Il s’appelait Oscar (correction : c’est toujours son nom, étant encore de ce monde, au moment d’écrire ces lignes). Naissance, enfance, adolescence, âge adulte, déclin, vieillesse à Molenbeek-Saint-Jean, commune paisible connue à l’international, mais pas pour cette qualité.

Il débarqua sur les ruines fumantes de la guerre. Absent à la Libération ; sa conception n’en résultat pas moins de l’euphorie de cette dernière.

Il lui fallut quatre ans pour atteindre les années cinquante. Qu’est-ce que ça vivait, ce mitan du siècle ! Coca-Cola, Mickey Magazine à l’ombre des kiosques, Peter Pan, La Belle et le Clochard en seconde vision au cinéma Basilic, étourdissante liberté des jeudis après-midi, la télévision-fenêtre-ouverte-sur-le-monde, oranges et spéculoos de la Saint-Nicolas, Mariakerke/Ostende au mois d’août, les escarbilles des locomotives à vapeur, midis étouffants à Bérismenil (qu’est devenu l’Hôtel du Cheslé ?) ; l’oreille collée à la TSF, le dimanche vers 17 heures – pas question de rater Radio Jeunesse ! Ou, plus tard, Les Mille et Uns Jeudis, spectacle en noir et blanc verrouillé dans le poste aux mensurations d’aquarium. Oscar pourrait multiplier, additionner, soustraire, diviser les souvenirs qui n’émeuvent que lui.

La vie, en ces années-là, prenait des allures de musée en pleine rénovation. Relents du passé, utopies à portée de main. Les carcasses décharnées par les bombardements, les V1, les Boches enfin ; les bunkers et les grenades abandonnées et leurs enfants mutilés, la place dans les trams, strictement réservée aux invalides, leurs béquilles, canne blanche, vestons aux bras fantômes, un certificat officiel exhibé, la rage aux lèvres, en cas de contestation.

Regards soumis à l’approche du plus mesquin képi, évocation d’un cousin disparu dans les camps, la belle vie d’autrefois, les gâteaux de pommes de terre, les harengs, le jambon au prix du caviar, les « Noirs » qui en virent de toutes les couleurs après la débandade hitlérienne – l’ancien monde tentait de rafistoler ses ruines. Tant de larmes et de rires pour survivre.

Du balai, le passé ! Place au plastique, à l’automobile (la 2 chevaux Citroën pour les jeunes couples et les extravagants ; la 4 chevaux Renault pour les humbles travailleurs, la Mercedes pour les bouchers enrichis entre 1940 et 1944), la machine à laver, l’essoreuse électrique, le mixsoup, le salon de l’Alimentation, les transistors, le nylon, le béton. Le monde moderne, quoi. L’avenir radieux, la paix à n’importe quel prix.

Oscar acceptait le nouvel ordre consumériste. Le rappel de la frugalité, compagne des parents en leur jeunesse, l’ennuyait. Ennuyait tous les enfants qui l’envoyaient promener d’un déhanchement de hula-hoop, d’un moulinet du poignet guidant le yo-yo, d’une main distraite, tout au tricot d’un scoubidou.

On voulait devenir pilote d’avion sur les longs courriers (l’uniforme ! Les hôtesses de l’air ! Les plages lointaines, en vrai, pas les somptueuses photos Kodachrome dans Réalités ou les documentaires en Technicolor qui passaient en amuse-méninges du grand film à l’Ambassador) ou conducteur de train ou n’importe quelle profession assurant l’exotisme, la découverte de mondes nouveaux ou perdus, la célébration des grands voyageurs, de la famille Mahuzier à Kim Devil et ses mystères de tribus rescapées d’Atlantide.

Oscar, lui, c’était le docteur Schweitzer. Le héros. Ah ! Ce livre, L’Histoire merveilleuse d’Albert Schweitzer. L’illustration de la jaquette, signée Raoul Auger : un enfant noir, le bras gauche en écharpe, regard éperdu de reconnaissance au vieillard débonnaire, casque colonial, le sourire d’un bienheureux à Lambaréné, danseur et danseuse au second plan, sur fond de palmes et de luxuriance tropicale…

À l’école, on récitait « Si tous les gars du monde pouvaient se donner la main ». Et les instituteurs organisaient la ronde dans la cour de récréation. Le monde résumé à une farandole, mains serrées et chant à l’unisson « Si tous les gars du monde ». Les enfants allemands sont nos amis, que diable ! Ne les assimilons pas aux erreurs de leurs parents (vieux monde). Ils répondent à nos lettres via les clubs de correspondance. Photos échangées, sourires partagés, tignasses blondes, étranges et bavaroises culottes de peau.

