Assistons-nous à la projection d’un remake de « La grande Illusion » ? Admettons qu’un tiers d’année depuis son élection, le président français nous en fait voir de toutes les couleurs. Ce n’est sans doute pas étranger à ses intentions, de la part d’un penseur acquis au simultanéisme, dont le syntagme favori est « en même temps », et qui devient du fait de ce brouillage involontaire aussi insaisissable que le furet. La politique, on le sait, ne fait pas dans la dentelle, et les mailles tour à tour à l’endroit et à l’envers du nouveau capitaine de la France ne s’accommodent pas de la dictature du tweet que pratique son confrère yankee qu’il a diverti récemment en l’invitant à un régal à sa mesure : un défilé de soldatesque.
Avec son collègue de l’autre camp de ce qu’on appelait la « guerre froide », il a adopté un style différent. Le hasard a bien fait les choses : une évocation de Pierre le Grand occupant le palais de Versailles, il y a promené Vladimir Poutine. Cette façon finement ourdie de pratiquer une diplomatie à grand spectacle et aux registres contrastés lui a valu, dans un premier temps, un état de grâce qui, pour être plus court que d’ordinaire, transgressa les frontières de l’hexagone. La France n’aime rien tant que voir redoré son blason et elle en avait bien besoin, provoquée par la stupidité du Brexit et les démonstrations discrètes mais fermes d’Angela Merkel.
De cet épisode qui avait l’ampleur d’une ouverture d’opéra – la déambulation de quatre minutes chrono autour de la pyramide du Louvre en avait été le coup de cymbales inaugural – on pouvait déduire que le sixième successeur du Général savait où il mettait les pieds, du moins dans le registre des fastes et des pompes.
Il serait facile de s’en tenir là. Et, sous le coup du contraste entre le symbolique et le quotidien, se satisfaire de l’adage paradoxal selon lequel qui peut le plus ne peut pas nécessairement le moins. D’autant qu’en l’occurrence, le moins n’en est pas un : un chef d’État en est d’abord l’organisateur et pas seulement le préposé aux fêtes. Bercés par le spectacle, les Français ont été dégrisés lorsqu’on est passés aux choses concrètes. Or, là aussi, le futur président avait joué franc-jeu. Son livre, d’abord, dont le titre « Révolution » n’avait pas été compris parce qu’il prenait le terme dans son sens initial non encore déformé par ses applications pratiques ; ses déclarations publiques ensuite, avaient été longtemps négligées tant il ne semblait pas, vu son âge et sa dégaine, réellement crédible ; ses références enfin n’avaient pas été vraiment saisies, qu’elles fussent philosophiques – donc réservées aux initiés – ou économiques, donc par définition suspectes à l’opinion, en raison d’une scandaleuse démocratisation insuffisante du savoir prioritaire aujourd’hui, qu’on le veuille ou non.
Bien avant qu’il ne mette en branle son processus d’accession au pouvoir, qui a frappé par sa vélocité et son efficacité, celui qui ne devait se considérer comme un candidat possible que dans ses rêves avait formulé dans la revue « Esprit », dès 2011, une réflexion que « le Monde » a reproduite moins de trois semaines après son élection. Intitulée « Les Labyrinthes du politique », il y formulait clairement quelques questions portant sur la gestion du temps dans l’action politique. Il y posait que « la réponse à l’urgence implique une forme d’action politico-médiatique dont l’efficacité est réduite », ce qui est « d’autant plus vrai que les urgences relèvent souvent de problèmes structurels complexes à traiter et qui nécessitent des actions de fond ».
Lucide sur la « schizophrénie » que cela pouvait engendrer, il ne dissimulait pas le risque qu’il y avait à voir et à promettre trop loin quand le temps, lui, n’attend pas, et exprimait cette appréhension dans des termes on ne peut plus clairs : « une fois l’élection passée, la réalité arrive, les changements surviennent et l’application stricte des promesses, si elle a un sens politique (…), peut conduire à l’échec ou à des aberrations ». Quelque temps avant l’élection de François Hollande, qui allait par deux fois faire appel à lui, il précise qu’« on ne peut ni ne doit tout attendre d’un homme », que « l’action politique nécessite ensuite l’animation permanente du débat ».
Ces débats, dès la rentrée, n’ont pas manqué. Celui qui se voulait, pour des raisons que ses réflexions préalables éclairent, le « maître des horloges » a été tenu de sortir de la réserve qu’il s’était imposée, et a accordé l’entretien gigantesque au « Point » qui restera un modèle du genre (et auquel son meilleur ennemi Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas privé de répliquer avec la même ampleur dans « Marianne ») parce qu’il y faisait la brillante démonstration du caractère profondément réfléchi de son action.
