Note en bas de page

Michel Goldblat,

C’est un épisode de la vie de Karl Marx sur lequel, curieusement, aucun historien ni aucun biographe, marxiste ou non, ne s’est encore penché. Pourtant, il ne manque pas d’intérêt puisqu’il s’agit des circonstances de la dispute qui a éclaté entre lui et son ami et collaborateur le plus proche, Friedrich Engels.

Pour le lancement de son prochain livre, Marx avait chargé Engels de lui trouver une phrase mémorable qu’il ferait figurer sur la couverture. Engels proposa « Vers la collectivisation des moyens de production ». Mais Marx grommela dans sa barbe qu’il avait espéré quelque chose d’un tantinet plus frappant. Engels se remit au travail et, quelques jours plus tard, revint avec une autre idée.

— Et pourquoi pas quelque chose sur la religion ?

Cette fois, Marx leva la tête. L’idée l’intéressait. Il faut dire que Marx s’était depuis longtemps éloigné de la religion, fût-elle juive, catholique ou luthérienne. Il ne voulait plus rien à voir avec toutes ces fadaises, comme il les appelait. À tel point que, s’il croisait une église, un temple ou une synagogue sur son chemin, il changeait de trottoir. C’était une question de principe, expliquait-il. Et Marx n’était pas homme à transiger sur les principes. Un jour qu’il rencontra une église sur le trottoir de droite et une synagogue sur le trottoir de gauche, il resta deux heures au milieu de la rue en ne sachant pas quoi faire.

— On pourrait dire que la religion est aussi dangereuse que l’alcool.

Marx n’avait pas été convaincu.

— À qui ferez-vous avaler que la religion est aussi nocive que le schnaps que vous venez vider chez moi avec un enthousiasme jamais démenti ?

Mais Engels tenait à sa comparaison.

— La religion est l’alcool du peuple ! Avouez que cela ne manque pas de gueule. C’est le genre de petite phrase qui est tout de suite reprise par la presse et fait le tour de la ville en quelques jours.

— Mais réfléchissez au lieu de vous contenter de la première idée qui vous passe par le crâne. Vous allez faire croire que la religion est quelque chose d’inoffensif et qui met de bonne humeur. C’est totalement contre-révolutionnaire.

Le ton montait, Marx était énervé.

— Et si vous pensez que quelqu’un va jamais se souvenir de votre petite invention, vous êtes encore plus bête que je ne pensais.

Sur ce, Marx claqua la porte et s’en alla travailler à la bibliothèque de l’université.

Engels se contenta de vider son verre de schnaps en cachant son agacement du mieux qu’il put. Décidément, Marx devenait de plus en plus grincheux et la collaboration avec lui s’avérait difficile. Madame Marx s’efforça de le défendre.

— Ne lui en voulez pas, mon cher Friedrich. Je crois qu’il prévoit des manifestations pour cet hiver et qu’il a peur d’attraper un rhume.

— Vous avez bien du courage, Madame Marx. J’ai toujours admiré cela chez vous.

Madame Marx rougit, ce que Engels trouva charmant.

Quelques heures plus tard, quand Karl Marx revint chez lui, il était d’excellente humeur. Il ne remarqua ni la coiffure échevelée de sa femme ni l’air débraillé de son ami. Quant aux draps froissés du lit conjugal, il ne les vit même pas.

— J’ai trouvé la phrase, Friedrich ! La phrase qui va faire le tour du monde, la phrase qui nous fera entrer dans l’histoire. « La religion est l’opium du peuple ». Voilà une comparaison forte. L’opium ! Avouez que c’est autre chose que le schnaps.

Puis, se tournant vers sa femme, il demanda :

— À propos, est-ce qu’il en reste encore ? Ou bien cet animal

a-t-il tout bu ?

Si nous dévoilons aujourd’hui cette anecdote jusqu’ici inconnue, c’est pour mieux contextualiser la naissance d’un concept important dans le corpus marxiste. Et aussi parce qu’elle jette une lumière nouvelle sur l’adoption par Engels d’un enfant naturel de Marx.

Partager