Les journaux parlaient de Benelux, Traité de Rome, CECA, Euratom. Paul-Henri Spaak (prononcer « Shpaaak », car il mouillait les S – Oscar l’imitait fichtrement bien), visage grognon, prédisait tant d’avenirs radieux si tous les gars d’Europe voulaient se donner la main.

Les enfants préféraient les enluminures du Désert vivant, Kon-Tiki, les premiers de cordée, façon Frison-Roche, voire les rêves antarctiques de Paul-Émile Victor. Et puis, il y avait Manuel Fangio, l’automobile, les VROAAAR de Michel Vaillant, la vitesse, le mur du son. Chuck Yeager, Malcolm Campbell, mach 1, Blue Bird. L’exaltation pur jus. Et, bien sûr, Albert Schweitzer, toujours lui. Partir au Congo, la dixième province belge des manuels d’histoire et de géographie.

Combien Oscar aurait aimé sauver les victimes de la mouche tsé-tsé, les lépreux (qui se souvient de Raoul Follereau et sa lavallière ?), tous les malheureux du nord au sud, d’est en ouest, des sommets de l’Himalaya aux tréfonds des mines de cuivre, s’il n’avait été aussi nul en math et en sciences. Et puis, l’effort physique, le sport, le football, la gymnastique suédoise, très peu pour lui. Il inventait des maux insupportables pour échapper au plint, espaliers, bôme et match de basket. Les heures d’éducation physique, il les passait en classe d’étude. Une excellente excuse aurait suffi : ses lunettes de myope. Les évasions vagabondes des romans et illustrés lui abîmaient la vue.

Élève appliqué et docile, c’est-à-dire, sans imagination. Jamais il ne perfectionnerait la théorie du Big Bang ou les remèdes contre la poliomyélite. Il dévoltait les chimères à ses tête-à-tête avec des animaux en peluche. Le macaque Jacko, Pataud le chien, la chatte Minette. Pouvait-on envisager meilleurs compagnons de voyages virtuels, à l’abri des couettes ? Et sans craindre les efforts physiques, cette fois. Escalades, valeureuses batailles, terreur des cannibales affamés ou des gorgonesques officiers de la SS. Et des apaisements après les angoisses, des consolations pour les chagrins, des relèvements face aux déceptions.

Bip, bip, fit Spoutnik, un beau matin en entrée du journal parlé. Puis, la mort héroïque de la petite chienne Laïka, premier être vivant lancé à la conquête de l’espace. Si tous les gars du monde pouvaient serrer la patte des chiens. Demain la Lune, cela ne manquait pas d’allure, comparé aux apartés en salons feutrés, où des ministres « au plus haut niveau » tricotaient « l’Europe de demain ».

Demain arriva d’un coup, le 17 avril 1958. L’exposition universelle de Bruxelles ouvrit ses mirages. L’Expo 58 ! « Bilan d’un monde pour un monde plus humain » ! L’Atomium ! Belgique Joyeuse ! Belgique fiévreuse. Les vieilles commodes ? Condamnées au petit bois. Les lourdes chaises ne faisaient plus le poids à côté de leurs concurrentes aux formes élancées, épurées et parfaitement inconfortables. La génération plastic, pratique, jetable prit le pouvoir.

Oscar se mit à écrire. Un premier roman, à la manière de Paul Berna, auteur phare de la collection Souveraine chez Rouge et Or. Des bandes de gosses lancés à la poursuite d’une mirobolante récompense, de Marseille à Paris. « Peut-être un jeune talent littéraire est-il en train de naître », commenta le prof de français en introduction au premier chapitre publié dans le journal de l’école.

Le jeune talent prit le compliment au sérieux et attaqua un nouveau chef-d’œuvre. Plus personnel et voilà sans doute pourquoi il ne dépassa pas le chapitre quatre. C’était des récits dans l’air du temps : naïfs, persuadés et persuadant que tout était possible. Possible de faire le tour du monde « sur un billet de mille », à l’image d’Alain de Prelle, journaliste au Moustique. C’était notre « imitation de Jésus-Christ » à nous, aventureuse, nettement plus enivrante que les geignements et les complaintes catholiques. Les vocations de martyrs naquirent chez les frustrés de sornettes, mais peut-être de jeunes talents d’aventuriers étaient-ils en train de naître en cet épatant vingtième siècle ?

