. J’embrassais son visage, ses yeux, son cou. Elle ne mettait pas de rouge sur ses lèvres, et leur goût m’enivra. J’attendais quelque chose, sans savoir quoi exactement, mais elle ne répondait pas à mes baisers.

S’étant enfin écartée de moi, elle me regarda, les yeux emplis d’une tristesse infinie.

« S’il vous plaît, il ne faut pas ! Tout ça est enfoui dans un lointain passé. Au revoir ! », murmura-t-elle en se glissant hors de mes bras.

J’attendais qu’elle se retourne et se précipite dans mes bras… alors, je [ emmènerais chez moi. Je sentais que quelque chose venait de se passer entre nous, une sorte d’explication muette. Mais, avec cette femme, mon expérience ne pesait rien. Elle était imprévisible ou, plutôt, trop prévisible. Voyez-vous, quelle fidélité !

Le lendemain, elle fut en retard à notre rendez-vous, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant, et elle paraissait assez distraite.

Je m’en voulais de n’avoir pas pu me maîtriser la veille. Plus que tout au monde je craignais de l’offenser… et me voilà coupable de l’avoir fait.

Une certaine gêne s’était installée entre nous. Je sentais qu’il n’était plus possible d’aller de l’avant, ni de revenir en arrière. Alors, l’idée me vint que, peut-être, une absence urgente de Paris pour deux ou trois jours remettrait les choses en place. À franchement parler, ces derniers temps, je me souciais peu de la situation de ma société, ce qui aurait pu tourner mal.

Il me sembla, durant une petite minute, que mon départ la soulageait, mais je ne voulais pas y penser. Alors, je décidai de fixer tout de suite le prochain rendez-vous à notre endroit préféré, près de la Cathédrale.

J’avais peur que l’histoire ne se termine par sa disparition, si elle promettait juste de me rappeler à mon retour. Mon raisonnement manquait peut-être de logique, mais c’est justement avec la logique que je ne vivais plus en harmonie depuis des semaines.

Je serrai ses mains : « Surtout attendez-moi, je vous en prie ! »

Elle sourit : « Oui, oui, à la même place, à la même heure ! »

Deux jours plus tard, je brûlais le pavé en revenant comme un dératé à Paris.

À peine rentré chez moi pour prendre une douche et me changer, j’ai entendu le téléphone sonner. C’était Simone qui me demandait avec sarcasme si je n’étais pas encore las de jouer à des jeux slaves bizarres et si je n’avais pas envie d’en revenir – enfin – à des jeux bien connus, agréables et plus ardents qu’en Sibérie.

« Elle est moscovite !, répondis-je.

— Est-ce que Moscou est si loin de la Sibérie ?, s’étonna-t-elle innocemment. J’espère que tu n’as pas l’intention d’aller chez les ours ? Ou tout est-il déjà décidé entre vous ? Et moi donc ? Je m’ennuyais tant sans toi ! »

Autrefois, ma jeune amie savait toujours trouver quelques mots excitants, même par téléphone, pour éveiller mon désir, mais… son pouvoir s’était irrémédiablement éteint. J’attendais une décision sur mon sort d’un tout autre côté.

Et le destin eut pitié de moi…

Agenouillé, j’embrassais ses jambes et ses mains, avec lesquelles elle essayait de ramener sa jupe sur ses genoux. Cette fois-ci, ses mains étaient chaudes et brûlantes. Je haletais, j’en devenais ivre…

Dans mes bras, elle murmurait quelque chose de tendre, en russe sans doute, car je ne comprenais rien.

Cette douceur timide du corps, cette taille fine de jeune fille, ces mains caressantes et les mots doux, et ensuite cette immense joie, ce bonheur incroyable qui m’envahissaient tout entier, m’ôtaient toute force et le don de la parole.

J’étais abasourdi, la tête dans un tendre brouillard. J’étais perdu dans ce bonheur infini. Il ne me manquait qu’une cigarette.

Quand le bourdonnement se calma dans mes oreilles, j’ai tourné la tête avec précaution pour voir le corps immobile à mes côtés. Elle ne bougeait pas, sa respiration était silencieuse, ses yeux me paraissaient fermés. Elle semblait dormir.

