Barnabé/Haine

Paul Tabet,

Les dix bougies sont allumées sur le gâteau au chocolat blanc et noir orné d’une guirlande de feuilles de vigne confites. « Une symphonie », avait suggéré la pâtissière de la rue Saint-Antoine, affirmant en femme d’expérience : « Les enfants adorent ça », et, avec un sourire qui se voulait à la fois coquin et informé, ponctué d’un mouvement pendulaire de l’index, « les parents aussi ».

Madame Hilaire et ses blouses blanches étoilées de crème de marrons, ses permanentes gominées, ses bonbons acidulés qui semblent avoir survécu de la grande guerre, ses fraisiers approximatifs dont elle vante surtout les couleurs, s’abstenant de parler de leur saveur, et son tiroir-caisse qui tintinnabule à l’ouverture et à la fermeture à longueur de journée.

 

Barnabé s’approche, sans forcer le pas, de la table en acajou noir recouverte d’une toile cirée vert pomme, sur laquelle trône l’objet sacrificiel. Il est grave, Barnabé, il ne sourit pas, conscient de la difficulté de la performance qui l’attend. Son souffle sera-t-il assez puissant ? « Les dix d’un seul coup », lui ont répété en ondes successives la quinzaine de parents et amis qui vont se pencher pour l’applaudir ou se moquer de lui, pire encore peut-être l’aider à les éteindre ces satanées flammes qui virevoltent pour le narguer.

Le voilà hissé sur la pointe des pieds pour mieux dominer l’autel où le rituel va s’accomplir. Il a l’air énorme soudain ce gâteau, une arène dans laquelle Barnabé est descendu seul pour affronter le monstre. Il en voit cent, il en voit mille des loupiotes narquoises ; et il sait qu’il n’est ni Samson ni Obélix.

Il sait surtout qu’il est asthmatique. De naissance. Qu’il n’a donc aucun souffle et que ses parents sont des tortionnaires de lui imposer un effort surhumain pour impressionner leur galerie.

Il entame avec soin une longue inspiration. Silence autour de la table. On n’entend que la montée de l’air dans la trachée de Barnabé. Puis il bloque ses poumons. Le silence devient absolu, la tension extrême. Sourires crispés de l’oncle Arthur ; il trouve la cérémonie bien longue tout d’un coup. C’est qu’il a faim, l’oncle Arthur et il craint que le champagne soit en train de tiédir.

Alors Barnabé lentement se retourne. Il démarre en apnée un travelling sur les quinze paires d’yeux qui lui rappellent ceux des crapauds qu’il ramassait à la tombée de la nuit dans l’ancien lavoir du village et qu’il écartelait pour mieux leur arracher le globe.

Au bord de l’asphyxie, il vide ses poumons sur le nez de la tante Violaine, celle-là même qui, un an plus tôt, lui avait expliqué qu’il deviendrait un grand garçon quand son zizi grandirait à la moindre caresse ; elle l’avait caressé ; il était demeuré recroquevillé, minuscule. « C’est pour bientôt », avait-elle pronostiqué, « l’année prochaine sûrement. »

Et elle avait ri.

Lui aussi Barnabé se met à rire sous les narines déconfites de la tante Violaine. Pas d’un rire effronté, pas d’un rire amusé, pas d’un de ces rires d’enfants qui viennent de faire une bonne blague, ni sarcastique ni moqueur, encore moins cristallin.

Barnabé rit comme un fou, en saccades de plus en plus violentes. Ses entrailles brûlent, et il pleure en riant, les larmes ponctuées de hoquets et de jets de salive. Nul n’a fait un geste vers lui. Sa tête, comme celle de Gorgone, a figé tous ceux qui le regardent, hébétés, pas même effrayés, comme paralysés.

Et Barnabé s’écroule sur le tapis de laine synthétique, au beau milieu du losange rouge dessiné par la machine à tisser.

Mort.

On dit que son rire résonne tous les 27 juillet dans la grange du père Jeannot, les soirs d’anniversaire de Barnabé, à La Dorée, en Mayenne.

Mais on dit aussi que le père Jeannot est un peu timbré. Il est le seul à entendre le rire de Barnabé, tous les 27 juillet.

On dit enfin que c’est le père Jeannot qui engrossa jadis la mère de Barnabé, la veille du retour de guerre de son époux, dit Louis l’amputé. On dit enfin que le père Jeannot a survécu à un asthme chronique en suçant à longueur de journée des pastilles Valda.

Mais on dit tant de choses dans cette commune bien proprette, apparemment sans tambour ni trompettes, sous le regard permanent, derrière son rideau de la mère Houlette.

Je vous conterai donc d’autres histoires secrètes de ce petit bout de terre, comme celle par exemple de la vache à Mottier, le fermier du bas de la grand-rue. Mais celle-là ne nous aura fait mourir de rire que pour notre plaisir.

 

Haine

Dimanche prochain ce sera la fête de La Borée, comme tous les derniers dimanches de juin. Stands en tout genre : tir à la pipe, pêche magique, mikado géant, manèges, autos tamponneuses, galettes de sarrasin à la saucisse ou au jambon-œuf-fromage et, depuis quelques années, le long comptoir des Haribo.

