Cela fait plusieurs semaines que ce souvenir m’est revenu, une image extrêmement précise, mais brève, fugitive, et plusieurs semaines que je tente vainement de lui restituer un contexte.

Je ne sais plus. C’était un train que je prenais régulièrement, à heure Fixe, toujours la même ligne, mais je ne retrouve rien d’autre. La trace qu’il a pu laisser se confond désormais avec mon angoisse première : d’où venais-je, où allais-je ? Après tout, peu importe, je n’étais qu’un voyageur éphémère, empruntant pour une heure, peut-être, un train dont le trajet durait sans doute deux ou trois jours. C’est un sentiment étrange de s’asseoir pour quelques dizaines de minutes dans un compartiment à côté de quelqu’un qui n’arrivera à destination que le lendemain soir.

Depuis, comme si j’avais touché une corde sensible, d’autres souvenirs se sont bousculés et j’ai fini par me découvrir une certaine familiarité avec un pays qui, tout compte fait, n’est lointain que dans mon imaginaire. Les soirées tumultueuses avec Andresj ne s’achevaient qu’après le petit-déjeuner. Les paysages – le bois de bouleaux ! – des films de Wajda ou le couteau de Polanski et cette assiduité au cinéma qui m’avait permis, grâce aux sous-titres, d’acquérir quelques rudiments de la langue, bien vite oubliés, hélas. Ce voisin dans l’enfance dont tout le monde savait qu’il venait de là-bas, mais il devait porter un lourd secret, il n’en avait jamais parlé. Cet été 80 où le monde entier avait les yeux rivés sur Gdansk ; la ville avait changé depuis l’époque de Koenigsberg dans laquelle Kant se promenait avec sa rigueur de métronome. Et puis, j’avais croisé aussi quelques-unes de ces jeunes femmes, blondes aux yeux bleus, qui venaient par autocars entiers, le temps d’un visa touristique, passer l’aspirateur et repasser des chemises dans les demeures bourgeoises. Elles avaient toutes le même sourire un peu triste et un accent extravagant, rocailleux mais doux. Une séduction silencieuse qu’un vocabulaire maladroit ne permettait pas d’attiser.

Par bribes d’histoire, je complétais ma géographie. Il y avait cet ami encore dont le père avait échappé à Auschwitz en sautant du train qui l’y emmenait — ce train-là ne devait pas beaucoup ressembler au mien. Je revois enfin la carte politique accrochée au mur de la classe quand, à l’école primaire, le mot politique n’avait pas encore de sens et que le monde se divisait en pays dans lesquels certains partaient en vacances et d’autres où personne n’allait jamais.

Si le souvenir m’est resté, c’est sans doute qu’alors, les frontières ressemblaient à des murs de barbelés que je croyais infranchissables, et que les militaires osaient encore parler haut et fort de la menace russe. Il n’y a pas que les lointains ; il y a aussi, bien plus souvent, une mise à distance. La guerre demeure cruelle, même lorsqu’on la dit froide. Du reste, si le train circulait, il devait être possible de passer. Et, aussi loin qu’il y a des rails, on reste bercé par la même cadence monotone malgré les changements de paysages.

Je n’ai jamais voyagé. Je dois descendre d’une de ces tribus barbares qui déferlaient vers l’ouest, en suivant le soleil, et qui, arrêtées par la mer, s’installaient sans plus jamais songer à partir ni à rebrousser chemin. Je n’ai rien vu, rien vérifié. Je ne sais de l’Est que ce que j’ai lu dans les livres qui, comme on le sait, transforment vite la réalité en mythes.

C’était toujours un train de couleur bordeaux, un peu terne, vieillie par les intempéries. Une plaque de métal, glissée dans des coulisses à côté des portes, annonçait les principales étapes et la destination finale en lettres rouges, tracées au pochoir sur un fond blanc piqueté de taches de rouille. D’où venait-il ? À nouveau, je dois avouer que je ne m’en souviens plus. Je n’ai gardé que le nom de la dernière ville, celui qui sonnait et résonne encore comme un nom de femme, élégante et séductrice, intrigante sans doute, fatale peut-être : Warszawa.

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