« En 1964, rappelait naguère Adrian Searle, le critique du Guardian, Jasper Johns a visité le château de Windsor pour voir les dessins que Léonard de Vinci a consacrés au Déluge. Johns nota alors : Voici un homme qui a décrit la fin du monde, et sa main ne tremblait pas. »

Désormais, Wellens ne tenait plus trop à rentrer au pays. Il s’en était dégagé aux alentours du deux centième jour sans gouvernement fédéral, pour des motifs qui n’avaient en apparence rien eu à voir avec la longueur de ces négociations. Mais il est vrai que cet étirement inédit l’avait incité à mettre au net ses rapports avec la terre nourricière et à décréter que, présent ou pas, il lui fallait maintenant prendre ses distances avec elle. Par ailleurs, la constance avec laquelle les éditorialistes de tous les journaux, toutes communautés confondues, clamaient : « Assez, c’est assez ! », jour après jour, pour appeler à la constitution rapide d une nouvelle équipe, tout en incitant les uns ou les autres « à ne plus bouger d’un centimètre », ne l’inclinait pas non plus à en reprendre le chemin.

Et puis, là où il était, ses yeux brûlaient d’un autre feu devant ce qu’il voyait…

Dès le moment où il avait quitté les lieux, Wellens avait donc prolongé par toutes sortes de moyens son séjour outre-Belgique. Il prenait goût à cette forme d’éloignement, tout en veillant à ce qu’elle ne devienne pas une posture. Il n’aurait par exemple trouvé aucun agrément à tonner dans les journaux depuis l’étranger ; et il ne se voyait pas jouer à se draper dans un exil de pacotille. En même temps, ce que son entourage lui confiait par de fréquents messages le confortait dans sa résolution de tirer le rideau. Il savait que ce serait plus facile depuis autre part.

Car rien ne pouvait plus le surprendre dans la suite des événements. Non que Wellens fût une sorte de mage, qui non seulement aurait tout deviné de l’évolution future du pays et, pour comble, l’aurait écrit. Mais il était patent que ce qui prévalait en Belgique, c’était la répétition du Même, le ressassement perpétuel des défauts de l’Autre, les crispations désespérées sur des positions de principe qui craquent de toutes parts ; et ces figures obligées et mécaniques obéraient à présent la faculté de raisonner ou de penser autrement, jusqu’à empêcher en fin de compte tout raisonnement et toute pensée. On s’en tenait à des miettes de l’esprit, sans se soucier de les faire fructifier. « La préhistoire est entièrement prévisible ». On en était bien là : et tout montrait que les protagonistes du singulier drame shakespearien qui se jouait dans ce pays creuseraient obstinément le même sillon, pour s’y enfoncer jusqu’à ce qu’ils ne soient plus visibles depuis la terre ferme.

