Out of record I II III IV V

Jean-Louis Lippert,

OUT OF RECORD I

Que pèse la croyance en une nostalgie ? C’est l’une des questions qu’on ne pose pas dans l’Organisation.

J’ai cru jadis en une nostalgie : celle des sagas nordiques, enflammées d’épopées héroïques issues d’Asie Mineure, qu’aurait pu être la Belgique.

Dans l’histoire archaïque l’existence des Belges ne confinait-elle pas au mythe, pareille à celle des Troyens, des Phéniciens, des Éthiopiens ?

Les Galiléens de l’Évangile n’étaient-ils pas d’origine belge, et Jésus-Christ, l’un d’eux ? Ces tribus d’entre Celtes et Germains, dites par la plus vieille littérature, ne nomadisaient-elles pas le long des fleuves ancestraux, du Sud-Est au Nord-Ouest de ce qui deviendrait l’Europe ?

Si j’avais exprimé de telles interrogations, jamais je n’aurais été recruté par l’Organisation.

Les Bolgs aux braies bouffantes ne s’illustrent-ils pas dans l’antique épopée d’Irlande, héritiers d’un roi Bolgios qui prit Delphes et fila jusqu’à Troie, pour y revêtir un bonnet phrygien dont l’histoire moderne se coifferait elle-même ?

Thème à éviter entre tous dans l’Organisation.

Ces Belgaï attestés par Strabon d’Apamée, cette Belgikè nommée par Dion Cassius, n’étaient-ils pas des réalités plus anciennes et plus lointaines dans le futur que la dynastie des Saxe-Cobourg Gotha ?

Il n’était jusqu’au mot Balkans où je ne visse leur trace obscure.

Même sans penser au danger qu’elles représentaient pour l’Organisation, avec qui partager de telles utopies ? Mieux valait oublier les mythes et se rabattre sur l’histoire. Je n’avais, bien sûr, aucun lien avec l’Organisation, quand je fus amené à interroger la pax romana (depuis toujours les empires baptisent paix leur domination), et ce qui la remplaça dans les siècles ultérieurs, pour tenter de comprendre le sort des provinces belgiques jusqu’à nos jours – membres d’un corps difforme, sans organicité propre, fluctuant aux ordres d’un système nerveux central qui leur fut toujours extérieur, ainsi qu’au gré des proies dont leurs organes préhensiles nourrissaient un système digestif hypertrophié.

L’Organisation eût-elle pu encourager mes recherches ?

Effrayé par son ampleur, j’ai renoncé à ce travail ; il me fallait toutefois revenir en arrière pour évoquer l’ultime aventure de ce capricieux pays, à l’aube de la dernière Pentecôte avant l’an deux mille.

C’est ici qu’intervient l’Organisation.

Car, après avoir en vain scruté la Belgique sous l’angle du mythe et de l’histoire, je m’étais rendu à la seule instance qui offrît aux hommes le luxe du bonheur suprême avec la résignation à l’impuissance et à la misère : la religion. Il me prit donc l’envie de croire aux prouesses accomplies par Dieu à travers les Belges. Clôturant de pénibles études en théologie, j’entrepris d’écrire un mémoire qui alerterait aussitôt les antennes de l’Organisation : Gesta Dei per Belgos.

Un tel acte de foi leur tapa dans l’œil. Ils virent en ce médiocre étudiant fêlé la recrue idéale pour des besognes de propagande appelées à s’intensifier dans le Nouvel Ordre Mondial. Pourquoi ne pas avouer ici que j’ai donc tout trahi en travaillant pour elle : mes nostalgies, mes utopies ?

Fêlé ? Oui, je l’étais. Car plusieurs voix parlaient encore en moi. L’une d’entre elles, celle de la rébellion, m’avait conduit aux peines de cœur et à la prison ; j’avais ensuite résolu d’emprunter le chemin de la soumission, qui me fit accéder au seuil de l’Organisation.

Ayant étudié mon parcours de révolution en religion (certains de mes recruteurs avaient accompli le trajet inverse), on décida de m’investir d’un mandat de sainteté. Mon nom de code fut Chevalier Blanc. Je fis d’abord mes preuves à la direction d’un organe estudiantin prônant la libre-pensée. Le travail consistait à mettre au point l’usage circulaire du discours : ce qu’affirme l’Université est juste parce que c’est l’université qui l’affirme. Quand on estima que j’étais devenu capable de remplacer « l’Université » par « l’Organisation », celle-ci m’accueillit en son sein.

Il s’agissait pour nous de traiter plus d’informations qu’il n’y en avait dans toutes les bibliothèques du monde, et cela chaque seconde. Ce flux prodigieux était alimenté par une dizaine de bases réparties dans le monde, à l’écoute perpétuelle de tous les satellites espions.

Condition nécessaire au succès de mon job ? Un langage simplissime supposant une réflexion nulle. Exemple : « L’Organisation est unie. Nous avons la justice et le droit de notre côté. Nous l’emporterons ! »

La théologie, ça aide pour ce genre de choses. Tout se passe selon les plans divins, m’entendais-je marteler chaque soir à la télévision. Nos bombes ont pour mission d’assurer à terme un grand pacte de stabilité dans les Balkans. L’ennemi n’a d’autre choix que de se plier aux ordres de l’Organisation. Ce dément serbe armé d’un rasoir qui menace de trancher la gorge à la chrétienté entière, nous le réduirons à raison.

