La nuit de Jacques

Thilde Barboni,

Jacques et moi avons été mariés pendant plus de treize ans. Un amour de jeunesse emporté par les tourbillons de la vie mais qui a cependant laissé la place à une amitié profonde, indéfectible. Il était là pour moi, j’étais là pour lui. Ce samedi, au téléphone, il me détaillait encore une foule de projets, passionnants, originaux. Quelques semaines plus tôt, Jean Jauniaux m’avait demandé un texte de fiction à offrir à Jacques le jour de son 75e anniversaire, le 19 août 2020. Une sorte de fable m’était venue à l’esprit, un texte écrit avec affection et respect pour Jacques qui, au fil des ans, était resté mon meilleur ami.

Ce texte, j’en ai modifié la fin. Le chagrin m’empêche d’écrire autre chose. J’espère que là où il est, Jacques s’en amuse et débusque certains détails qui ne peuvent être appréhendés que par lui.

Ce texte était initialement intitulé La nuit des fées

 

18 août 1945, 23 heures.

On me surnomme ironiquement « la fée », en référence aux contes pour enfants tant affectionnés aux quatre coins du monde. Je serais donc une sorte de fée penchée sur un berceau protégeant un nouveau-né encore fripé à l’avenir plein de promesses ou de désillusions, façonné par une créature facétieuse ou maléfique qui modèlerait le destin comme s’il s’agissait d’une motte de glaise tendre.

Sauf que moi, je ne me penche sur aucun couffin, je ne contemple aucune frimousse. Ma tâche est, comment dire, très scientifique. Je suis tout simplement préposée à l’analyse des structures cérébrales. Je vais à l’essentiel. Pas besoin de sorts, pas besoin de prophéties, tout est programmé dans le tissu neuronal, tout dépend des connexions synaptiques, des neurotransmetteurs, d’une série de réactions chimiques de base dont disposera le futur être humain et qu’il utilisera pour le mieux, ou parfois pour le pire. Il reste, fort heureusement, toujours une marge d’erreur et d’aléatoire. Ils appellent cela le libre arbitre.

Celui-ci est programmé pour demain, le 19 août 1945. Tous les enfants à naître à la fin de ce mois m’émeuvent. Leur mère a vécu une grossesse constellée de moments d’angoisse. Elles ont subi une époque incertaine, la fin de la deuxième guerre mondiale, une période entrecoupée de peurs mêlées à l’espérance et puis, début de ce mois, la vision de l’apocalypse, la bombe à Hiroshima. Toutes les femmes, tous continents confondus, ont pensé « pourquoi mettre un enfant au monde dans cette folie ? ».

Moi aussi je l’ai pensé.

C’est pourquoi il faut absolument se pencher sérieusement sur ces cerveaux à naître, voir en quoi ils amélioreront l’humanité, en quoi ils pourront participer à la rédemption, à une certaine résilience.

Je me penche donc sur le tissu cérébral à observer et je suis immédiatement fascinée par les aptitudes que développera cet être. Le lobe frontal, siège du raisonnement et du langage, est plus développé que la normale. Plus développé ne signifie pas plus gros mais comportant plus de neurones, plus de synapses, plus de connexions intersynaptiques. Il en va de même pour le lobe occipital, siège de la vision, de l’analyse et de l’intégration des messages, des signes quels qu’ils soient. L’aire de Broca, est remarquable, ce qui augure d’un maniement extraordinaire des mots, d’une faculté singulière à passer d’une langue à l’autre. C’est évident, il sera polyglotte, mais les différentes langues qu’il pratiquera seront au service de la création, et surtout, d’une aptitude à créer des « simulations de réalités contrôlées ». Dans la mesure où le lobe pariétal montre des qualités d’analyse de l’espace environnant et que les neurones miroirs vont lui faire aimer les répétitions jusqu’à l’extrême, il est clair que ce futur être sera conditionné par son amour du théâtre.

Eschyle, Sophocle et Euripide ne veulent plus être consultés en raison de la réalité qui a dépassé la fiction ces dernières années. La tragédie n’est plus une invention, elle règne sur terre. On va les laisser tranquilles pendant quelques naissances.

Il faut que j’appelle William.

Il ne va pas être content, la dernière fois que je l’ai sollicité, il a entrevu un cerveau qui allait, dans le futur, réduire Hamlet à une page. Il était furieux et j’ai eu beau lui dire que résumés en une page, avec des comédiens jouant sur les mains, nus ou déguisés en n’importe quoi, ses textes tiendraient toujours le coup, il a boudé et m’a intimé l’ordre de ne plus le déranger. Je dois désobéir, lui montrer cette pépite, demander son avis. Il n’y a que lui qui peut se prononcer sur les ingrédients à ajouter à ce fumet prometteur.

