Le Père de la Tour et le grand Barbu

Henri de Meeûs,

Le Père de la Tour attendait depuis 18 heures dans son confessionnal l’arrivée de pénitents. L’église restait déserte. Il poursuivait la récitation silencieuse du chapelet qu’il égrenait entre pouce et index, mais le grand silence, l’obscurité des lieux, le manque d’air alourdissaient ses paupières. De temps en temps, il redressait brusquement la tête pour éviter l’endormissement.

Il commença la troisième dizaine en soupirant.

Soudain, il eut peur, une ombre s’était dressée devant la porte du confessionnal, ombre qui d’une main écarta vivement le rideau, faisant apparaître le prêtre assis en surplis avec son étole autour du cou.

— Je souhaite me confesser, dit l’ombre.

Le Père de la Tour vit que l’homme, jeune encore, était grand et fort, que son visage au teint bruni était orné d’une barbe noire fournie et d’une épaisse moustache en rouleau descendant bas, cachant la lèvre supérieure ; ses cheveux, comme des étoupes, recouvraient entièrement les oreilles.

— Comme cet homme est poilu, se dit l’ecclésiastique.

Il le pria d’un geste de s’agenouiller sur le bas-côté du confessionnal.

Gardant dans sa main droite le chapelet, il ouvrit le grillage qui le séparait du Barbu.

Il faisait si sombre qu’il ne distinguait pas les traits du pénitent. Par contre une odeur émanait de cet inconnu, mélange de tabac et d’alcool, mais le religieux ne chercha pas plus loin, et l’accueillit par un : « Je vous écoute, mon fils ».

Le Barbu chevelu se taisait.

De la Tour reprit : « Depuis combien de temps ne vous êtes-vous plus confessé ? »

— Je ne parle pas bien le français, fut la réponse.

— Je vais vous aider, dit le Père.

— Je n’ai jamais confessé mes péchés.

— Ah bon ! Et pourquoi ?

— Je suis protestant, luthérien, mais je ne crois pas dans le Dieu. Excusez mon français.

— Pourquoi venez-vous dans cette église à Ixelles ?

— Je suis très fatigué et malheureux. Je cherche une personne à qui parler.

Le Père de la Tour n’aimait pas les bavardages inutiles, les discussions de coupeurs de cheveux en quatre comme celles de certains théologiens qu’il avait rencontrés au cours de ses vingt années de vie religieuse. À 50 ans, il s’était blindé, veillant à écarter les questions insolubles ou les contradictions qu’il avait notées dans le texte des Évangiles. Il chassait ces pensées comme des mouches.

— Je vous écoute, mon fils.

— Je respire mal ici, dit le Barbu. Ne puis-je pas vous parler ailleurs ?

— Oui, dit le Père, suivez-moi dans la sacristie.

Ils s’assirent à la table placée au fond près des chasubles suspendues. Deux chaises se faisaient face. Aux murs, des peintures représentant Jésus enfant, Jésus adulte aux cheveux longs avec un agneau sur l’épaule, Jésus chassant les marchands du temple, Jésus en tunique blanche, au visage ruisselant de sang, avec les bourreaux qui se moquent de lui.

Le Père de la Tour avait songé à remplacer ces œuvres d’artistes bien-pensants par un vrai tableau ancien comme il y en avait eu dans le château de ses parents, maintenant vendu par son frère qui n’avait pas assez de fortune pour l’entretenir.

— Voulez-vous boire quelque chose ? dit le Père, tandis que le barbu ôtait une cape de laine.

Le Père sortit d’une petite armoire une bouteille de Bols et deux verres qu’il remplit à moitié, en tendit un au Barbu. « À votre santé ! », dit-il.

Il pouvait enfin observer le visage de cet inconnu, avec crinière, cheveux longs, barbe et moustache. Jeune encore. Un lion ! « Gare à ses dents », se dit-il. Cet homme dégage une force peu commune et ses yeux enfoncés ont un regard lourd qui me met mal à l’aise.

Le Père de la Tour quand il n’avait pas le moral n’hésitait pas à boire un petit Bols après la Messe de 11 heures ou avant les confessions du soir.

Regardant la bouteille devant eux, il dit au Barbu : « Élaborée en Pologne, Bols Vodka est une authentique vodka 100 % seigle ».