À l’heure de la soupe, j’affichais une mine rubiconde apte à faire saliver le téléspectateur devant le succès de nos frappes. Mes joues roses brillaient sous les spots, mes petits cheveux gris frétillaient de joie quand j’annonçais la bonne nouvelle aux foyers belges, recrus de désillusions en tous genres, avec une jovialité carnassière.

On aurait pu définir mon état d’esprit devant les micros comme une hystérie froide. Si Freud a vu dans les maladies de l’esprit – nos instructeurs insistaient assez là-dessus -, une compulsion morbide à enfouir au plus profond quelque secret dont la divulgation eût fait surgir au jour un traumatisme initial, je m’employais bien à entretenir une psychose planétaire, en occultant systématiquement les buts inavouables de l’Organisation.

Toute notre sophistique était fondée sur le principe suivant : les violations du droit que l’Organisation se charge de condamner (c’est-à-dire : juger et punir) sont des violations qui offensent Dieu lui-même ; autrement dit : l’Organisation se veut le bras armé de Dieu dans un combat transcendant toutes les contingences, étant entendu que ce qu’elle défend par les armes n’est autre que le meilleur des mondes possible.

Le soupçon pouvait-il naître, ici et là, que ces affrontements d’identités nationales sanguinaires étaient le résultat d’un monde privé de valeurs suprêmes autres que la logique du Capital ? Il convenait de réaffirmer avec plus encore d’assurance que le Nouvel Ordre Mondial – où l’Organisation remplissait la mission des anciens chevaliers teutoniques -, était la volonté de Dieu. Cette religion devait se prêcher de la manière la plus calme, afin que fussent déclarés fous les fauteurs de soupçons et autres trublions vitupérant nos frappes. Comme lors de la guerre du Golfe, les asiles désemplissaient, leur clientèle trouvant une raison à ses angoisses, tandis que les y remplaçaient tous ces agités du bocal trépignant sur les places pour alerter l’opinion contre l’Organisation. Ce qui était impératif dans les dix-neuf communes de la capitale belge où elle avait son siège : toutes les querelles ethnico-linguistiques avaient pris fin là-dessus. Que pouvait-il dès lors advenir d’autre à ce petit pays binational que le funeste sort tombé sur lui un matin de Pentecôte ?

Car c’était bien la fin de l’Histoire théorisée voici dix ans par notre ami Fukuyama qu’entérinaient les bombes de l’Organisation, où qu elles exerçassent leur apostolat. Quelque chose comme de l’Histoire avait-il encore lieu d’être, à savoir de ces mouvements par lesquels un peuple quelconque s’avise de modifier son destin ? Une telle mise en branle, par définition, ne s’opposerait-elle pas à jamais au Nouvel Ordre Mondial défendu par l’Organisation ? N’était-il pas aussi absurde, désormais, de concevoir une partie du monde s’orientant elle-même, qu’un quelconque organe cherchant sa voie hors de la sujétion du cerveau ?

Supposons, par exemple, des peuples ayant au nombre de leurs tares les plus rédhibitoires le fait d’avoir hérité de la fameuse question d’Orient ; supposons que ces peuples fassent le choix (hérésis, en grec) de mettre en doute la validité de ce Nouvel Ordre Mondial ; supposons que, parmi ces peuples, il en soit un qui, au cours de son histoire, ait fait la preuve de sa détermination farouche et qu’en outre il occupe une position géostratégique décisive. Que fera l’Organisation ? Poser la question, c’est y répondre : elle frappera. Oui mais ! Le Nouvel Ordre Mondial se fonde sur une sophistique inédite, où il ne s’agit de condamner (juger et punir) que des violations du droit. Les bombes ne devront donc tomber qu‘après des exactions flagrantes commises par cela qui doit être frappé. (Dans le cas de la guerre du Golfe, c’était plus simple : Saddam faisait partie du sérail. Nous l’avions installé au pouvoir, comme presque tous ses autres confrères chefs du monde.) Mais ici ? Il nous fallait organiser au préalable une partition de cette engeance à peine européenne dont le nom lui-même (Yougoslavie) dit assez qu elle n’est pas de l’Occident mais de l’Est et du Sud, afin qu’à coup sûr nos bombes dussent la frapper. Il fallait, c’est l’évidence, (grâces en soient rendues à Rome ainsi qu’à l’Empire ottoman) que 500 000 Serbes fussent ethniquement nettoyés de la Croatie et de la Bosnie, pour être certains que notre projet d’une grande Albanie suscitât chez un Milosevic l’opération revancharde au Kosovo, qui offrît enfin à nos bombes la bénédiction divine.

Ainsi pouvais-je m’exclamer moi-même au lendemain de Pâques, et devant le dernier Parlement belge : « Nous n’avons aucun intérêt dans cette guerre, ni économique ni stratégique. Nos seules visées sont éthiques. L’Organisation récrit les droits des gens. Elle rend les droits de l’Homme supranationaux »

Ai-je joué mon rôle théâtral d’une manière idéale ?

À la remise finale des prix, j’ai levé la main droite au milieu des nuages, aspiré par une ascension vers le ciel qui me fit croiser la famille royale belge en cortège funèbre vers l’abîme. À bord de leurs limousines, ils venaient encore de provoquer plusieurs morts sur l’axe routier du pays dont il ne resterait bientôt plus qu’une cicatrice ; leurs majestés ne connaîtraient donc pas le pire.

