Marx, 6000 balles

Grégoire Polet,

Et maintenant, à moi patriotes ! Aidez-moi à renverser de leurs socles insolents, ces hommes qui ont converti votre sang en or, et qui polluent de leurs noms exécrés l’écusson national !

Victor Joly, Biographie des hommes de la révolution (1833).

1

Charles. Bien sûr que je signe Charles, parfois. Quand j’écris en français, je signe Charles Marx. S’il faut préciser un titre, je mets parfois : docteur en philosophie. Ça fait très allemand, tout de même. D’ailleurs, je préfère : homme de lettres.

Très important de se débourgeoiser, de s’appauvrir, d’avoir faim. C’est comme brûler ses vaisseaux. Ça nous pousse à l’action. L’action, l’agitation, sans cesse et partout. J’ai hérité de six mille francs de mon père via ma mère. L’argent arrive à Bruxelles demain et je sais à quoi il va servir. Surtout pas à notre confort. Le bonheur chez moi m’empêcherait d’aller le chercher ailleurs. Ça débanderait l’arc. Et que dirait Mme Marx !

Elle serait contente d’un peu de velours sur les fauteuils, d’un peu de beurre dans les épinards ? Possible. Jenny ? Jenny, tu en penses quoi ? Elle ne vous répondra pas. Vous êtes trop petit-bourgeois. Et puis vous me faites perdre mon temps.

— Où allez-vous ?

— À l’Estaminet liégeois.

— Où est-ce ?

— Place du Palais de justice.

— Vous allez voir ?

— Philippe Gigot et Lucien Jottrand. Plus tous ceux qu’on y rencontre sans le faire exprès.

Alors, Jenny : « À Gigot, remets mes amitiés ! »

 

L’avantage de Bruxelles, c’est que c’est petit, et je peux être partout.

— Quand vous êtes arrivé de France, par où êtes-vous passé ? Par Valenciennes ?

— Par Liège.

— C’est curieux. La plupart arrivent par Valenciennes. La plupart des proscrits, des exilés, des réfugiés, des fuyards, enfin cette faune qui fait la vie intellectuelle d’ici.

— Vous pensez à qui ?

— À plein de gens. Qu’importe. Je vous accompagne.

— Vous me suivez comme un ombre…

 

Il ne peut pas le savoir, Karl Marx, que deux siècles après, la maison d’où il sort est un centre d’apprentissage du yoga. Que sa rue ne s’appelle plus d’Orléans mais qu’elle a été rebaptisée Jean d’Ardenne, en l’honneur non du jambon du même nom, mais d’un écrivain. D’un écrivain dont c’était le pseudonyme. Et qui s’appelait en réalité Léon Dommartin. Tout cela échappe à Marx. L’avenir lui échappe. Une réalité d’avenir et même l’oubli de cette réalité par la réalité suivante : nous. Car qui se souvient de l’écrivain Dommartin qui signait Jean d’Ardenne ? Qui l’a lu ?

J’écris tout ceci au pied de la Bibliothèque nationale de France, d’où je sors assoiffé et affamé. Un bar devant la station de métro offre une pils en happy hour et j’accepte le conseil du serveur, du garçon — un Thaï qui répond au nom de Georges — : « Prenez un burger Révolution, c’est mon préféré. »

— Si c’est votre préféré, va pour le burger Révolution.

On va dire que c’est un hommage à Marx. Dont le nom court sur mon carnet, poursuivi par la pointe allemande de mon stylo. Burger Révolution. Nom d’un chien !

Les six mille francs de l’héritage, je sais très bien à quoi ils vont servir. Un achat d’armes, de toute urgence.

Février 1848.

— Un achat d’armes ? Six mille francs ? Un arsenal ?

— N’exagérons rien. Il faut armer les ouvriers de Bruxelles. Soyons très attentifs à ce qui se passe à Paris. Souvenez-vous : révolution parisienne, juillet 1830 ; révolution belge, septembre 1830. Comme un écho. Or aujourd’hui Paris gronde à nouveau et demain Bruxelles grondera. Il faut que ce soit possible. Il faut armer les ouvriers.

— La police vous poursuit-elle ?