Les hommes arboreront le costume et la cravate qu’ils portent à la messe, pas toujours bien ficelée (la cravate, bien sûr), les femmes auront toutes des robes à fleurs en coton achetées chez la belle Béatrice à Gorron ou aux Galeries à Mayenne. La buvette et ses tables jaunes en formica seront prises d’assaut dès dix-sept heures par des hommes déjà éméchés. On y causera de tout, un peu de politique, un peu du maire et du curé, beaucoup des bêtes, de la terre, du prix des semences qui ne cesse d’augmenter et des montants compensatoires européens sur le lait. Le tout dans une ambiance conviviale, parfois joviale. Ceux qui ne se voient que ce jour-là seront heureux de se retrouver et on consommera ces heures d’exception comme des esquimaux à l’entracte avant le retour, toujours un peu noir, à la vie quotidienne.

Pourtant, au milieu de cette liesse générale, deux hommes tenteront de s’éviter, deux voisins qui habitent face à face de chaque côté de la route départementale à la sortie du village : Maurice, le maréchal-ferrant, et Louis, le plus réputé des bouilleurs de cru de la région.

Voilà plus de trente ans que les deux familles se vouent une haine tenace ; quand l’un ou l’autre ouvre ses volets le matin, il jette un regard sur la façade d’en face et maugrée insultes et malédictions en guise de première collation. Après cela, tout va bien et on peut passer à table pour saucissonner et avaler de grandes tasses de café bien arrosées.

Que s’est-il passé jadis pour allumer le feu ? Ces gens sont par ailleurs paisibles et aimables, s’entendent bien avec tout le monde ; Maurice fait partie du Conseil municipal, Louis milite pour l’agrandissement de l’école. Laïcs l’un et l’autre, bons citoyens. Rien ne les disposait à la haine. Ils avaient cinquante ans au moment des faits. Depuis, ils ne se sont plus adressé la parole. Jamais la moindre explication, la moindre tentative de réconciliation. À plus de quatre-vingts ans, ils continuent de cracher par terre quand d’aventure ils se croisent ici ou là.

Et ils font transmis à leurs enfants, puis à leurs petits-enfants, le funeste virus. On continue de s’éviter et de se souhaiter les pires malheurs à tous les niveaux des deux familles.

Les grands-pères refusent de parler de l’incident ; ils ont emmuré la dispute au fond de leur cerveau pour qu’elle ne s’échappe pas jusqu’à leur mort.

On dit dans le bourg – mais que ne dit-on pas derrière les volets verts de La Dorée ? – qu’un coq s’était échappé du poulailler de Maurice, qui l’a cherché jusque tard dans la nuit. Vers onze heures, il aurait aperçu l’animal dans le jardin de Louis, où il se serait introduit pour le récupérer. Mais le portillon grinçait. Louis, alerté par le bruit, serait sorti en pyjama, aurait surpris Maurice qui lui aurait dit ; « Je viens chercher ma bête. Que fait-elle chez toi ? »

« Quelle bête ? Tout est à moi ici, aurait rétorqué Louis, et tu n’as rien à faire sur ma terre. Ici, c’est chez moi, tu entends, chez moi. Il est bientôt minuit. N’aurais-tu pas plutôt l’intention de me voler des poules ou des lapins pour le mariage de ta fille ? »

Bousculade, injures, et Maurice s’en était retourné de l’autre côté de la rue, jurant de tirer cette affaire au clair et de se venger. Ce qu’il ne fit jamais. A-t-il eu un doute ? Était-il certain d’avoir reconnu le fameux coq ? On ne l’a jamais su. Et on ne s’est plus jamais parlé, pas même regardé en face.

*

Dimanche 26 juin

La fête bat son plein. Les deux grands-pères sont assis à la buvette avec des amis, autour des tables les plus éloignées. Les enfants parcourent les stands en évitant de se croiser. On a laissé les plus petits à la crèche improvisée pour la circonstance.

À vingt heures, les premiers stands commencent à fermer et les parents à récupérer leurs bambins. Les deux familles arrivent à peu près en même temps, gênées de cette proximité aussi imprévue qu’incongrue.

Deux enfants, quatre et cinq ans, encore « ivres du paradis », dorment enlacés dans un coin de la pelouse, joue contre joue, le petit Louis et le petit Maurice, qu’on a affublés des prénoms de leurs grands-pères.

Le premier matin du monde n’avait peut-être pas cette allure de candeur et d’innocence. Une pluie d’étoiles semble tomber du firmament comme naguère autour des sommeils de Ruth et d’Abraham. Une pluie de larmes tombe des visages des parents, figés devant ce spectacle, n’osant s’approcher pour séparer les deux corps. L’embarras, l’émotion, gagnent d’autres villageois venus en curieux admirer la scène. Lequel des deux pères dit alors : « Si on buvait un coup ? » Et l’autre : « Tournée générale. »

Ainsi s’achève la plus belle histoire de haine de La Dorée, pourquoi pas de l’univers. On se la racontera sûrement dans les chaumières.

Per Secula Sæculorum.

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