Si j’ai perdu l’usage des sens un matin de Pentecôte, il me faut offrir ici, pour je ne sais qui, l’ultime témoignage de ce que fut ma vie comme porte-parole de l’Organisation.

OUT OF RECORD II

Il y eut un éclair de soleil qui s’éteignit rapide comme un flash et le pays se fendit le long de sa frontière linguistique.

Un grondement terrible explosa dans le ciel, toute la terre trembla, les villes papillonnèrent entre campagnes et forêts, une énorme crevasse fissura le sol dans l’autre sens et le pays fut englouti dans le néant.

Une mouette vint se poser au sommet du mât où claquait au vent la rosace à quatre branches de l’Organisation. Elle piqua vers moi son regard apitoyé, l’air de se demander ce que je faisais encore là, dans ce monde jadis éblouissant dont il ne restait plus qu’un bloc de béton planté en croix tout de guinguois sur ce qui n’était même plus une plage, entre l’eau sale de la mer du Nord et le sombre massif hérissé d’arbres de la forêt d’Ardennes.

Les septante-sept kilomètres de côtes entre Knokke et La Panne s’étaient réduits en un instant à ces murs d’un bunker bruxellois.

Comment un bâtiment d’Evere s’était-il retrouvé perché tel un promontoire entre les vagues d’Ostende et quelque roc de la frontière allemande ? De part et d’autre battaient ses flancs de formidables lames dont l’écume se projetait en gerbes où vapeurs de mazout venues de Dunkerque se mêlaient aux embruns de Zélande. L’immeuble à cinq étages tanguait sur des amarres invisibles. Pourquoi ne restait-il de ce pays que le quartier général de l’Organisation ? Cinq étages de verre et de béton paraissaient recroquevillés sur un amas de secrets.

De quelle nature était donc le missile qui survola l’Europe du Sud-Est au Nord-Ouest, suivant par les airs la voie des antiques migrations belges, au long du Danube et du Rhin, pour atterrir on ne sait où entre la Meuse et l’Escaut, à l’aube de la dernière Pentecôte du second millénaire ?

Les consultations entre Washington, Londres, Bonn et Paris restèrent sans réponse, si ce n’est pour confirmer que c’était bien la forme d’une langue de feu qui était apparue sur les écrans de contrôle. D’origine inconnue, l’engin avait été repéré par tous les radars, déjouant les systèmes d’interception les plus sophistiqués, avant de produire son œuvre elle-même inexpliquée.

Où avait disparu la Belgique ?

Même si la menace russe de pointer sur nous les anciennes fusées soviétiques, malgré les euphémisations d’usage, avait été prise au sérieux par l’Organisation…

On appelle à jamais quelque chose qui dingue ce manque de la vie où nous vidons l’ordure ; ce peut être, qui sait, un boui-boui cradingue, le chant d’une négresse dans les étoiles d’Ur.

Quelle voix parlait en moi ? Jamais l’Organisation ne m’avait commandé de tels mots !

Les rois reviendront, ils seront des fantômes, écrivait Jaurès. Ceux de Belgique ont-ils jamais cessé de l’être ? À qui vas-tu faire croire que tu n’as tout trahi ?

Mais qu’est-ce que je dis ? Qui parle à travers moi ?

Il ne restait déjà plus rien de la Belgique depuis longtemps, sauf cette base de l’Organisation. Tu as écrit mon vieux rappelle-toi tu as écrit dans le journal un éditorial tu t’en souviens ? Qu’aurais-tu dit si un lecteur avait eu le pouvoir d’écrire le lendemain que ton article était un tissu de mensonges ? Qu’aurais-tu répondu s’il avait posé la question : est-il admissible qu’un journaliste travaille à la solde de l’Organisation ? Est-il admissible pour le lecteur que l’éditorial d’un journal, au lieu de présenter une analyse, une tentative de réflexion, soit un acte de propagande et de publicité commerciale pour la plus importante firme de ce pays, qui se trouve être une boîte américaine servant à ravager aussi bien la démocratie que toute authentique économie de marché, alors mon vieux tu vois les conséquences de ton acte, veux-tu faire un effort pour enfin piger qu’on ne peut pas tout se permettre, lorsque tu dis par exemple que la démocratie et l’économie de marché sont devenues l’idéal commun d’Est en Ouest, qu’est-ce que tes commanditaires doivent bien se marrer, comme quand tu ajoutes qu’il s’agit pour l’Organisation de diffuser partout la paix, la coopération, la stabilité, la prospérité, pourquoi pas la colombe et l’olivier comme emblèmes, oui le triomphe de la paix, rappelle-toi mon vieux ce jour-là il s’agissait de justifier l’entrée de la Pologne, de la Tchéquie et de la Hongrie dans l’Organisation, tout restait possible en Yougoslavie, et c’est toi-même quelques semaines plus tard qui proposes de lancer contre la Serbie une offensive terrestre au départ de ces pays, pourquoi pas envoyer se battre les Slaves contre d’autres slaves, comme on l’avait fait avec les nègres en Somalie, oui le Reichstag est reconstruit à Berlin pendant qu’il brûle dans combien de pays chaque jour pour défendre les droits de l’homme et la démocratie ? À mesure qu’un monde se nourrit de cadavres, il se réduit à n’être plus que cuir calciné sans plus de viande rouge et perd donc, par nécessité, plus encore de substance qu’il n’avait prétendu en cannibaliser…

D’où sont encore venus ces autres mots ?