— Bien sûr ! Et plusieurs polices, même. Qu’importe ! Agitation, agitation ! Agitation ! Troubles ! Troubles perpétuels ! Désordre à tous les niveaux. À la révolution de 1830, les Belges ont renversé un trône, et un an après on leur en a mis un autre, avec un nouveau monarque dessus. Il ne sera pas difficile de leur rappeler ou de leur faire comprendre que la révolution leur a été confisquée. C’est la république, qu’ils voulaient. Votre révolution n’est pas finie.

 

En revanche, moi, j’ai fini mon hamburger et Georges, comme s’il n’y avait rien de plus pressé, m’a débarrassé la table. Je n’aime pas cette hâte. Reste la carafe d’eau et la serviette blanche en cellulose.

 

La révolution se fait par à-coups.

Et il est vrai qu’à Paris des gens de lettres comme Lamartine et Arago viennent de prendre le pouvoir de la façon la plus curieuse et expéditive. Arago, c’est drôle, ce scientifique, ce divulgateur de la photographie, à la tête du gouvernement provisoire, et l’aristocratique Lamartine, Lamartine à double tranchant, numéro Deux, aux Affaires étrangères de la nouvelle république révolutionnaire.

— Vous avez des tas de gens formidables, des vrais républicains, des révolutionnaires, des démocrates, en Belgique. Des communistes. Prenez Mellinet, le bon vieux général Mellinet. 80 ans, cousu de blessures de guerre, mais bon pied, bon œil ! Vous vous souvenez de lui ? Non ? Peuple sans mémoire et sans gratitude ! Mellinet, général français, soutien de Napoléon à Waterloo, proscrit par la restauration, réfugié en Belgique. En septembre 1830, héros de votre révolution ! C’est lui dirigeait les deux pauvres pièces d’artillerie que vous pointâtes victorieusement depuis la place royale sur le parc. C’est lui qui, à la tête de sa colonne de volontaires, a poussé les Hollandais dehors. Et un détail en vaut un autre : il a tout payé de sa poche ! L’entretien de sa troupe, sa petite administration… Bref, Mellinet : républicain jusqu’au bout des ongles ! Président d’honneur de l’Association démocratique dont je suis moi-même vice-président et dont Jottrand et Gigot que nous allons rejoindre sont les chevilles ouvrières. Lamartine et Arago ont fait tomber le roi là-bas, Léopold tombera ici, c’est bien à craindre. Dans les jours qui viennent ! Si les ouvriers sont bien armés… Ah, le bel usage de l’héritage de mon père.

2

Bon, oui, après, tout a raté, mais ça n’a pas d’importance. Ce n’était pas le grand truc. L’agitation suffit. Et puis, ce qui se passe en Belgique, petit pays, pays ponctuel, c’est insignifiant.

— Je n’aime pas entendre ça, je vous préviens.

— Mais prévenez-moi tant que vous voudrez, je m’en moque. Quoi, vous voulez du compliment ? Eh bien, votre police. La perfidie du roi. La fausseté de la justice. Jamais vous n’êtes forts. Parfois seulement vous êtes brutaux. Engels me dit que c’est atavique dans l’histoire des Flandres.

 

Beaucoup de trahisons, d’espionnage et de désordre dans tout cela. Rendez-vous compte : le trois mars, je reçois par lettre personnelle, du député Flocon le bien nommé, l’annonce qu’aux yeux du nouveau gouvernement français je ne suis plus en France persona non grata. On m’appelle, en somme. Moins de vingt-quatre heures plus tard, le cabinet du roi des Belges me communique l’ordre de mon expulsion, me donne un jour pour quitter le territoire et, à 1 heure du matin, m’envoie les gendarmes. Cachot, garde à vue avec un clochard violent. Ma femme court chez Gigot, mais ils l’arrêtent aussi. Garde à vue pour Jenny, avec des putes ramassées sur les trottoirs. Trottoirs tout neufs, faut-il le dire, et très propres comme tout à Bruxelles, qui craint la crasse comme un péché. Bah. On nous reconduit manu militari à la frontière française.

— Du moins vous avez voyagé gratis, aux frais du roi.

