La obamamania atteint de plein fouet la bécasse. Elle aurait pu se contenter de vivre simplement, de vaquer à ses petites affaires, de temps à autre écrire un articulet selon la demande de son rédacteur en chef. Mais, dès la parution à la télévision de ce grand Noir dégingandé, élégant. (Attribué à Obama, dégingandé aussitôt se mue en élégance.) Dès sa parution donc, lors d’un meeting pour l’investiture du parti démocrate, ce grand Noir inconnu, mais si apaisant, si enthousiasmant, si calme de propos, si évident dans ses convictions, si sûr de son fait et de sa personne, si « indubitable » à cette heure de dégringolade et de déprime, qu’il avait crevé l’écran. Hillary Clinton en a même pleuré de dépit. Quant à John McCain, le héros de la guerre du Vietnam, il avait beau agiter ses bras, il n’avait pour atouts que d’être un héros de la guerre du Vietnam et sa couleur de peau.

Elle avait frappé à la porte de son rédacteur en chef. L’avait supplié de l’envoyer à Chicago interviewer le sénateur Obama. Il avait refusé net : trop cher. Et puis, avait-il ajouté conciliant, vous n’avez qu’à regarder les télévisions, vous avez assez d’imagination pour mettre du liant, colmater les vides… comme si vous y étiez… faire semblant que vous l’avez rencontré… les lecteurs n’y verront que du leu… La bécasse est écœurée, dans un reportage rien ne vaut le contact ! direct, l’écoute de la voix, capter les mille impondérables qui rôdent autour d’une personnalité. Elle avait eu cette chance avec Saddam Hussein, descendant des Perses, tenant tête à la horde des nouveaux Mongols déferlant des USA. Toi Bush, barbare inculte, fourrageur de poux. Elle en avait décousu avec celui-ci et son axe du bien, avait même éprouvé une certaine pitié envers Saddam Hussein, mort pour rien, pendu par la bêtise d’un seul homme, Bush.

Elle avait réussi à rencontrer Saddam dans son palais. « Que voulez-vous savoir ? », avait-il demandé. « Tout », avait-elle répondu. Il avait ri d’un grand rire éclatant. Elle avait écouté sa voix profonde lui dire que l’Irak n’a pas d’armes nucléaires, qu’il avait beau clamer cette vérité, la dénégation mensongère de Bush l’écrasait de son ignominie. Que peut-on contre la mauvaise foi ? Rien. Elle ne cillait pas sous le regard pénétrant de Saddam car il n’exerçait sur elle aucune séduction. Mais lui, soudain, s’informe de ses goûts artistiques, aime-t-elle les beaux objets, les tapisseries… il est très excité par l’arrivée imminente d’un tapis, commandé en Iran, à l’effigie de Bush l’exécrable, de la laine la plus fine, la plus soyeuse. Ainsi, pourra-t-il fouler aux pieds le symbole de ses adversaires, l’Iran et l’Amérique. Selon l’habitude, il souriait à l’intérieur de sa bouche, une jubilation secrète, à peine un frémissement des lèvres…

Malgré ce sourire, elle avait senti le désarroi d’un homme traqué, se raccrochant à son tapis.

Elle l’avait vu tressaillir à la vue de son majordome portant l’emblème de Bush aux petits points que chaque jour, il écrasera en sortant de sa baignoire. L’entrée du majordome avait coupé net le court entretien qu’il avait offert à la bécasse, il n’est pas permis à une femme de regarder un homme dans la délégation d’un corps à corps souhaité et redouté. L’intimité de la haine impose la discrétion. Sur son ordre, accompagnée de deux sbires elle avait vidé les lieux. Mais elle l’avait vu ! Elle avait respiré le parfum indéfinissable du salon somptueux où il l’avait reçue. Elle avait vu, de ses yeux vu, le regard noir porté sur elle comme si, à travers elle, il voyait l’Europe divisée à l’égard du tyran… Elle avait perçu son trouble, senti sa détermination.

Après Poutine et Saddam, pourquoi pas Obama ? Mais le Rédacteur en chef du Sacré peuple est intraitable : « Vous n’ignorez pas que la banque Forbis à qui, en bon père de famille, nous avions confié la plupart de nos fonds, a tout perdu ? Ajouté à cette perte, la récession… »

La bécasse baisse la tête, pourtant la devise de Madame Anouar el Sadate l’effleure : Where is the will, there is the way. Mais elle a beau vouloir, le chemin devant elle est bouché par un mur d’évidence : pas d’argent.

Il n’en a pas été de même pour le ni Noir ni Blanc Barack Obama. Depuis l’enfance, la volonté et la ténacité le poussent vers un seul but : faire de sa vie quelque chose de grand. La route devant lui, il la voit étincelante. Il réussit tout, ses études, son mariage, mais pour arriver à la présidence des États-Unis, le vouloir et le courage ne suffisent pas, il faut l’argent. Yes, We Can, proclame Obama. La foi en lui-même et en son destin le soude au destin de l’Amérique. Il refuse le financement public : « Américains, si chacun de vous me donne un dollar, nous aurons la victoire ! » Une telle force de persuasion allume l’étincelle. Son enthousiasme électrise les donateurs. Du peuple et du privé, il reçoit des sommes colossales.

Une spirale d’argent, de souhaits, de bonne volonté, même la débâcle financière du moment, séquelle de l’administration Bush, l’aspirent vers le haut, telle une tornade.