— J’aime, répondit le Barbu qui avait pris des couleurs, mais je ne parle pas bien français.

— D’où êtes-vous, dit le Père. Étranger ?

— Oui, je suis juif. Parents juifs convertis. Mais eux pas aimer protestantisme et moi non plus. Je suis juif né en Prusse. Je suis un jeune professeur. Mon père est avocat. Pour ce métier, il était mieux de se convertir. Donc lui protestant. Et ses enfants devenus protestants. Moi protestant et juif. Et chassé de France ! En Belgique depuis 1845 !

Il rit en ouvrant la bouche. Les dents étaient normales. Pas celle d’un lion.

— Le Père de la Tour se mit à rire aussi, mais sans faire de bruit. Un rire rentré. Comme celui de ses sœurs dans les réceptions mondaines.

— En quoi puis-je vous aider ? Que faites-vous à Bruxelles ? Vous êtes recherché par la police ?

— Je cherche à parler à un prêtre. Je vous ai remarqué il y a trois jours. Vous habitez dans mon quartier. Je loge rue d’Orléans à Ixelles Vous affichez vos couleurs ! J’ai 27 ans, ma femme vit avec moi et mes deux enfants aussi. Ma femme appartient à une famille noble.

Comme moi, pensa le prêtre qui écoutait.

— Votre longue robe m’intrigue.

— Ma soutane. Dites ma soutane.

— Oui, soutane. Je suis docteur en philosophie de l’université d’Iéna. J’aurais voulu être professeur de philosophie à Bonn, mais l’université n’aime pas les esprits rebelles. La philosophie ne rend pas heureux, contrairement à ce que les penseurs proclament. Elle n’ôte pas un gramme à la douleur du monde. Je n’enseigne plus. C’est provisoire sans doute. Mais ma bourse est plate, comme vous dites en français.

Le Barbu chevelu avait tiré un grand mouchoir blanc immaculé de sa poche et essuyait son front où perlait la sueur qui descendait du front et du nez et disparaissait dans la barbe.

Comment peut-il manger avec une telle broussaille sur le visage ? Il faudrait peindre son portrait, se dit de la Tour. Tête d’apôtre ? Non, car il y a peu de bonté, et trop de ruminations. La philo le fatigue, c’est clair.

— Encore une goutte de Bols ?

— Oui, volontiers.

Le Barbu chevelu s’animait et tendit son verre.

— Vous savez, mon Père, la religion m’intéresse mais pas au point d’y consacrer trop de réflexions. On meurt sans avoir rien compris. Vos théologiens se perdent dans des montagnes de livres pour expliquer Dieu, le Christ, la sainte Trinité et tout le blabla. La critique de la religion est la condition première de toute critique. Je préfère observer la souffrance des hommes, des femmes, sur cette terre, en chercher les causes, démonter la perversité des systèmes qui créent de plus en plus d’esclaves sur notre planète.

Le Barbu avala une gorgée de Bols, essuya sa moustache et continua : « Il y a les riches et les exploités par les riches. Je crois davantage à la lutte des classes qu’à la Trinité incompréhensible ».

— Ah, vous êtes un révolutionnaire, alors ? C’est la raison de votre sortie de France ?

— Vous avez tout compris.

À ce moment, la porte de la sacristie s’ouvrit. Une femme dans la cinquantaine apparut, un tablier blanc sur la robe bleue de servante, et un petit bonnet de dentelles couvrant les cheveux.

— Bonsoir Madame Gazour, dit le prêtre. Je vous présente un ami rencontré dans l’église qui a souhaité causer. Il s’appelle…

— Karl, dit le Barbu.

— Madame Gazour est ma gouvernante. Elle vient, elle s’inquiète de ne pas me voir pour le souper qui attend chez moi. Je vous invite à dîner. Ce sera simple. Le voulez-vous ?

Monsieur Karl renoua la cape autour de ses épaules, le Père de la Tour prit le temps d’éteindre les bougies encore allumées à la gloire du Très-Haut que le Barbu chevelu semblait ne pas aimer, et les lourdes portes bien refermées, ils sortirent de l’église précédés de Madame Gazour jusqu’à la maison du prêtre, située à 300 mètres. Le soleil lançait dans le ciel les derniers rayons du jour. Des oiseaux chantaient encore dans les arbres de l’avenue.