— Ce n’est pas faux. Arrivée à Paris. Joyeux désordre, fallait voir ça. La bourse : sens dessus dessous, je veux dire, les cours, effondrés. Et dans la rue, sur les Champs-Élysées, les troncs coupés à mi-hauteur. Ça sentait bon la barricade. Tout s’excitait comme de juste. Il y avait des Espagnols qui voulaient former une légion républicaine et descendre libérer leur pays. Des regroupements d’Allemands qui voulaient faire pareil, des Polonais rêvant de république polonaise. Et puis des Belges aussi, évidemment. Une vraie manie des légions révolutionnaires. Faire tomber Léopold, proclamer la République. Le gouvernement provisoire soutenait : ça ferait tout ça d’ouvriers étrangers qui retourneraient dans leur pays. Pour la Belgique, en sous-main, il pensait carrément à une annexion. Oui, oui, bien sûr, le réflexe impérialiste. C’était le plan du ministre de l’intérieur, le citoyen Ledru-Rollin. Retour des départements belges à la République.

 

C’est marrant pour moi de voir des stations du métro parisien devenir des personnages historiques. Ledru-Rollin, ligne 8. Le genre d’arrêt où personne ne descend. Au reste, pas de station Arago, ni Lamartine, ni Marx, que je sache. La RATP ne choisit pas toujours les plus connus. J’ai repris mon texte ce matin. Il fait beau. Je prends mon café avenue de Friedland. J’ai rendez-vous à 10 h 30. Marx continue de me parler par cette espèce de télépathie qu’est la mémoire des lectures. Et, parlant de télépathie et de sujets belges, il faudra un jour que j’écrive sur les expériences télépathiques d’Albert Mockel, l’inventeur de la Wallonie. Ayant perdu son fils soldat aux derniers jours de la guerre, en novembre 1918, le bon couple Mockel se mit en rapport avec lui par-delà la tombe. Et Mockel, ce sceptique, disait que ça marchait. Que le fait était là. On possède des anecdotes curieuses. Oh oui, tout ça est oublié, mais flotte, flotte dans la noosphère et ne demande qu’à être écrit, qu’à s’imprimer. Aussi disponible que le spectre du visible, qui n’attend que le papier photographique pour se fixer. Voilà. Marx, es-tu là ?

Je disais : l’annexion de la Belgique à la république française, c’était le plan du citoyen Ledru-Rollin. Et Lamartine, avec son air de faux cul, ne disait pas non. Même si on a tout lieu de croire qu’il s’est assuré que l’affaire échouerait. Il s’en est vanté par la suite, d’ailleurs, dans son style inimitable : oui, j’ai conspiré avec eux, mais je conspirais comme le paratonnerre conspire avec l’orage, si vous voulez, et, au fond, pour que leur foudre ne foudroie pas. Faux cul, ce type ! Formidable.

Moi, je me suis désintéressé tout de suite de cette affaire. Je me suis même employé à empêcher l’expédition des Allemands. C’était du grand guignol. De l’enfantillage révolutionnaire.

Mais les Belges sont partis. Une colonne de volontaires… on aurait dit la croisade de Godefroid de Bouillon. Bigarrée ! Un tiers d’ouvriers belges, deux tiers de combattants français ; un commandant traître à sa patrie (le capitaine Fosses, qui sera condamné à mort par votre fausse justice, plus un paquet d’autres) et un commandant français bien décidé à ne pas prendre une balle. 1 500 fusils, tout de même. Et une grappe d’espions et de mouchards. Léopold savait tout d’avance, je dirais presque minute par minute. Alors ils passent la frontière et…

— Ils la passent où, la frontière ?

— C’est une manie, chez vous. Ils la passent du côté de Mouscron, dans un petit hameau qui portait le nom du seul bistrot du coin. Le Risquons-Tout.

— Marrant.

— Risquons-Tout. Quitte ou double, si vous voulez. Ça devait être un tripot.

— Comme on dirait All in.