Dans le strict registre des faits, l’écrivain pressentait qu’Yves Leterme, incapable de conclure sa mission de formateur, jetterait une nouvelle fois l’éponge ; qu’ensuite Herman Van Rompuy, réclamé par les uns, serait récusé par les autres, pourtant de son propre camp ; que Didier Reynders, obnubilé par son Orange Bleue, relèverait le gant, s’attaquant à son tour à l’impossible et s’y fracassant comme un autre, se faisant étriller et torpiller comme personne et ne tenant qu’un petit mois avant de faire lâcher prise à son ambition démesurée ; puis que Leterme reviendrait en piste, « nouveau » et « changé » comme chaque fois, lançant toujours à la cantonade qu’il « travaille à des solutions », à la manière d’un piètre acteur qui croit pouvoir tenir le spectateur en haleine en répétant ad nauseam le même gimmick. Il ne fallait pas être grand clerc (et Wellens ne prétendait pas l’être…) pour savoir que les deux communautés antagonistes ne tenteraient même pas les paris respectifs qui pourraient encore les faire évoluer ensemble : les Francophones ne prêteraient pas foi aux Flamands et tiendraient pour définitif le syllogisme selon lequel le confédéralisme que ceux-ci réclamaient pour que survive la Belgique était en fait le dernier poste de relais avant la disparition de celle-ci ; et les Flamands ne créditeraient jamais les Francophones d’une volonté réelle de relancer leur économie au point de ne plus devoir dépendre d’eux pour la maintenir à flot. Il ne fallait pas davantage être prophète (ce que Wellens souhaitait encore moins) pour subodorer que, de toute façon, le congrès de la NVA ne ratifierait jamais aux deux tiers de ses membres une participation de ce parti au gouvernement fédéral sans ces « avancées substantielles » où les Autres ne voulaient même pas engager un pas. D’ailleurs, pourquoi se casser la tête pour une coalition dès à présent plombée par les incessantes querelles ayant préludé à sa gestation, et qui, si elle se formait, n’en aurait, selon ses propres troupes, pas pour longtemps ? Sachant que, n’importe comment, il serait encore plus difficile la prochaine fois de constituer une équipe et de faire tenir ses négociateurs dans la même pièce et sur la même photo ?

Si Wellens se trompait sur l’un ou l’autre détail dans le fil des opérations, voire dans chacun d’entre eux, pourquoi pas ? Après tout, son rôle était ailleurs. Il avait su décrire dans son livre le mouvement profond qui traversait de part en part la Belgique et l’avait amenée au point de basculement que chacun pouvait observer maintenant ; et il devait tout naturellement laisser à d’autres le soin de conclure.

L’essentiel, pour lui, était dit depuis longtemps. La Belgique était comme un bateau sans axe directeur et balancé de tous côtés au gré des secousses de l’eau ; soudain, au plus fort de ce roulis, le bateau se met à parler. Et que dit-il, en dominant le grondement des cataractes qui l’entourent ? Oui, qu’entendez-vous distinctement, ô mortels qui prêtez l’oreille à ce rutilant paquebot devenu frêle esquif disloqué ? Qu’il ne veut plus être sur l’eau, pourtant son élément naturel, et le seul qu’il ait jamais connu…

Wellens voulait donc regarder plus loin. Et, pour commencer, du côté de cette banquise qui, selon toutes les données recueillies et tous les recoupements effectués, fondait à une vitesse si accélérée qu’elle ne reviendrait jamais.

Sur ce quai de la gare du Midi où il s’apprêtait à embarquer, se remémorant les nombreuses embûches qui avaient précédé la publication de son livre sur la fin de la Belgique, écrit des années à l’avance mais paru sans préméditation au moment même où l’événement se déploie aux yeux de tous, Wellens se faisait l’effet d’un magicien qui avait mis au point son tour devenu le plus fameux, parce qu’il nécessitait d’y introduire une part d’aléatoire. Mais son agent attitré n’avait pas cru à la réussite de ce numéro, ne voyant ainsi aucune urgence à le présenter et préférant s’en tenir à des certitudes. En fin de compte, l’artiste avait tout de même pu trouver une scène où tenter ce tour ; et la part d’aléatoire, inhérente à toute création véritable, s’y était accomplie. Wellens était complètement dépourvu de toute notion de vanité ; en même temps, il était conscient d’avoir été à la hauteur des circonstances : il avait, avec son livre, renforcé les pouvoirs de la littérature. Qu’aurait-il pu rêver d’autre ?

Sur ce quai, au moment des adieux, il avait voulu sacrifier à cette coutume, vivace en Angleterre, de boire une coupe de champagne avant de monter dans son compartiment. Comme il s’y attendait, le goût de l’eau-de-vie, bue lentement, resta dans sa bouche tant qu’il se trouvait dans les limites du territoire belge. Ensuite, il s’était estompé à mesure que le train, ayant une longue distance devant lui pour tourner à plein régime, prenait enfin de la vitesse.

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