Il en appelait à une nouvelle « héroïsation » de l’Histoire, idée que contenait déjà son article d’« Esprit » lorsqu’il y disait que « contrairement à ce qu’affirme une critique postmoderne facile des « grands récits », nous attendons du politique qu’il énonce de grandes histoires ». Visiblement, Macron est un visionnaire de la politique, un idéologue au sens innocent du terme, ce qui, par nos temps issus de l’effondrement des idéologies a quelque chose d’intempestif, de provocateur même. Dans l’article d’« Esprit » il était des plus explicites d’ailleurs : « Seule l’idéologie permet de remettre en cause l’entêtement technique, la réification d’états de fait ; seul le débat idéologique permet au politique de reposer la question des finalités, c’est-à-dire la question même de sa légitimité, et de penser son action au-delà des contraintes factuelles existantes ».
Ce texte important, Macron le ponctuait avec une expression révélatrice, celle de « naïveté assumée ». C’est cette naïveté qu’on lui récuse aujourd’hui, préférant voir dans sa démarche le fruit d’une stratégie calculatrice, voire cynique. Or, il ne s’agit probablement pas de cela. Le parcours qui l’a conduit à la position « jupitérienne » qu’il occupe actuellement est plutôt comparable à une quête initiatique. Il s’est retrouvé à divers postes qui, en toute logique, auraient été considérés par d’autres comme de plus qu’enviables aboutissements. Ils apparaissent plutôt comme des épreuves, des étapes d’apprentissage qu’il a jugées nécessaires afin d’acquérir la maîtrise de cet improbable dispositif qu’est la gestion d’un État au XXIe siècle.
Car quelles sont les pierres d’achoppement auxquelles se heurtent les candidats à cette mission impossible dont la métaphore cinématographique suppose un déploiement d’effets spéciaux qui transcendent les facultés humaines ? La maîtrise d’un appareil politique qui n’a cessé de se complexifier, la connaissance intime d’un mécanisme économique qui est la principale source d’alimentation financière de cet appareil, et la communication avec le collectif humain constituant la société dont on occupe la conduite.
Rien que l’énumération de ces défis dont la combinaison fait penser à ces visions d’Escher où l’on ne sait jamais quand les oiseaux deviennent poissons ou le contraire, ni si les escaliers mènent vers le haut ou vers le bas, esquisse le casse-tête auquel le pianiste-écrivain-philosophe dont nous parlons est confronté et dont, à la différence de certains de ses prédécesseurs, il a parfaitement mesuré les défis. Qu’il commette des bévues ou que des lapsus lui échappent est presque rassurant : c’est l’effet Tournesol qui n’épargne aucun esprit particulièrement exercé…
L’ensemble des textes que rassemble ce numéro est un florilège de réflexions poétiques et de récits spéculatifs qui témoignent de la façon dont les conteurs – tous belges – ont perçu, presque à chaud encore, ce personnage dont on sait déjà qu’il est appelé à prendre, par sa jeunesse, sa singularité, son charme, la vitesse de son ascension et son évidente réponse à une vocation indéniable, sa place dans la légende.
Le caractère improbable de son parcours conduit forcément à se frotter les yeux, à craindre que le carrosse se transforme en citrouille, à appréhender les lendemains qui déchantent. La politique est tombée souvent si bas que l’on ne peut s’empêcher d’estimer que lorsqu’elle se distingue de l’ordinaire, elle ne soit qu’un leurre. En plus, l’heure est au nivellement, au scepticisme, à la démythification, certainement pas à la célébration, la critique ayant plus que jamais la cote, mais sans appoint de raison ni de méthode.
Une chose au moins est sûre : revoilà de l’esprit soufflant en politique. Le directeur de la revue qui a placé ce beau mot à son fronton, Olivier Mongin, ne s’y est évidemment pas trompé, posant que nous nous trouvons devant « un évènement historique qui trouble et fait rupture, que cela plaise ou non ». Rappelant dans le même article (Le Monde, 27 mai) que celui dont la position non orthodoxe sur la dette grecque avait été saluée par Yanis Varoufakis et dont la candidature avait été soutenue par Jürgen Habermas affrontait « une histoire à réinventer dans un temps de la post-histoire », en tentant de situer la barre là où il estimait qu’elle se trouvait. À une hauteur qui peut passer pour illusoire, c’est vrai. Mais à quoi, au fond, aspirons-nous d’autre ?