— Voilà. All in. Donc ils passent par le hameau d’All in, et ils se font cueillir, évidemment. L’armée de Léopold les attendait. Artillerie, des centaines de bonshommes en tirailleur. Ça se bataille pendant même pas une heure. Une poignée d’hommes retourne à l’humus, les Français retournent en France, les Belges vont en taule. Exit la révolution. Le général Fleury fait sonner des trompettes pour son sergent mort, qu’on emballe dans un drapeau belge. Ah, c’est un joli coup de Léopold. Parce qu’il a décapité tout le parti républicain, le beau salaud. Ah, roi constitutionnel, roi symbolique, mon œil ! J’me marre ! Dès qu’il s’agit de protéger son État constitutionnel modèle, ce paradis du capital, il devient Machiavel et Robespierre, rien de moins ! Ah, le procès politique ! Ah, l’arbitraire, la purge ! Tous les grands noms du parti républicain sont mis sous les verrous et condamnés à mort dans un procès rapide et inique, une caricature de procès. Des procès comme ça, ça vous discrédite un régime, à terme, et ça se paie cher au bout du compte.

 

Moi, depuis le petit restaurant chinois où je déjeune en tête à tête avec mon carnet, je pense aux fameux grands procès de Moscou, instruits par Staline, cette purge qui, il est vrai, a discrédité le communisme dans les années 50. Un point de non-retour. Procès pour procès…

 

Vous auriez dû voir ça.

— Vous l’avez vu, vous ?

— Non, mais je lis les journaux. Je suis très informé, par beaucoup de gens. Même le général Mellinet, le héros de la nation, Léopold le met au banc des accusés. Il n’avait rien fait, le bon vieux. Ah, si : il avait reçu une lettre. Crime insigne ! Vous recevez une lettre ! Rien d’autre n’a été prouvé contre lui ! Becker, un type du complot et qui avait été son aide de camp pendant la révolution de 1830, lui a écrit de Paris, le 4 mars, le jour de mon expulsion d’ailleurs, mais ça n’a pas de rapport je présume, lui a écrit en effet une lettre complètement imprudente, puisque Léopold lit tout le courrier de ses braves sujets. Becker l’invite à se joindre à l’aventure. Mellinet n’a plus l’âge. Sans doute même sait-il, comme moi, que c’est une aventure absurde et mal préparée. Que les révolutions doivent venir de l’intérieur. Qu’importe. Il laisse la missive sans réponse. Sans réponse aucune ! Il ne bouge pas de son fauteuil à bascule. Deux mois plus tard, il est sous les verrous. Deux mois encore, et il est condamné à mort. Le jury d’assises ? Ils avaient choisi Anvers, la ville la moins républicaine du royaume. Une poignée de jurés : des Flamands, ces buveurs de faro. Une horreur. Mellinet a dit : on ne peut accuser un homme parce qu’un autre lui a écrit, et puis : les ennemis de la Belgique sont les miens, je n’en ai pas d’autres. Bien envoyé dans la mâchoire du roi Cobourg. Qui n’en avait cure. 17 condamnés à mort, Teufel ! Le parti républicain décapité. Tedesco, Balliu, les démocrates les plus résolus et les plus actifs de Bruxelles, achevés. Moins de vingt ans après sa révolution, votre Belgique est devenue un État réactionnaire basé sur la terreur. Qu’en pensez-vous ? Moi, depuis Paris, j’ai tourné le dos.

 

Et moi, je note, en bibliothèque, que les 17 peines de mort ont été commuées, par grâce royale attribuée d’office, en peines d’enfermement. Discrètement, peut-être. Engels dit quelque part que la brutalité des condamnations avait assez servi les desseins terroristes du roi, et qu’une exécution sanglante de tant de braves hommes aurait plutôt fait du grabuge. Le vieux Mellinet a obtenu carrément de quitter la prison. On ne sait rien de sa fin de vie, si ce n’est par la Biographie nationale, qui dit sèchement qu’elle fut « misérable ». Jules Fosses, le capitaine qui menait la colonne révolutionnaire à Risquons-Tout, quitta la prison du fort de Huy après 7 ans de détention, à la condition de disparaître à l’autre bout du monde. Ce fut l’Amérique, où il servit comme colonel des Tuniques bleues pendant la guerre de Sécession. Je ne sais pas pourquoi, je l’imagine très bien.

Lucien Jottrand, que Marx allait voir au début de ce texte à l’Estaminet liégeois, place du Palais de justice, ne fut pas inquiété. On dit qu’il s’était fait habilement acheter pour endormir l’insurrection des ouvriers de Bruxelles. Les fusils de Karl Marx n’auront servi à rien.

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