« Qu’elle se repose, pensai-je, moi, je vais aller en fumer une et préparer quelque chose à manger. »

Mes mains tremblaient, j’avais de légers frissons. Je venais de subir un choc émotionnel, qui m’avait ébranlé, [ essayais de comprendre ce que je ressentais.

Mon Dieu, que m’arrivait-il ? Elle m’était aussi chère, aussi proche que l’avait été jadis ma toute première, ma toute douce petite amie, la plus grande perte de ma vie, la plus douloureuse et la plus impardonnable.

Plus de vingt ans après, je ressentais dans mon cœur la même chaleur, la même douleur, le même bonheur dont j’avais presque oublié la couleur. Cela ne pouvait pas m’arriver, à moi, incrédule. Non, ce n’était pas possible – l’amour ne revient pas !

Je me suis lavé, puis ai fumé ma cigarette, pensif devant le frigo. Si j’avais su d’avance qui j’allais recevoir aujourd’hui chez moi ! Je n’y croyais pas, j’avais peur que cela ne soit qu’un rêve. Mais mes mains, on pouvait le voir, tremblaient encore.

Je fermai les yeux – je ne me souvenais de rien en détail, uniquement de cette douce tendresse qui m’avait inondé. J’écoutais, attentif, monter dans mon cœur les palpitations de cette immense joie.

J’ai pris une bouteille de vin, du fromage, des oranges et du pain. Il manquait beaucoup à cette « nature morte », mais c’était assez pour casser la croûte.

Soudain, une telle envie m’a pris de me retrouver auprès d’elle que j’ai manqué de casser les verres en les sortant du bar ; puis, j’ai dû revenir chercher des serviettes, et les olives qu’elle aimait tant. Le plateau avait ainsi l’air tout à fait présentable.

Brûlant d’envie de la voir, je me suis approché de la porte de la chambre en rendant l’oreille : le silence y régnait. Dormait-elle ?

J’ai ouvert la porte, suis entré et me suis arrêté pour m’habituer à l’obscurité. Il m’a suffi de quelques instants pour voir clairement qu’il n’y avait personne dans le lit. Je m’en suis approché, j’ai posé maladroitement le plateau sur la table de chevet et, au bruit du verre qui tintait, j’ai eu le temps de rattraper la bouteille. J’ai promené les yeux autour de moi. La chambre était vide.

En deux bonds, je me suis élancé dans le couloir. Dans la salle de bains, personne. Mon sang n’a fait qu’un tour.

Je suis retourné dans la chambre et j’ai allumé. Ses vêtements avaient disparu, le lit était refait. Un bout de papier blanc sur le couvre-lit en fourrure a attiré mon regard :

Je savais d’avance que je vous décevrais ! Excusez-moi. Adieu, mon bien-aimé !

Je bondis dans le vestibule. La porte n’était pas fermée. Elle avait sans doute eu peur de la faire claquer quand, à pas de loup, elle m’avait fui, au moment précis où je savais que j’aimais, que j’aimais de nouveau à la folie !

Trois minutes plus tard, habillé à la hâte, j’ouvrais l’ascenseur. J’y eus un malaise – ça sentait elle. À peine perceptible, l’odeur de son parfum remplissait cet espace clos qui avait gardé son souvenir pour me la rendre présente.

J’ai fermé les yeux et l’ai sentie tour près. Nous étions là tous les deux, ensemble. Elle venait de passer par là, elle avait respiré cet air. Et j’eus envie de le boire, cet air, à petites gorgées avant que quelqu’un d’autre n’entre dans l’ascenseur.

La porte s’ouvrit, et je scrutais déjà la nuit. Mais la rue ne trahissait pas le secret de la fugitive. Je courus à droite, puis à gauche. Peine perdue. Sa silhouette claire se serait profilée non loin, si elle avait voulu que je la retrouve. La femme en blanc, titre d’un roman connu, me vint à l’esprit – ce jour-là, elle était tout de blanc vêtue.

Je suis retourné chez moi et revins en esprit sur ces instants enfuis. Il me semblait connaître la clé de l’énigme. Étourdi de bonheur, abasourdi et surpris par ce que j’avais ressenti avec elle, j’avais été tellement submergé par mes propres sensations que je l’avais oubliée un moment, elle, la source principale de cette tempête dans mon âme.

