Un hiver sans moineaux

Daniel Simon,

Des cris en polonais, quelques mots d’allemand et de russe lancés à l’intention des voyageurs qui se bousculent aux fenêtres. Dehors, la nuit bleue est encapuchonnée de neige. Le compartiment du train où je tente de me reposer après l’interminable fouille à la frontière et les vérifications de toutes sortes baigne dans la même lueur métallique. Tout semble découpé au couteau : les routes, les arbres alignés comme une retraite au flambeau qui piétinerait avant le départ et la voie ferrée qui ouvre le paysage en deux, sans bavure, d’une seule et longue plaie remontant jusqu’à l’horizon scintillant dans une blancheur d’acétylène. Vitres et planchers sont laqués de givre. Les haleines montent lourdement. « Si c’est une panne, on est bons pour la nuit », dit une femme en riant. « On sera pas de trop pour se réchauffer », ajoute son voisin en se rapprochant d’elle.

Coups de sifflet secs et stridents. Un enfant crie de joie lorsqu’une flamme rouge et or scie le brouillard en soufflant comme une forge. La flamme s’éteint aussitôt et la nuit gomme tout d’un seul coup.

— Lance-flammes, dit un milicien. Il ne leur reste plus que ce moyen pour dégager les voies. Je l’ai déjà vu faire l’année dernière en manœuvres.

— Pas du gâteau, dit un homme à côté de moi, ça risque de durer.

Alors, moi aussi, je bois tant que je peux et la vodka agrandit ma chambre, renforce les murs, isole mon terrier.

Je sais, très précisément dans ce train, en route vers Varsovie, arrêté dans son élan poussif, que mon voyage atteint sa véritable dimension, qu’il me projette enfin en dehors de ce que je prenais pour une simple aventure de passionné d’Histoire, que je ne suis pas là pour visiter un territoire mystérieux mais plutôt pour plonger dans le chaudron où je vais enfin baigner au cœur de mes contradictions. Je n’ai rien emporté d’important, hors une suite de petits carnets recouverts de moleskine, je rêve, je prends des notes, j’essaye d’être présent. Juliusz sort de sa mallette un catalogue qu’il feuillette en le commentant…

— Je suis collectionneur d’affiches, des années cinquante à aujourd’hui, nous avons de grands artistes dans le domaine, l’importance de l’art et de la propagande rassemblés, parfois nous nous y perdons nous-mêmes, regardez…

Les images sont colorées des lueurs de la foudre qui fore la glace au-dehors. La figure de Staline nous sourit de son œil paternel. Nous épluchons le temps dans des graphismes qui effacent de page en page la figure tutélaire.

Le feu tente de s’accrocher aux voies graisseuses, des nuées d’étincelles volent dans une odeur douceâtre de pétrole et de sucre carbonisé. La glace résiste, presque insensible, reculant à peine de quelques mètres dans la nuit, dans un glissement humide et rauque…

Soudain un sifflement plus puisant que les autres. Le monde se fige, les rires cessent. On n’entend plus qu’un halètement répercuté de gorge en gorge. Le chef de train arpente le couloir en criant « Dehors, tout le monde dehors, sortez calmement, tout le monde doit descendre du train… »

Les cris, l’idée de sortir dans le gel indifférent me figent dans la masse des voyageurs indécis, le regard inquiet…

— Qu’est-ce qui se passe ? crie soudain une femme d’une cinquantaine d’années emmitouflée dans un manteau élimé. Pourquoi on doit descendre, bon Dieu !

Le chef de train passe près d’elle sans lui prêter attention.

— Une panne ? C’est une panne, hein ? On va crever si on sort ! ajoute Juliusz en enfilant ses gants de laine. L’année dernière, une centaine de personnes sont mortes de froid, dans des voitures bloquées par la neige, d’autres attendaient l’autobus et se sont endormies, tous les bus sont passés… Ça peut être terrible, température de vodka négative, ajoute-t-il en toussant.

Le chef de train lui explique que l’armée va faire sauter les plus gros blocs de glace à la dynamite, qu’il faut s’éloigner du train, qu’il y a risques de retombées.