C’était une maison de trois étages avec un toit d’ardoises et une façade blanche sur laquelle grimpait un lierre virevoltant. Ils entrèrent dans un long corridor. Odeur de soupe.

À gauche le salon du Père de la Tour. Deux tableaux d’ancêtres en uniformes et perruques encadraient un crucifix en ivoire. Pas de statues de saints ni le bazar niais de certaines résidences ecclésiastiques. Un tapis de laine rouge à entrelacs bleuâtres s’étalait devant trois fauteuils et un canapé Louis-Philippe à deux places. Confort. L’abbé alluma trois candélabres chargés chacun de huit bougies.

À droite du corridor, la salle à manger que Madame Gazour préparait pour le souper des deux hommes : bougies scintillantes sur la nappe blanche, verres à pied, argenterie, et quelques myosotis dans un vase au milieu de la table. Des ombres dansèrent sur les murs recouverts de gravures aux scènes coloriées : des chasses à courre.

— Servez déjà le potage, dit le prêtre à la gouvernante et préparez-nous une omelette au fromage avec deux tranches de pain pour chacun comme accompagnement. Et sortez le bordeaux que je réserve aux invités.

Karl s’assit et dit : « Monsieur l’abbé, je vous remercie de m’accueillir ce soir, je me sentais seul et triste. Ma femme est quelques jours en Prusse avec mes deux filles, encore bébés ».

— Votre épouse vous manque ?

— Je l’aime beaucoup. Vous la verriez, vous diriez qu’elle a un visage de sainte.

— C’est beau ce que vous dites.

— Je n’aime pas la solitude, je souhaitais vous parler.

— Vous avez bien fait.

— Je me confie à vous. Voici mon problème. Je dors très mal et encore moins quand je suis seul la nuit dans le minuscule appartement que je loue. Pourquoi ? Parce que depuis un mois, mon sommeil est perturbé par d’horribles cauchemars, avec un thème identique qui revient.

— Quel thème ? dit l’abbé qui fit signe à Madame Gazour de servir l’omelette au Barbu chevelu. « Avant de décrire vos cauchemars, permettez-moi de vous faire goûter ce Grand Poujeaux, qui va égayer votre humeur sombre. »

Karl sourit, tendit le verre en cristal que l’abbé remplit à demi.

L’ecclésiastique vit avec plaisir que son invité se détendait. Ils burent, heureux d’être là.

— Parlons de vos cauchemars. Madame Gazour est montée se coucher.

— C’est toujours le même paysage qui revient dans ce rêve. Une plaine calme avec d’immenses prairies et de petits villages échelonnés le long d’une rivière. Le ciel est bleu sans nuages. Soudain, le soleil disparaît derrière des nuées grises, il fait froid, et de chaque côté de la plaine, arrivent, sur la droite et sur la gauche, deux troupes d’hommes armés qui se précipitent les uns sur les autres avec des cris horribles et qui s’entre-tuent. Je suis dans la bataille, sans armes, au milieu de soldats censés me protéger ; je perçois qu’ils ne pourront pas me sauver. Je vois des centaines de corps blessés ou morts partout dans la plaine. Les villages sont incendiés. Hautes flammes et cris perçants, fuites éperdues des survivants poursuivis par des cavaliers noirs. Et des hurlements terrifiants qui finissent par me réveiller, le cœur battant. Ma femme, très sensible, est effrayée par ce cauchemar qui se répète de plus en plus souvent. Ma fatigue augmente. Je ne sais plus comment échapper à ce mauvais rêve.

— Vous avez besoin de repos, dit le religieux. Vous pensez trop. Promenez-vous davantage et ne restez pas seul. Vous aimez la politique et vous êtes fasciné par les affrontements sociaux. Les innocents exploités par les puissants sont le sujet de vos réflexions. C’est insupportable pour vous comme pour moi. Mais j’ai un allié qui vous manque, je confie toute l’horreur du monde à mon Créateur.

— N’est-ce pas lui qui a créé l’homme, le monde et le mal dans le monde ?