Qu’a-t-elle pu s’imaginer pendant que je mettais de l’ordre en moi et dans mes pensées, et pensais fêter ma joie par un souper tardif ? Je l’avais laissée sans un mot, sans la remercier pour le bonheur qu’elle m’avait donné.

La panique me gagna. Je pris un verre et le remplis à ras bord de vin que j’avalai d’un trait. Puis, comme s’il était la cause de mon malheur, je le projetai contre le mur, des éclats jaillissant dans toute la pièce.

Je promenais le regard tout autour de moi – elle m’observait de partout, ma madone slave aux yeux lumineux, au front haut, à l’adorable fossette sur la joue droite.

D’elle, je savais à la fois beaucoup et rien – ni son adresse exacte à Paris, ni la date de son départ, ni son nom. La sensation de l’avoir perdue pour toujours grandissait en moi. J’étais désespéré.

Je suis redescendu dans la rue, j’ai pris ma voiture pour me rendre là où nous faisions d’habitude nos adieux. Quel romantisme stupide ! Je ne savais pas où la chercher. Aucune fenêtre n’était éclairée. Elle partait toujours par cette rue, disant qu’elle habitait au coin, sans me permettre de l’accompagner jusqu’à la porte. Comme j’en étais puni !

Je suis resté dans la voiture jusqu’à l’aube sans penser à rien. Une lourde douleur dans la tête m’a forcé à rentrer chez moi.

Comme dans un mauvais roman, j’ai voulu noyer mon chagrin en vidant une bouteille… ce que je fis.

À midi, je fus réveillé par Simone – j’avais totalement oublié qu’elle avait gardé la clé de mon appartement. Dès que j’ouvris les yeux, elle commença à se déshabiller, souriante.

Je la chassai, à moitié nue, de la façon la plus ignoble. Voir quelqu’un, elle surtout, était au-dessus de mes forces.

J’avais la sensation qu’on m’avait arraché le cœur. Je devais retrouver mon étrangère, vivre sans elle ne valait pas la peine.

Je l’ai cherchée partout, mais je ne l’ai pas retrouvée. »

Charles de Forestier se tut et le silence emplit soudain l’air, lourd et presque palpable. Son histoire, racontée si spontanément et si sincèrement, m’avait captivée au point que j’en avais oublié où j’étais et ce que j’y faisais.

Mon regard éperdu s’arrêta sur le petit dauphin blanc, aussi triste et ému que moi. C’est lui, finalement, qui me fit revenir à la réalité. Je tournai la tête vers l’homme pensif assis devant moi.

« Donc, vous avez perdu toute trace de cette femme ? Mais ce n’est pas possible qu’une telle histoire se termine ainsi, c’est injuste ! », m’écriai-je, sincèrement chagrinée.

Il me regarda, toujours rêveur, les yeux remplis de souvenirs nostalgiques, puis secoua la tête en revenant sur terre, et dit d’une voix pleine de confusion : « Je ne sais vraiment pas pourquoi je vous ai raconté tout cela. Peut-être parce que vous êtes russe comme elle, ou peut-être parce que vous portez le même nom qu’elle » – et il prononça notre prénom commun avec un touchant accent français. « Et puis, continua-t-il, il y a quelque chose de très attirant en vous, sans doute ce fameux charme slave, n’est-ce pas ? »

Je restais muette, un peu gênée par ce compliment.

Il se leva et se dirigea vers son bureau en bois massif près de la fenêtre, puis revint vers moi en tendant une grande photo dans un beau cadre, où souriait une femme aux grands yeux lumineux.

« Je l’ai retrouvée un an plus tard sur le banc du square Notre-Dame, là où je l’avais vue la première fois, dit-il sans quitter la photo des yeux. Avec elle, j’ai récupéré mon cœur que j’avais failli perdre, et me voilà marié à mon étrangère qui est devenue parisienne. »

Les yeux toujours fixés sur la photo, il sourit, l’air heureux, ayant oublié un instant ma présence…

*

Traduit du russe par l’auteur, relecture de Laure Harmegnies

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