Mort à jamais ? Qui peut le dire ?

Pascal Vrebos,

Le soir du 12 avril, je prenais des notes pour écrire une scène consacrée à Jacques pour Marginales et dont (selon les consignes) il serait un des personnages.

Le lendemain à l’aube, j’apprenais brutalement sa mort. Mais non, ce devait être une fiction ou plutôt une infox (Le Clézio, Kundera, Costa-Gavras, Omar Sy… c’est si courant !), mais je déchantai vite : Jacques est mort cette nuit-là dans les bras de Claudia dans un taxi qui l’emmenait à l’hôpital.

Je lui avais parlé quelques jours avant et il était en forme, serein et débordant de projets d’écriture et l’on se réjouissait de notre futur déjeuner rituel au Gaulois avec nos deux autres compères après ce fichu confinement, mais il faut rester positif, répétait-il, ce huis clos forcé amphétamine l’écriture.

Hélas, ce n’était pas une fiction, mais un vrai et douloureux coup de théâtre. J’étais anéanti, abasourdi et dévasté, cinquante ans d’amitié sans nuages, sans différends, pas même une fâcherie (c’est rarissime- – exceptionnel ? – entre écrivains, non ?)

Le 21 avril, la pandémie règne et ses règles de confinement : on enterre les morts par petits groupes circonscrits et chacun se tient à deux mètres l’un de l’autre.

Mais je dois être là.

J’y serai, invisible, à plusieurs allées du trou où Jacques avait inscrit le mot Fin, camouflé derrière d’autres tombes, présent sans l’être, mais de manière symbolique.

Quand ses proches furent partis, sous un ciel lumineux, je me recueillis enfin devant sa tombe sans dalle.

Et le texte prévu devint un autre.

L’un : Tu es où ?

L’autre : Je ne sais pas exactement.

L’un : C’est loin ?

L’autre : C’est flou.

L’un : Fais-moi au moins un signe.

L’autre : Voilà.

L’un : J’ai rien vu.

L’autre : Ça ne m’étonne pas, tu as le soleil dans les yeux.

L’un : J’enfile mes lunettes de soleil. Voilà.

L’autre : Ce signe-là, on ne le fait qu’une seule fois…

L’un : Tu peux faire une exception, c’est pas tous les jours que…

L’autre : C’était un signe symbolique comme dans une pièce de Maeterlinck… Pas duplicable.

L’un : Comme dans Les Aveugles, il y a de la brume ?

L’autre : Une buée plutôt, les choses restent ambiguës, sans contours, sans limites, des vibrations trouées de silences.

L’un : Du crépusculaire cotonneux ?

L’autre : Avec nos mots, ça ne marche pas.

L’un : Fais un effort. Ça ressemble à quoi ?

L’autre : Infradicible. Une pièce de puzzle de l’invisible.

L’un : Avec cette description d’intellectuel, je ne sais toujours pas où tu es.

L’autre : Moi, non plus. Le saurais-je jamais ?

L’un : C’est comme si tu attendais Godot !

L’autre : Ah, Godot, qu’est-ce qu’il m’a fait rire ! La métaphysique, ce n’était pas ma tasse de thé… à l’époque… Et de ton côté, rien de neuf ?

L’un : Ça blablate, piaille, caquette partout et en tous sens et personne ne sait où l’on va, où l’on ira, où l’on pourrait aller. Les confinés, plus cons que jamais, tous experts sur les réseaux antisociaux visent le Nobel de l’obscène et alimentent le dégueulis planétaire. Et les penseurs viraux… virent à la vacuité répétée.

L’autre : Tu as l’air révolté.

L’un : Déprimé. Dégoûté.

L’autre : Tu exagères comme d’habitude.

L’un : Je rêve de multivers. De faire un aller-retour de ton côté, cette immensité profonde, pour humer un peu d’énigmes odorantes.

L’autre : Tu compliques tout, je ne comprends pas grand-chose de ce que tu essaies de me dire. Ici, je te répète, les ondes dérobées sont trouées de silences.

L’un : C’est reposant.

L’autre : Je ne suis pas fatigué.

L’un : Le temps est immobile ?

L’autre : Le temps ? Quel temps ?

L’un : L’espace-temps ?

L’autre : Pas de sens, plus de sens, c’est une notion obsolète.

L’un : Tu as un autre mot ?

L’autre : Non, les mots s’effacent, sons lézardés… une sorte de…

L’un : De ?

L’autre : Il n’y a plus de mots qui… une dispersion volatile… des copies de copies…

L’un : Des mots qui ne nomment rien, qui n’incarnent rien, qui ne se survivent en rien, des mots moléculaires…

L’autre : Le rêve de l’écrivain, oui : entendre l’inouï ! Pure langue de l’exil ! Mais quand les choses n’ont plus leur choséité !

L’un : Tes mots à toi tiennent le coup !

L’autre : Buées, nuées, salamandre pourprée, les illusions de réels semblent s’évaporer, infinités d’infinis…

L’un : Ça doit être…

L’autre : C’est… mais je te… je vais… ça s’éloigne… de ce… qui… reste… de… mes… mots…

L’un : Le silence de l’inexprimé ?

L’autre : Ψ(t = 1)⟩ = 1/√2{|Ψi⟩|vivant⟩ + |Ψd⟩|mort⟩}.

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