À qui s’adressaient de telles phrases dénuées de sens, qui surgissaient du trou de ma poitrine où il faisait glacial ?

La mouette continuait de me dévisager au sommet de son mât.

Toute guerre n’a-t-elle pas des couacs auxquels on n’entrave que couic ?, semblait-elle me dire. Que pouvait bien signifier encore cette arrogante croix de boussole, notre bannière depuis cinquante ans ? Et d’abord, pourquoi ses quatre branches paraissaient-elles ignorer les directions du Nord-Ouest et du Sud-Est, du Nord-Est et du Sud-Ouest ?

Je me rappelai que, quelques semaines plus tôt, des bombes avaient explosé dans un lycée américain sous le slogan : « Ce que j’aime pas je le liquide ». Ceci ne résumait-il pas toute l’idéologie de l’Organisation ?

Une petite pluie froide se mit à tomber sur l’immeuble battu par les vents. Jamais le vieux palais de l’Organisation n’avait eu à mes yeux cet aspect de tertre funéraire hanté par les mauvais esprits. Quelque chose de doux brûlait en moi qui semblait venir de l’horizon sans soleil, où des trombes de lumière jouaient entre les nuages.

Certes ils avaient beaucoup hésité, là-bas, sur le choix du dernier adjectif. Hors toute plaisanterie, pouvait-il être question de forces fabulatrices, factices, fictives, frauduleuses, furtives ? L’ironie ne fut pas seule à faire envisager le terme de forces franches. Car nos experts avaient planché sur les multiples sens du mot franc. Finalement, ne pouvant oublier la guerre qui se livrait en Afrique, depuis plusieurs années, entre la France et l’Amérique, par de nombreux pays interposés, et considérant que la République française était l’un des principaux otages de notre stratégie en Europe, on résolut d’opter pour une solution plus diplomatique. Nos forces de frappe furent donc appelées fraternelles.

Le beau mot de fraternité me vint aux lèvres. Va-t-on me croire ? C’était l’un de nos plus fidèles alliés, le roi Fahd d’Arabie, qui avait trouvé la solution lorsqu’il envoya quelques dattes aux réfugiés kosovars, pour aider « ses frères musulmans sinistrés » !

Les mots s’écoulaient librement de ma poitrine. Ce n’étaient plus les phrases excessives d’il y a quelques minutes, où je reconnaissais à présent la voix lointaine de quelqu’un depuis longtemps prisonnier en moi, cet adolescent qui, dès l’âge de dix-sept ans, savait bien que tout le mouvement de l’Occident conduisait à une guerre avec l’Est et avec le Sud. Un temps, cette voix m’avait suggéré de prendre parti pour le camp ennemi, mais je l’avais trahie, enfin c’est façon de parler, vous savez comment va la vie, du moins croyais-je n’avoir pas trahi mon pays…

Où avait-il disparu ? Dans quel vide s’était-il volatilisé ?

Certes, depuis le retour d’Afrique, nous habitions la capitale d’une nation qui s’enfonçait déjà dans le néant. Je fis taire en moi cette voix de la rébellion quand je compris qu’il n’y avait plus de pays de mon enfance, que ce pays n’existait qu’en moi seul, et qu’il fallait donc se soumettre au seul sens de la boussole indiqué sur le drapeau de l’Organisation.

J’avais l’air de quoi ? Déjà, cette question, je me l’étais posée voici quelques semaines : dans tous les cas, la traduction française finissait par un « f ». Que l’intitulé du bureau de l’Organisation dont j’étais le responsable en Belgique fût devenu : « Bureau logistique unifié des forces fraternelles », ou des forces franches, ou des forces fabulatrices, factices, fictives, frauduleuses, furtives (un instant, j’eus même peur qu’on ne parlât de forces funèbres ou financières), son sigle pour la francophonie restait le même : B.L.U.F.F.

N’était-ce pas, au moins, un lapsus passif de ma part ? Car il est évident que j’aurais pu le signaler à l’Organisation. Inconsciemment, je dois sans doute à mon double d’avoir laissé se poursuivre cette plaisanterie. Mais comment le Fraternal forces unified logistical office, de l’autre côté de l’Atlantique, ne s’en était-il pas avisé ? Avaient-ils été les victimes d’un coup de semonce de la langue de feu qui devait tomber sur la Belgique au matin de la Pentecôte ?

Ce fut un grave trébuchement verbal de l’Organisation qui se voulait le cerveau du monde.

OUT OF RECORD III

Je ne m’en plaignis pas.

Les milliards de misérables crevant sous la loi du Nouvel Ordre Mondial, les centaines de millions d’enfants réduits à l’esclavage, de personnes déplacées par l’effet de la guerre économique étendue à toute la planète, quel meilleur écran pouvions-nous leur opposer que ces déguenillés d’une province au sud-est de l’Europe, à condition que ceux-ci fussent mis sous protection de la Fraternité ?

Le refoulé de l’Histoire toujours s’exprime par quelque forme spirituelle.