Karl avait mangé l’omelette. Quel appétit, se dit le prêtre. Heureusement Madame Gazour a eu l’œil pour le souper. Six œufs au moins dans cette omelette ! J’adore les œufs. Et l’abbé de la Tour tendit une tranche de pain à son ami philosophe, rebelle et socialiste.

— Dieu est une puissance infinie, qui dépasse toute connaissance humaine, répondit de la Tour. Et il est aussi l’Amour infini. J’ai confiance en son amour même si le Mal est un mystère.

— Vous, chrétiens, vous vous réfugiez toujours derrière les mystères. La raison n’y trouve pas son compte. Je crois d’abord à la matière, à ce que je vois. Je suis passionné par l’Histoire. Pour moi, il n’y a que de la matière dans l’Histoire.

— Pour vous, Monsieur Karl, l’Histoire est-elle une série ininterrompue de massacres de peuples ? Cela expliquerait le cauchemar qui vous hante. À vous écouter, on perdrait toute espérance. Et pourtant votre épouse au visage limpide et vos deux petites filles ne seraient-elles que de la matière ? Il y a de l’amour aussi, je suppose ? Vous êtes un créateur d’amour au sein de votre famille et auprès de vos amis. Vous seriez un matérialiste de l’Amour ?

Le Père de la Tour se mit à rire. Il s’échauffait et se servit un second verre du Grand Poujeaux sans oublier de remplir celui que son invité lui tendait.

Le prêtre cherchait à ramener la conversation vers des sujets plus quotidiens, comme celui d’expliquer à son invité qu’il y avait des pauvres dans le quartier qui demandaient de l’aide, que les politiciens ne leur donnaient pas.

Avec quelques amis et cousins fortunés, hommes d’œuvres qui l’aidaient par des dons généreux, il avait créé l’Association Saint Joseph. Chaque vendredi de 15 heures à 17 heures, défilaient dans l’église des sans travail, des éclopés, des mendiants à qui quelques dames riches, épouses ou filles de ses amis et cousins, remettaient des colis de nourriture et parfois, pour les cas les plus pénibles, une enveloppe avec quelques billets. Mais l’abbé ne parvenait pas à sortir une phrase pour expliquer au Barbu chevelu l’œuvre de l’Association bienfaisante. L’alcool sans doute ? Il se rendit compte qu’il avait des difficultés à parler, cherchait ses mots. Il vit le Barbu chevelu qui le regardait attentivement, et puis qui se levait, allant vers lui, tournant autour de la table.

— Vous sentez-vous bien ?

— Un coup de fatigue, pensa le prêtre, mais aucun son ne sortait de sa bouche.

— Voulez-vous que j’appelle votre gouvernante ?

Le prêtre fit un geste pour repousser l’offre, puis bascula brusquement sur le côté, la tête la première, au ras du plancher. Karl ne put empêcher la chute de son hôte ainsi que celle de la nappe que l’abbé avait agrippée et toute la vaisselle, les verres et le Grand Poujeaux.

— Seigneur aidez-moi, pensa l’abbé, je pars, je pars. Pitié pour lui, Seigneur, sauvez-le. Et pitié pour moi, Jésus !

Tout s’éloignait à toute vitesse. Il eut le temps de sentir la main du barbu, chaude et douce, défaire son col pour l’aider à respirer. Fermant les yeux, frissonnant, il accrocha les ongles de sa main gauche dans le bras de son invité et les yeux fixes, grands ouverts, il cessa de respirer.

Pierre de la Tour remettait son âme à son Créateur tandis que son invité, au bas de l’escalier qui montait aux étages, appelait : « Madaaame Gazouuuurrr, Madaaaame Gazouuuurrr ».

La gouvernante réveillée par les cris descendit en robe de chambre, les cheveux défaits, et pleurant, pleurant, pleurant, aida Karl Marx à allonger le prêtre sur le tapis du salon. Elle plaça un petit coussin sous le crâne, joignit les mains du mort en glissant entre les doigts un crucifix de poche, remit en ordre la soutane dans l’attente des hommes qui viendraient pour la toilette des morts.

Quel beau visage il a, pensa-t-elle. Un seigneur !

« Le révérend Père souffrait du cœur, il n’aimait pas les médecins et ne craignait pas la mort », dit-elle à Karl Marx.

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