— Simple mesure de sécurité, ajoute l’homme avec le subtil mépris qu’autorise l’uniforme à étoile rouge.

Une femme est déjà sur le ballast ses paquets à la main, enrubannée de givre. Les voyageurs sont maintenant alignés le long du flanc des wagons gris-bleu. Le chef de train, accompagné d’un officier du génie, s’adresse à nous en quelques mots brefs.

— Nous ne passerons pas tant que la glace sera encore là. Les lance-flammes n’ont servi à rien. Les camarades de l’armée ont fait tout ce qu’ils ont pu mais des blocs se soudent en fondant. Si on attend trop longtemps, le gel nous bloquera ici. Je vous demande donc de vous rassembler à l’arrière du train le temps de procéder aux explosions nécessaires. C’est une question de minutes…

Déjà nous nous mettons en marche, prenant garde à ne pas glisser sur le cailloutis. La nuit, dans la lumière des projecteurs, prend des allures de fête catastrophique. Chacun marche lentement, tête baissée, le souffle court, attentif à ne pas dépasser son compagnon. Un vent sec balaie le ballast où les chaussures crissent en cadence.

Explosions, chaos, silence.

Nous regagnons nos places abasourdis et émerveillés. Le film vient de s’arrêter. Nous avançons comme un générique au ralenti, nous appuyant contre les parois du train qui nous gèlent les doigts. La nuit se referme, le train roule vers Varsovie, nous restons dans le silence une bonne heure, les yeux fermés, certains mangent, boivent, dorment. Des chansons hésitent, cahotent, courent de wagon en wagon.

Mon compagnon lit les journaux que j’ai emportés, soigneusement, rubrique après rubrique, sans lever la tête.

Le train ralentit, nous entrons dans la gare centrale. Lumière verte et glacée et une odeur de détergent qui vous saute au nez.

Nous préparons nos bagages, nous embrassons. Soudain, il me montre, sourire en coin, la photo d’un motard couché sur sa machine, visage dur sous les lunettes, la pédale effleurant à peine la paroi de bois du cylindre d’entraînement… « Tu vois, camarade, c’est ça le socialisme : toujours plus près du sol, toujours plus vite, à la limite de l’équilibre… Mais la pédale va un jour accrocher le bitume et ce sera la fin… Dans la liesse populaire et des orgies de bière et de saucisses… Bon voyage ! Salue Bruges pour moi… »

Il y a des pays qui semblent inoxydables. Leur nom suffit à effacer le travail du temps. Pologne, janvier quatre-vingt, c’était un hiver sans moineaux.

Le Mur est tombé.

Solidarnosc fait la fête et perd les élections. Le grand bazar des contradictions a révélé tout son fourbi. Les théâtres ferment et les night-clubs occupent les lieux le soir même. Des filles de rêve, débarquent chez nous en pornostars tandis que les écrivains se rongent les sangs à la recherche d’éditeurs et de petits boulots. Des hommes, des femmes aux yeux brillants de désir et de fatigue dansent le soir dans les caberdouches bruxellois, ils sont heureux, ils sont passés. La Belgique restaure ses immeubles à coups de polonais, le tarif horaire de la bricole s’effondre, un mépris bien structuré se donne des airs de solidarité, la classe moyenne se croit revenue au temps des colonies, les filles au pair abondent et tout le monde est content. Tournée générale !

Juliusz est enfin venu à Bruges. Il connaissait la ville mieux que moi. Je ne lui ai pas demandé si c’était comme il l’avait rêvé. Nous savions l’un et l’autre que nous avions tout inventé et réinventé chaque jour, que le monde lentement entrait dans un autre temps et que sa loi était plus impitoyable encore que celle que John Le Carré, Samuel Fuller ou Ian Fleming nous avait décrite. La guerre était finie, le temps de la paix commençait, il justifiait toutes les ruses et tous les abandons.

Juliusz est rentré à Varsovie, je ne l’ai plus jamais revu. De temps à autre, nous nous écrivons, il tient à ce vieux courrier papier d’une autre époque, ça lui donne le temps de rêver, ajoute-t-il à chaque fois en post-scriptum.

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