Ainsi, n’était-il pas plaisant de voir une guerre dont le but non avoué consistait à faire pour toujours de la Terre un organisme obéissant à l’unique cerveau de l’Organisation, prendre la forme d’une croisade en faveur de la sécession d’une province ?

Il s’agissait en somme de faire passer pour parole d’évangile une logique de cour d’école, où tous les grands voyous réunis battaient à mort une petite frappe dont ils convoitaient le coin de jeu, pour la raison que celui-ci terrorisait un plus petit que lui. Remarquez bien, on laissait faire. Tous en chœur brandissaient sparadrap et mercurochrome en tapant dans les gamelles. On omettait de dire que ces secourables voyous eux-mêmes, par humiliations successives, avaient créé toutes les conditions de la délinquance qu’ils prétendaient venger. Mais où étaient passés les professeurs et le maître d’école ? Assis devant un écran de surveillance intérieure, dans le bureau du préfet de discipline, ils appuyaient en silence l’opération justicière, écoutant la voix du porte-parole de l’Organisation.

Ainsi purent accourir le ban et l’arrière-ban de tous les grands voyous des années précédentes. En guise de fête des anciens, ils s’offraient des souvenirs qui remontaient à Verdun. Ceux-là qui avaient voté les crédits de guerre en quatorze, ceux-là qui avaient assassiné Jaurès, ceux-là qui au Traité de Versailles avaient posé Hitler dans le berceau de la future Europe Nouvelle, ceux-là qui n’avaient jamais tant hurlé contre Staline que contre Lénine, désigné comme le principal coupable de leurs propres crimes, tous ceux-là prétendaient faire oublier à l’école ce mot de Jaurès : Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée, l’orage. Ne s’agissait-il pas, précisément, de revenir au temps de la Société des Nations ?

C’était à nouveau l’autre voix qui parlait en moi.

Mon cerveau était-il donc victime d’un dommage collatéral dû à nos frappes chirurgicales ?

Oui, mon boulot supposait d’affirmer des choses simples comme la fin justifie les moyens. Quelle était au juste la fin ? Rousseau n’a-t-il pas dit que sitôt que c’est la force qui fait le droit, les faits changent avec la cause ? Quelle est au juste la cause du conflit et quelle est notre cause ?

Quelle réalité se cache-t-elle sous le vœu d’« intégrer la Russie au concert mondial » ? Ne sont-ce pas les véritables fins recherchées à long terme qui disparaissent derrière l’immense nuage des moyens utilisés ? N’est-ce pas, sous leurres d’images et brouillages verbaux, la colonisation intensive du monde slave jusqu’en Sibérie qui est programmée par nos marchés ? Pourquoi pas la suppression de l’alphabet cyrillique, l’uniformisation planétaire des signes ? Décidément, l’ennemi réussissait à m’embrouiller encore. N’était-il pas présent dans cette mouette au sommet du mât, qui me perturbait de son regard maléfique ? Quand même, d’où provenait un tel engrenage fatal ? Certes, le récent Traité d’Amsterdam avait mis toutes les forces de l’Union européenne sous les ordres de l’Organisation. Et bien sûr que, si celle-ci l’avait voulu, cette guerre n’aurait pas eu lieu ; n’en fut-il pas de même de toutes les guerres du passé ? Celles-ci, toujours, ne répondaient-elles pas aux vœux inavouables de quelque chose comme l’Organisation ?

Que voulez-vous y faire ? Nous avons trop besoin d’une grande Albanie pour établir nos bases qui garantissent à long terme le contrôle aisé, non seulement des armes et de la drogue, mais aussi du pétrole. Le Danube était à cet égard un verrou qu’il fallait maîtriser. Comment donc ne pas nettoyer cette zone d’une présence indésirable, qui avait été la seule à résister par les armes aussi bien à la puissance ottomane qu’aux divisions nazies ? Refusent-ils que se déploient les armées de l’Organisation sur leur territoire ? C’est à moi qu’il revient de faire accepter par l’opinion mondiale qu’on les bombarde. Peu importent les moyens du moment qu’il n’y ait pas d’alternative : notre occupation militaire aura lieu, de gré ou de force. Aucune autre option que d’accepter les conditions de l’Organisation. D’ailleurs, ne s’agit-il pas d’un régime dictatorial qui n’a plus sa place en fin de XXe siècle ? Justement, nous devions fêter bientôt les cinquante ans de l’Organisation. Un demi-siècle, ça fait un sacré bail ! Si l’Organisation ne s’en était acquittée, qui eût organisé le feu d’artifice à sa place ? Nous étions sur le point de souffler, en guise de bougies, toutes les lumières de Belgrade, quand une langue de feu s’est abattue venue du Sud-Est. Malgré la puissance de nos ordinateurs, la science de nos stratèges, les calculs de nos planificateurs, aurions-nous pu prévoir un tel effondrement de notre base ?

Je remuais en bouche une langue enflammée de sang. Sous le regard d’une mouette, je ressassais la mauvaise pâte accumulée en moi depuis tant d’années. Oui, ma voix fut bien programmée comme un missile, même si son propre écho l’atteignit comme une balle perdue.

OUT OF RECORD IV

Ainsi les exigences de l’égalité, les nécessités de la liberté, les impératifs suprêmes de la fraternité m’imposaient-ils d’accepter un subsidiaire pis-aller : être l’officiel représentant, à Bruxelles, du B. LU. F. F.

