Lynchages à tous les étages

Jacques De Decker,

Une star est ramenée à la condition d’homme par les lois de la nature. Il peut toujours survenir, dans la belle mécanique humaine, qu’un accroc se produise, plus ou moins grave, qui rappelle au vivant qu’il ne l’est que provisoirement, que la mort rôde et que tôt ou tard, mais inévitablement, elle aura le dessus. L’homme a peut-être ceci de particulier de se savoir mortel (n’est-ce pas là pourtant l’une des illusions qu’il se fait sur sa supériorité, comme de croire qu’il se distingue par sa faculté de rire ?), mais ne se singularise-t-il pas au moins autant par son rêve d’immortalité, dans l’immanence ou dans la transcendance? Lorsqu’il se trouve, par son talent, par la reconnaissance de celui-ci, et par les puissances démesurées de la communication, élevé à l’altitude des étoiles, on lui prête plus encore la faculté d’ignorer les atteintes du temps et des ans l’irréparable outrage. 

Et pourtant, les anges chutent. Lorsqu’ils sont ainsi brutalement remis à leur place, s’ébranlent les techniques de plus en plus sophistiquées de la médecine, dont les prouesses, au cours des dernières décennies, ont progressé à un rythme de plus en plus accéléré. Si on laissait à ces nouveaux apprentis sorciers la faculté d’aller au bout de leurs ambitions, ils seraient à même de bricoler un hominidé de substitution, qui serait plus capable de prouesses physiques et intellectuelles que son modèle de chair et de sang, mais à qui il manquerait ce supplément d’âme qui fait toute la différence, et qui s’accompagne forcément de fragilité.

Il est donc arrivé à un surhomme d’apparence, capable de donner, grâce aux artifices du spectacle, devant des milliers de ses semblables pourtant, l’illusion d’échapper à leur finitude, d’être douloureusement rappelé à l’ordre. Aussitôt, bien sûr, des hommes de l’art parmi les plus réputés ont été appelés à son chevet. Et en particulier l’un d’entre eux, coutumier des interventions auprès des vedettes, sur qui d’ailleurs une part de leurs paillettes est fatalement venue se déposer, qui s’est trouvé confronté à l’enveloppe humaine, trop humaine, du mythe. Pour lui, le temps de son intervention, la personnalité adulée des foules n’était plus qu’un agencement d’os, de nerfs, d’organes que, fort de son savoir, de son expérience et de la qualité de son appareillage, il devait remettre en état de marche.

Le malheur voulut qu’il n’y est pas parvenu. Qu’il fut lui aussi rappelé à ses limites, obligé d’admettre que la médecine n’est jamais qu’un ralentisseur de l’irréparable. Or, sa proximité d’avec le surhomme l’avait aussi doté, dans l’imaginaire collectif, de pouvoirs exorbitants. Il faillit dans sa mission de porter secours au demi-dieu. L’opprobre qui s’abattit sur lui fut dès lors épouvantable. Celui qui la veille encore était auréolé d’une réputation de thaumaturge fut accablé de tous les maux. Les faiblesses qu’on lui avait excusées auparavant, parce que l’on pardonne aux idoles comme on ne prête qu’aux riches, devinrent aussitôt des tares. On jeta sa vie privée en pâture à l‘opinion, on rappela ses démêlés avec la justice (sur lesquels, s’il n’avait pas démérité, on aurait continué à jeter un voile pudique), il devint, du jour au lendemain, l’ennemi public numéro un. Il subit même, de la part d’admirateurs de la star qui avaient adopté les aspects les plus agressifs de sa personnalité, des remontrances musclées. Il fut, au sens métaphorique et littéral, à proprement parler lynché. 

Son sort, par les temps qui courent, illustre un usage qui reprend vigueur. L’excès de vindicte qui se porte sur des personnages en vue renvoie à l’exercice ancien de la justice populaire. On sait les tortures publiques que l’on faisait subir, dans des temps anciens, aux coupables d’atteintes aux figures royales par exemple, spectacles dont le succès d’affluence était proportionnel à leur horreur. La justice, par la suite, se fit plus discrète, à huis clos, comme si la démocratie, sur ce plan également, admettait d’être représentée. La confiance était accordée collectivement aux préposés, avocats, magistrats, juges et si elle devait être faite, son application ne se déroulait plus sous les yeux d’un vaste public avide de sensations. Les procès, par contre, passionnaient les informateurs et les meilleures plumes, dans les gazettes, rendaient compte en détail de leurs sessions, captivant des lecteurs passionnés par ces récits, où le plaisir de conter le disputait à la rigueur de l’analyse. Il ne semble pas que cette approche réfléchie de l’élaboration de l’éventuelle sanction soit encore privilégiée : lui est préférée une manière plus expéditive, qui fait allégrement fi de la présomption d’innocence, du secret de l’instruction, de toute une batterie de droits qui est le fruit d’un patient travail d’élaboration, où la technicité juridique tente d’épouser les subtilités de l’évolution des mentalités. 

On dira : mais n’arrive-t-il pas aussi à l’appareil judiciaire lui-même de sacrifier à ces excès? Faut-il voir autrement l’arrestation, puis la libération sous condition, en attente d’une possible extradition, d’un autre artiste qui ne semble pas déclencher de mouvement collectif de soutien dans l’épreuve qui lui est infligée? Comme si la puissance de l’appareil qui le frappe intimidait ses sympathisants. On a entendu, il est vrai, dès après le guet-apens qu’on lui avait tendu dans le pays réputé pacifique où il avait été attiré à ses dépens,  quelques voix s’élever. Mais elles devinrent bientôt muettes. Et on ne vit pas, dans les rues, défiler de cortèges réclamant la liberté pour l’un des plus grands créateurs de ce temps, déjà confronté, au fil de sa vie, aux dictatures et à l’horreur criminelle. Il ne semble même pas admis de relativiser le forfait qu’il aurait commis. Le regretté Jacques Chessex, qui osa prendre sa défense dans un débat public, rencontra une telle opposition que, sortant de ses gonds, il y laissa la vie. L’affaire a donc déjà fait une victime, un grand écrivain qui, comme celui qu’il avait défendu, avait osé, dans son œuvre, regarder à maintes reprises le Mal en face. 

Cette livraison de Marginales, dont notre ami Breucker, avant de nous être arraché, avait dessiné la vignette sans même en connaître le thème (signe de la profonde complicité qui le liait à la revue), est dédié à la mémoire de l’auteur de « L’Ogre », écrivain du même pays où le cinéaste du « Pianiste » est actuellement détenu. Poète, romancier, pamphlétaire, personnalité coléreuse et généreuse à la fois, défenseur des libertés, dénonciateur des étroitesses d’esprit, Chessex était avant tout un prosateur puissant et frémissant, toujours emporté par une indignation ou une effusion, et qui mettait au service de ses émotions une langue à la clarté toute voltairenne (il avait d’ailleurs écrit un « Rêve de Voltaire »). Il est mort en prenant fait et cause pour un camarade créateur. Cela lui ressemble tellement, même si la mort ne ressemble à rien. On peut à présent dire de lui ce que, dans « Incarnata », il écrivit à propos de Ramuz : « C’est curieux, il est mort, et c’est lui le vrai vivant ».

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