– Intéressant, en effet. On a là un mélange détonnant d’intelligence conceptuelle, d’amour pour la représentation du monde, d’analyse aiguë et d’empathie. Et puis cet attachement à la répétition jusqu’à la perfection ! Très rare, prometteur. Il va adorer le théâtre.

Ouf ! William est heureux d’avoir été dérangé. Il m’explique que cet être à venir sera parfait pour retraduire toute son œuvre. Richard III, Hamlet, surtout. Il va falloir le faire naître au bon endroit, dans la bonne famille.

– En France ? À Paris ?

Il esquisse une grimace.

– Tu n’y penses pas ! Trop égocentrés, ces Français, pas assez doués pour les langues

– Où alors ?

– Je ne vois qu’un endroit possible : la Belgique, plus précisément Bruxelles. On va le faire naître dans une famille où on joue avec les mots, où on parle naturellement plusieurs langages : le français, le flamand mais aussi le bruxellois ! J’adore le bruxellois, c’est truculent, imagé, drôle à souhait. Ce serait bien que son père soit peintre, cela lui donnera l’amour des portraits bien faits.

Je note toutes les idées de William. Il y a longtemps que je ne l’ai vu aussi excité.

– Mais, s’il veut lire tes œuvres, il va falloir qu’il étudie l’anglais !

– Il le fera tout naturellement. Il étudiera l’allemand aussi. Et puis, ce serait bien qu’il s’attache à d’autres auteurs illustres sinon mes collègues vont m’en vouloir.

William suggère également que ce cerveau tout neuf intègre le besoin d’écrire pour soi mais principalement des comédies. Et puis, dans la mesure où l’analyse reste le point le plus développé, il écrira aussi sur les autres. Critique ! Littéraire bien sûr !

Je fais remarquer à William que cet esprit remarquable risque de passer énormément de temps sur les œuvres des autres, qu’il risque de s’oublier un peu. William hausse les épaules. Il va falloir en effet qu’il apprenne à prendre du temps pour lui mais, bon, certains aspects de la personnalité s’acquièrent avec l’expérience. Même dans les contes les fées on ne peut pas tout contrôler. Il reste toujours un soupçon d’aléatoire, une miette d’imprévu, une poussière qui grippe certains mécanismes trop bien huilés.

Il faut se hâter. Il ne reste que quelques minutes au 18 août. À l’approche de minuit, William déclame sa phrase favorite « Où en est le jour ? », « Il livre à la nuit une lutte indécise ». Il faut se dépêcher. En tant que fée, même si je ne suis pas une fée très orthodoxe, je dois poser la question qui fâche. Elle est indispensable.

– William, tu sais que nous devons absolument contrebalancer toutes ces qualités par quelque chose qui lui mènera la vie dure par moments. C’est obligatoire. Tu as une idée ?

Il réfléchit longuement, lourdement. Il déteste cette clause, mais il l’apprécie aussi, car elle le force à se surpasser. Trouver un élément qui grippe tout sans que cela soit un défaut, voilà le défi ultime pour le grand auteur qu’il est.

– Alors ?

– Ajoute-lui la gentillesse !

– La gentillesse ? Mais… C’est une qualité !

– Oui, peut-être, mais la combinaison entre la gentillesse et l’intelligence, l’intelligentillesse va lui jouer pas mal de tours. Tout d’abord, quand il étudiera les productions des auteurs, des metteurs en scène, des poètes, des comédiens, il verra toujours le travail accompli, il trouvera toujours du positif et écartera le négatif. Cela lui vaudra pas mal d’inimités chez les fâcheux et les atrabilaires. Ensuite, si l’on ajoute un peu de distraction et une mémoire qui écarte ce qui est désagréable ou sans intérêt, cela va donner l’impression qu’il est trop gentil, qu’il oublie les querelles, ce qui fâchera les rancuniers et les mesquins. Son aisance va exaspérer les envieux et toute une série de tristes sires vont parfois lui mener la vie dure.

– Va pour la gentillesse alors…

– Crois-moi, ce n’est pas toujours un cadeau !

Comme dirait William « Nulle nuit n’est si longue que le jour ne la suive », le 19 août 1945, rue de l’Est, à Schaerbeek, Bruxelles, Belgique, naît le petit Jacques De Decker, un enfant intelligentil né sous le signe flamboyant du Lion, ascendant Scorpion. Né surtout sous le signe du dévouement à la littérature, au théâtre et à ses auteurs. Parfois au point de s’oublier lui-même.

 

Juste avant de partir, William lance, facétieux et grave, comme à son habitude.

– Il va écrire une pièce de théâtre intitulée Épiphanie. C’est un homme qui aimera les symboles, qui adorera débusquer les signes, décrypter le réel ! Qu’il parte le jour de Pâques ! Ou plutôt, non, qu’il parte la nuit, à l’heure où les rideaux tombent, où les comédiens se démaquillent, à cette heure qu’il aimait tant…

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