Ainsi notre Bureau logistique unifié des forces fraternelles entreprit-il, sitôt lancées les premières frappes, de rameuter toutes les forces de la Gaule. Celles-ci n’étaient-elles pas supposées avoir eu leur content d’émotions positives grâce à leur victoire à la Coupe du Monde de football ?

C’est donc principalement de France que l’on vit accourir, dans la cour de l’école, tous les grands voyous des années précédentes.

Même si Tonton n’était plus là pour savourer en esthète une jolie castagne, pas plus que Charles et Pierre, ses regrettés seconds couteaux, même si parmi ses anciens féaux Michel, Édith, Roland, Laurent, Bernard, pour diverses raisons, n’étaient plus trop en voix, ce fut plaisir de contempler Lionel qui jaspinait aux premiers rangs et, surtout, d’entendre Jack y aller du combat qui opposait la dictature à la démocratie.

Quelle part de triviale bêtise dans un cynisme si candidement affiché ?

Combat de la démocratie contre la dictature ! N’importe quel grouillot de presse, même passé par l’Institut de Journalisme de l’Université libre de Bruxelles, sait que presque TOUTES les « démocraties occidentales » ont fomenté, puis soutenu, presque TOUTES les dictatures sanglantes de ce siècle : Mussolini, Staline, Salazar, Hitler, Franco, Pilsudski, Horthy, Porfirio Diaz, Métaxas, Pétain, Atatürk, Péron, Pahlavi, Khomeiny, Suharto, Soekarno, Pol Pot, Ceaucescu, Pinochet, Videla, Stroessner, Mobutu, Bokassa, ldi Amin Dada, Omar Bongo, Eyadema, Hassan II, Saddam Hussein, Jonas Savimbi, Pik Botha, Habyarimana et cent autres dont les noms m’échappent, selon une logique de conciergerie impériale sans précédent dans l’Histoire des tyrans.

D’autre part, l’ex-ministre de la Culture n’était-il pas aux premières loges pour tout savoir sur les dessous de la fameuse Opération Turquoise ?

Mais comment comprendre que ce minable personnel, hier élu par le peuple de gauche au nom d’une rupture avec le capitalisme, ayant chapardé de quoi vivre à l’aise dix vies de seigneur, applaudisse aux frappes en baissant son froc devant cela qui les entube ? Peut-être, après tout, était-ce l’enculage du plus fort qu’ils cherchaient, avec leurs airs de matamores, quand ils singeaient la force tranquille, tandis qu’ils prenaient par-derrière la classe ouvrière ? Peut-être n’était-ce qu’une vulgaire affaire sadomaso.

On comprendra bien sûr que je ne parle ici que de la France, et non de la Belgique, une même logique ayant été ici à l’œuvre de manière encore plus caricaturale — les culs pelés du populisme belge singeant les singes d’outre-Quiévrain —, vu que je ne veux pas voir débarquer demain matin dans mon isba les forces de la gendarmerie militairement réorganisées grâce à l’affaire Dutroux. Le code génétique de ce dernier, dans quelque éprouvette, ne Figurera-t-il pas l’ultime patrimoine d’un petit pays qui n’en Finissait pas de mourir depuis sa naissance, et dont l’histoire véridique était le principal tabou ?

Depuis les tueries du Brabant voici quinze ans, passant par les attentats des prétendues Cellules Communistes Combattantes, jusqu’aux assassinats terroristes d’enfants ces dernières années, ne sent-on pas un lien souterrain profond, l’effet d’un gouvernement de l’ombre, dont il était vital pour l’Organisation que la logique réelle n’apparût pas aux yeux de la population ? Parlons-en de ces yeux ! Pris sous le feu nourri de la réclame politique et de la propagande commerciale, comment le regard des gens pouvait-il s’y dessiller au point de voir autre chose que les leurres qu’on leur fabriquait sans répit ?

On eût donc dit partout amalgamées les diverses composantes chimiques d’un même principe actif – le mensonge -, qui ne produisaient leurs effets dans le système nerveux de l’organisme social qu’à condition de baigner dans un excipient assez gélatineux pour les rendre homogènes : la non-pensée, l’absence de tout scrupule, un nihilisme absolu.

Il y eut ainsi nécessairement beaucoup d’« intellectuels » à l’appui balistique des frappes humilitaires. Car outils militaires et idéologiques allaient de pair. Ceux-ci fonctionnaient comme des leurres au service de l’Organisation. Leurs verbiages avaient pour but d’occulter une dimension majeure du conflit : cette Information Warfare qu’est la doctrine militaire U.S. imposait que la TOTALITÉ des informations recueillies par les cinquante satellites à la disposition du Pentagone fussent exclusivement gérées par celui-ci, les « alliés » n’ayant aucun accès à ces données, encore moins à leurs analyses, et ne pouvant peser sur aucune décision majeure. Dans la guerre du renseignement, une distance aussi infranchissable devait prévaloir entre Washington et l’Europe qu’entre un système nerveux central et les fibres nerveuses à l’extrémité d’un membre qui lui obéit. La France, terre d’origine de l’intellectuel critique, en dissidence avec le pouvoir absolu, se voyait donc surveillée de près. Le technocosme américain, machine à diriger le monde, n’aurait pu davantage tolérer une réflexion autonome d’intellectuels ou d’artistes influents qu’un cerveau n’admettrait la pensée rebelle de son petit doigt lorsque celui-ci épouse la couture du pantalon.