La Communauté Économique Européenne devenait la CEE dans les commentaires des journalistes. Cela devenait sérieux, l’Europe, et les éditorialistes en profitaient pour se prendre très au sérieux. Les quotidiens maintenaient leur audience. Pas en raison de cette Europe qui se construisait parce que tous les banquiers du monde se donnaient la main, mais grâce aux histoires en images qui occupaient une page entière, de Rip Kirby à Bessy, en passant par Monsieur Subito, L’Agent X9, Monsieur Crô, L’Histoire en images, Mam’zelle Souris, Kappie, Donald, les récits de Noël de Walt Disney. Oscar dévorait les suppléments hebdomadaires pour la jeunesse : sa marraine conservait Récréation et lui confiait ces huit pages en bichromie à l’occasion de la visite dominicale, couronnée d’une dringuelle permettant de s’offrir les recueils Samedi-Jeunesse.

La vie s’écoulait au rythme des sabliers tonitruants baptisés juke-box, la plus fulgurante arme de l’américanisation béatement consentie. Bill Haley, Elvis Presley, Chubby Checker, Brenda Lee, Lesley Gore chassèrent La Fontaine, la comtesse de Ségur, Balzac, Zola, devenus des « croulants ». En se donnant la main, tous les gars du monde épousaient le rock. Ils twistaient le blues. Et ils aimaient ça.

Mais tout bascula. Le premier signe fut la disparition des magasins de bonbons. Ils étaient tenus par des veuves aussi pimpantes que l’éternité. Un matin, le volet restait baissé. Un jour, deux jours et la police découvrait la vieille dame effondrée derrière son comptoir. « Un arrêt de cœur », diagnostiquaient les voisins. Le propriétaire bonasse, qui n’avait jamais voulu augmenter le loyer d’avant-guerre, s’empressait de mettre la maison en vente, après que la nièce, lointaine et par alliance, ait renoncé à reprendre un commerce auquel elle n’entendait goutte, insensible au doux parfum des réglisses, ni la suavité gourmande des regards d’enfants qui achetaient les jujubes à la pièce.

L’indépendance du Congo brisa l’élan humaniste des aspirants missionnaires comme celui des docteur Schweitzer en herbe. Des tropiques à l’équateur, des frimas suédois aux rives de l’Hudson, d’inquiétants nuages menaçaient l’homme blanc. L’ONU peinait à rassembler les gars du monde prêts à se donner la main. Ces derniers avaient déjà écopé d’une douche froide aux accents de guerre : un mur avait écrasé quelques mains européennes.

Les murs envahissaient les esprits. Combien de camps du bien ne se sont-ils pas autoproclamés contre les forces du Mal ? Les mains tendues appartenaient à des cadavres. En arrière-fond, les Beatles, Chicago, Led Zeppelin, Dylan, Joan Baez – tous ces artistes qui n’avaient pas leur place dans les juke-box. Du reste, ces derniers commençaient à disparaître entraînant dans l’abîme de l’oubli baby-foot et flippers.

Oscar se voyait déjà compositeur vedette de Broadway. Acclamé (« L’auteur, l’auteur ! ») au quinzième rappel. Ou peut-être scénariste de cinéma. Dut se contenter de quelques scénarios insignifiants de bande dessinée, gribouillés par nuits d’insomnie. Le monde des post-teenagers. Il enregistra distraitement qu’Albert Schweitzer mourut en 1965, nonagénaire couronné d’un Prix Nobel. Les assassinats de John F. Kennedy, Martin Luther King, Robert Kennedy ne pâtirent pas, comme ç’aurait pu être le cas plus tard, des coups barnumesques d’un marketing virulent autour de bienfaiteurs de l’humanité rejetant les acteurs de cette dernière dans l’ombre.

L’emplacement de l’Expo 58 semblait engoncé d’un prodigieux silence. Oscar ne ressentait plus aucun frisson s’il se promenait dans ce cimetière aux illusions. Plus un seul écho de ces gars tentés de se donner la main. Les clubs de correspondance ne fonctionnaient plus. Tout cela semblait n’avoir jamais existé.

On entendait dire que l’Europe devenait le refuge des hommes et femmes politiques en fin de carrière. Devenus encombrants dans leur pays, promis à la quiétude sous les ors de l’Europe. L’Allemagne prenait les rênes d’un continent dans lequel les Anglais figuraient plus que jamais les rejetons de la perfide Albion.