Comment faire un article avec tout ça ? Il reste à la bécasse la solution induite par son rédacteur en chef : Faire comme si. Avec des amis, s’installer devant la télévision pour le grand soir de l’élection. Capter à travers le petit écran les imperceptibles, les regards, le froissement d’une jupe, le tremblement d’un doigt, ces détails qui souvent disent plus que les paroles sortant d’une bouche.

Tandis qu’ils s’enfoncent dans de confortables fauteuils, tandis qu’ils se versent à boire et qu’ils boivent, tous regardent le petit écran. Tremblant comme une chrysalide dont les spasmes s’ouvrent et se déplient, le monde nouveau bondit dans le salon. Elle voit les rétrospectives de la campagne présidentielle, les foules en délire, les pleurs de joie, elle voit, de part et d’autre, les drapeaux américains, car tous, républicains et démocrates, sont américains. Un espoir fou au cœur soulève les masses : quoi, un Black à la Maison Blanche ? Oui, un Black.

Au cours des mois de discours, de meetings de dépense d’énergie et d’argent, la plaque tectonique des races avait bougé. Les plaques africaine et sud-américaine, se soulevaient, se frottaient à la plaque blanche, la repoussaient, s’élevant jusqu’à l’inaccessible plaque tectonique blanche par excellence, avec au faîte sa Maison Blanche.

Mais, déjà, mine de rien, imperceptiblement, inexorablement, sourdement, à l’insu des Blancs dominants, à l’insu même des Noirs dominés, cette plaque blanche se colorait du chaud soleil d’Afrique. Dans les champs, les villes et les États, les petits des esclaves grouillaient d’intelligence, jusqu’à faire à leur tour des petits qui devenus grands ont regardé le monde. Le monde des Blancs encore implicitement inabordable. Pas tout à fait, sans doute. Quelle intelligence, quel travail, quelle concentration d’énergie n’a-t-il pas fallu à Condoleezza Rice pour arriver au faîte de la diplomatie mondiale ? « Il lui a fallu être deux fois meilleure que les autres », dit quelque part Google. Faisant référence à la musique, une blague raciste de son enfance remonte à la surface de la bécasse : une Blanche vaut deux Noires…

— La volonté mène à tout, dit-elle soudain.

— Un whisky ?

— Avec de l’eau, s’il te plaît.

— Et toi ?

— Un coca.

Ils boivent, s’exclament, s’excitent, sûrs de la victoire, si sûrs qu’ils se demandent pourquoi ils restent là, devant le petit écran, comme des millions de gens sur la planète ; pourquoi cette élection est-elle si formidable, pourquoi apporte-t-elle tant d’espoir d‘un renouveau ? La réponse est simple : un Black à la tête de l’Amérique c’est nouveau. Et peut-être serait-ce la seule nouveauté, l’avenir le dira. En attendant, tous les possibles se mettent à espérer. Les différents de soi deviennent égaux à soi. Différents de la terre, unissez-vous ! Aimez-vous ! Riches et pauvres, mélangez-vous ! La folie secoue les masses, en Europe, en Afrique, en Chine. Un ouragan d’espoir, un tsunami de l’esprit ne peut que porter Obama au pouvoir.

En Russie, seul Poutine n’est pas content. Obama, ce Noir (ce métis, pense-t-il pour se convaincre d’un moindre danger), ce métis à la tête de l’Amérique ? Il connaît les vieux routiers conservateurs américains, mais celui-ci, à peine né, à peine connu, à peine éligible naguère encore, avec sa foi neuve, son sourire radieux, sa tranquille démarche de félin, oui Poutine n’est pas content. La montée fulgurante de ce Noir au firmament du pouvoir avait quelque chose d’inquiétant, de maléfique même, comme si la donne était faussée, comme si on ne pourrait plus penser comme avant, au bon temps de Bush, où tout était simple, coupé en deux, l’axe du mal, l’axe du bien. Avec Obama, rien ne serait tranché, un certain mélange de bien et de mal donnerait une couleur métissée à l’éthique. La politique tiendrait compte de tous les Américains quels qu’ils soient, tous mêlés, hommes, femmes, Noirs, Blancs, tous unis sous le rêve américain ressuscité. L’Amérique soudée, plus forte face au monde, donc plus dangereuse… Par le truchement du président Medvedev, Poutine prépare la riposte. Ses yeux bleus, virant au vert du loup des steppes, posent un regard froid sur les défenses américaines antimissiles en Europe de l’Est.

Les yeux rivés sur le petit écran, la bécasse parcourt le déroulement de la nuit. À ses côtés ses amis commentent les résultats, la télévision égrène les chiffres de participation, les votes, les heures s’écoulent, tous sont confiants, et comment tant de confiance, tant d’enthousiasme par des millions de gens n’apporteraient-ils pas la victoire à Barack Obama ?

Elle rêve de choses gigantesques, puis… un brouhaha de cris de joie la réveille, Obama est élu ! La « barack » terre est sauvée ! Ses copains boivent comme des trous au triomphe de la foi et de l’enthousiasme. « J’ai la certitude aujourd’hui que tout est possible », dit Obama.

Il mettra tout le monde au travail.

Il s’entourera remarquablement bien.

Il régulera les marchés (pas trop),

Il quittera l’Irak.

Il augmentera les effectifs en Afghanistan.

II…

La bécasse pense à l’article promis à son rédacteur en chef. Elle cherche déjà la chute, le point final, quelque chose de percutant… mais quoi ? Bah, je trouverai bien, se dit-elle.

Et chacun s’en alla se coucher.

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