On parvint dès lors à cette coïncidence admirable, à l’heure où la trahison des clercs atteignait un paroxysme indépassable : quand tout penseur ou artiste véritable (en ce compris d’innombrables inconnus) se révulsait devant un tel sommet d’hypocrisie, tous les grands noms de la cour faisant profession de « penser » ou de « créer », à la solde du pouvoir, embouchaient le clairon de la charge pour sonner une même assourdissante fausse note. Unanime ou presque était la voix de cette valetaille imposant aux esprits le diktat de Rambouillet ; uniforme, leur manière de se poser en ministres plénipotentiaires de la cause humilitaire. Il n’était pas l’un d’entre eux, remarquons-le, qui n’eût bâti sa carrière sur un quelconque maquis de la clandestinité : j’avais déjà signalé ce processus dans plusieurs samizdats parus voici plus de dix ans.

Elle commençait à me tarabuster, la mouette au sommet de son mât !

Ses petits yeux me vrillaient comme si elle entendait la voix lointaine en moi faisant remonter des obscénités qu’il fallait oublier.

On nous dit quoi ? Nous sommes en guerre avec l’Afrique et la Russie ! Nul ne doit le savoir : les électeurs vont aux urnes dans trois semaines.

L’entraîneur de l’équipe nationale belge de football restera-t-il à son poste ? C’est la seule question qui se pose. Tel ministre à la Coopération, dont les chancelleries du monde rient encore pour le fait qu’il fut le dernier à soutenir ouvertement Mobutu, ne vient-il pas d’aggraver son cas tâtant le pouls, à travers un grillage barbelé, de quelques enfants kosovars ? Est-il un seul parti belge, un seul homme politique, à trois semaines des élections, qui autorise que soit posée la moindre question ? Depuis le génocide organisé par Léopold II dans le bassin du Congo, en passant par les accords secrets du plan Manhattan qui offraient l’uranium aux Américains, jusqu’à la livraison finale du Principe Espérance à l’Organisation par Paul-Henri Spaak, la Belgique est-elle jamais sortie du coma ?

L’Organisation avait-elle besoin de ce pays autrement qu’en état de syncope ? L’amnésie ne devait-elle pas lui tenir lieu de culture, sa mémoire irradiée telle une tache blanche au cœur des cartes africaines de jadis ? Chacun n’a-t-il pas oublié que le Parti catholique flamand, d’accord avec le Palais royal et le Vatican, s’entremit dans le génocide rwandais planifié par l’Élysée deux ans avant le mois d’avril 1994 ? Conclusion du rapport parlementaire en France à propos de ce génocide :

Les risques d’un déchaînement de la violence se trouvaient réunis. La France les a parfaitement perçus. Elle n’a pas su tirer de cette appréciation les enseignements adaptés. À qui profite cette guignolade ?

François de Grossouvre, l’éminence grise, n’est-il pas suicidé dans son bureau de l’Élysée le jour même où l’on abat l’avion d’Habyarimana ?

L’homme à tout faire alors en Afrique de François Mitterrand n’est-il pas l’actuel ministre français des Affaires étrangères, celui qui aboya l’un des premiers pour que l’Organisation frappe en Yougoslavie, au nom des droits de l’homme et de la démocratie ? Son acolyte à la Santé, celui qui portait sur son épaule des sacs de farine en Somalie, ne s’extasiait-il pas du fait que « les Français aiment l’humanitaire, ils ont toujours aimé ça. Tout s’est emballé lors du week-end de Pâques, après la diffusion d’images des convois de réfugiés » ?

Où voulait en venir tout ce baragouin ?

OUT OF RECORD V

Le soir allait tomber.

J’en étais là depuis des heures à radoter tout seul sur la plage d’Ostende, face à cet immeuble au sommet duquel me scrutait une mouette, quand troua l’air un hurlement de sirène hystérique.

Où en était la réalité ? Je m’avisai que je l’avais laissée de côté, refusant par exemple d’entrer dans ce bâtiment dont un bureau du cinquième étage avait été celui de mes fonctions. Quelle preuve pouvais-je avoir que la dissolution de la Belgique à trois semaines des élections, les frappes menées contre la Yougoslavie par les bombardiers de l’Organisation, fussent autre chose qu’un mauvais rêve ?

La Belgique elle-même, qu’avait-elle été, sinon un cauchemar éveillé ?

Nulle part au monde, ailleurs qu’en cette province de l’État mondial impérial où l’Organisation avait son siège, n’existait une relation plus perverse entre la réalité et ses représentations. Le tissu économique s’y était délité à la vitesse où ses grands groupes industriels et financiers hissaient des pavillons qui n’étaient plus ceux du pays ; le tissu politique réel, celui qui est supposé tirer solidité d’un rapport de confiance entre la caste gouvernante et l’électeur, n’était plus qu’un torchon souillé réduit en lambeaux par des stratégies occultes qui le foulaient aux pieds depuis des lustres ; quant au tissu « culturel » ! Toute l’astuce conjuguée du détective Hercule Poirot, du commissaire Maigret, de l’aventurier Bob Morane, du reporter Tintin et de son chien Milou flanqués des deux Dupon (d)t eût été davantage mise à contribution pour en déchiffrer l’inextricable trame, que pour élucider l’énigme d’un pays volatilisé…

La sirène invisible hurlait de plus belle.