Nous vivions l’ère de l’accumulation. Aux 33 et 45 tours succédaient la cassette et le CD. La télé en couleurs faisait la nique à la réalité. Empilement de contestations, les vérités du jour en déshérence le lendemain, des lendemains redoutés, leurs menaces évaporées le surlendemain, le concours Eurovision de la Chanson ranimait les nationalismes comme une vulgaire finale de Coupe de l’UEFA, le Secam à l’épreuve du Pal, Concorde, ses Français brouillons et ses Anglais dubitatifs, Hair, bouleversement annoncé, permanente effondrée, Oscar qui se voyait déjà mais que personne n’apercevait…

Accumulation de velléités. Tous les gars d’Europe nourrissaient d’inestimables projets, tendaient les mains et les retrouvaient souillées de paperasses. La dictature du formulaire, l’éteignoir du labyrinthe administratif. Résignation. Exil. Intérieur ou sous d’autres cieux. Accumulation de nouveaux membres de l’Union Européenne. Gargouille aux 28 visages. Pourquoi tous les gars d’Europe ne parvenaient-ils pas à se donner la main ? Pourquoi proclamaient-ils leur envie de se donner la main, si c’était pour montrer le poing ?

Oscar, trois romans publiés. Un, autopublié ; arnaque pour vaniteux. Pas de comédie musicale – fallait l’entendre barbariser le piano. Quelque chose comme un Debussy disco, un Mozart grunge, un Schuman façon Sun Ra en bad trip, les mecs, un Beethoven tellement sourd qu’il crut toute sa vie qu’il peignait.

Vint le temps des adieux. La marraine de Récréation. Le papa, la maman, oncle et tante. Madame Thatcher sortie par ses dear friends. Oscar, orphelin ; l’Europe, orpheline. En première ligne désormais. À qui lire les chapitres d’un livre qui ne connaîtra jamais de fin ? À qui faire endosser les projets inaboutis, les politiques agricoles absconses, les tracasseries fromagères, l’euro épargnant les gymkhanas neuronaux dès qu’il s’agit de convertir en francs belges le prix en pesetas d’une paella, l’euro, monnaie du scepticisme, l’Airbus, ESA, Eurostat, lobby des phosphates, eurinsecticides, Europa Cinemas, Erasmus, les mains coupées de ceux et celles qui voulaient se la donner ?

Parvenu au seuil de la non-vie, Oscar ne se soucie plus des regards en arrière. La Grande Œuvre, la Gloire, la Notoriété, il est passé à côté. Ce fut une désespérance, ce n’est même plus un pincement au cœur. Qu’il doit ménager. Pas d’efforts trop lourds. Comme l’Europe. Celle portée sur les fonts baptismaux à Rome, porteuse de ces espoirs que les fées dispensent sur tous les berceaux, sur tous les enfants qui naissent.

L’Europe au seuil de la non-vie ? La disparition programmée ? Peut-être. Pourquoi pas ? Oscar et elle ont vieilli ensemble, paressé ensemble, regretté ensemble.

Oscar attend la prochaine métamorphose. Son « quelque chose » (âme ? Esprit ? Énergie ?) va lentement s’extraire de son enveloppe. Les chenilles font ça, et elles appartiennent à la même vie que nous. Leur arbre généalogique remonte aux mêmes bactéries dont nous sommes issus. Une métamorphose est annoncée. L’Europe ne peut l’imaginer, car nos cerveaux sont limités, répugnent à exprimer tous les potentiels en eux.

Mais ce qui vient sera passionnant. Une Expo 58 à la puissance trillionième.

Minette, pelée, une patte trouée en son extrémité, a traversé plus de 65 ans de la vie d’Oscar. Adorée, oubliée, rangée au fond d’une armoire, elle a revu la lumière au moment où le cerveau d’Oscar s’assombrissait. Il cédait au sentimentalisme, pleurait les espoirs perdus depuis les temps enchanteurs de la jeunesse.

Les flippers n’offriront plus d’extra ball. Ils ont disparu, comme les lancers d’osselets d’avant les GSM, les transistors, Clément Ader, le train et ses escarbilles, Montgolfier, Léonard de Vinci, Archimède, les Celtes de Bérismenil, Pythagoras, les taggeurs de Lascaux, les entrées de la flûte et de la clarinette dans le deuxième mouvement du concerto en sol de Maurice Ravel.

La levée de secrets soviétiques nous a appris que Laïka avait connu une mort atroce. Elle ne s’était pas endormie après avoir contemplé la Terre depuis sa niche spatiale ; elle mourut sans doute ébouillantée.

En plein ciel.

Là d’où nous venons. Comme Peter Pan.

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