Au milieu de ce qu’il restait de la digue apparut une ambulance qui fonçait, tous feux d’alarme allumés. Elle ne pouvait sortir que de l’immeuble s’effaçant dans la pénombre et je dus faire un bond de côté quand, après une embardée soulevant un nuage de sable, sa masse blanche ornée d’une croix rouge stoppa devant moi. Dans un grand rire, le chauffeur ouvrit sa portière et m’apostropha :

— Je vous dépose quelque part ?

Ébloui par les phares, je mis une main en visière et m’avançai vers lui.

Seule une rencontre, la voix d’un être réel, n’importe quelle conversation véritable, même la plus banale, pouvait me persuader que je n’étais pas tombé dans une dimension de l’univers excluant toute réalité. Machinalement, je sortis une cigarette et la tendis dans le geste de demander du feu. Une silhouette imposante se découpa devant moi. À la lueur de la flamme, la stupéfaction que je dus exprimer fit redoubler son rire qui s’étrangla quand je le saisis des deux mains à la gorge :

— Vous ici, ce n’est pas possible !

En homme aguerri, l’ambulancier esquiva mon attaque avec humour :

— Vous n’admirez pas mon nouvel uniforme ?

S’étant épousseté avec soin, il prit lui-même une cigarette qu’il alluma avant de ranger le briquet dans la poche de sa blouse d’infirmier.

Je n’avais aucune chance au corps à corps contre ce type. Aussi est-ce avec résignation que je me laissai tomber dans le sable pour souffler :

— Qu’avez-vous fait des millions de Kosovars ?

Il repartit de ce rire barbare qui par lui-même eût justifié nos frappes.

— Ils sont sains et saufs.

— Où ?

— En Palestine, on leur a fait de la place dans les camps de Cisjordanie et de Gaza.

— Et vous là, c’est quoi ce cirque ?

— Vous ne saviez pas ?

Qu’aurais-je dû savoir ? Nul ne l’ignorait, que l’Organisation avait frappé sa résidence à Belgrade. Houppe de cheveux au vent, le plus grand criminel de notre temps me toisait avec cette révoltante superbe qu’on lui voyait afficher depuis dix ans dans son palais yougoslave. Comment se trouvait-il ici, sur la plage d’Ostende, en possession d’une ambulance de l’Organisation ? L’immeuble en surplomb, tous feux éteints, ne laissait deviner aucun autre signe de vie. Un sursaut d’orgueil me fit me redresser pour l’empoigner à nouveau et lui cracher au visage :

— Bien sûr que je sais tout ! Je ne suis pas pour rien le porte-parole de l’Organisation !…

Il n’eut même plus besoin de rire pour m’accabler d’un mépris venu du fond des âges. Je l’entendis murmurer, une pointe de pitié dans sa voix rauque :

— Après la disparition de l’Empire du Mal, l’Organisation était en manque, mon vieux. En manque d’ennemi je veux dire. Il fallait que je refuse les prescriptions imposées par l’Empire du Bien, on avait besoin de mon défi. Que veux-tu, je devais jouer le rôle du mauvais dans cette histoire…

— Vous n’allez pas me dire que l’Organisation avait intérêt à la disparition de la Belgique !

— Ce sont les aléas de toute guerre.

— Cela n’a aucun sens ! Le siège de l’Organisation ne fonctionne plus, et vous êtes là, le principal ennemi, comme…

Il sortit triomphalement un trousseau de clés de sa poche.

— Vous pouvez le dire… comme le concierge de l’immeuble. Eh bien oui mon vieux, ça peut paraître absurde mais c’est moi qui ai les clés. Ils ont tous fait leurs malles et quitté le navire.

— Et la guerre dans tout ça ?

— Mais elle continue de plus belle ! Les frappes s’intensifient, toutes les armées de l’Organisation occupent les Balkans, et moi je vais vous dire adieu car je dois être avant l’aube à Belgrade pour négocier ce qui est encore possible.

— Comment et pourquoi n’ai-je pas été prévenu ? Qui est notre porte-parole à présent ? D’où est venu le missile inconnu qui a frappé ce pays ? Où sont ses villes, ses forêts, ses campagnes, ses habitants ?

J’avais hurlé tout contre son visage, les deux mains agrippées à son col.

D’un geste brusque, il me repoussa. Que pouvais-je faire ? Le tyran des Balkans me tourna le dos et remonta dans l’ambulance. Il fit mine de démarrer, se ravisa, passa une tête hilare par la portière et désigna le firmament étoilé. Un long moment, nous restâmes en silence comme si le chant de la mer était la seule réponse à toutes ces questions. Dans l’ombre, une mouette fondit, lança son cri puis s’engloutit dans la nuit. Même la voix lointaine de mon double s’était tue à jamais.

Avec un petit rire, le bourreau de la Yougoslavie fit tinter son trousseau de clés, avant de mettre en marche le moteur.

L’ambulance partit en faisant patiner ses roues sur le sable. Elle disparut bientôt dans la direction du Sud-Est. Je me mis à la place de Slobodan Milosevic. L’anéantissement de la Belgique lui ferait gagner trois bonnes heures. Et ne pus m’empêcher de penser que cette manière de voir, même dans le désastre, le bon côté des choses, était ce qui resterait à jamais d’un pays qui n’existait plus.

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