Paysages avec hommes dans la course

Jack Keguenne,

Aussi loin qu’il m’en souvienne, une année, un jeune homme au talent reconnu assurant à la télévision que sa participation était prématurée.

Et l’année d’après, une victoire avec un écart en dizaines de minutes sur les poursuivants.

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Il est des moments où grandir semble n’appartenir qu’aux autres, où la gloire se trouve déjà dévolue.

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Longtemps plus tard, dans la chaleur d’un été (c’était un appartement au deuxième étage, surexposé au soleil), affalé sur le sofa avec des boissons fraîches, regarder sur l’écran large et éprouver de la compassion pour ceux qui faisaient des efforts — en vain, le plus souvent, mais il n’empêche.

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Dans le peloton, il devient impossible de s’y retrouver, même avec les maillots colorés. Les casques et les lunettes sont désormais de mise, l’identification est obscurcie — chacun y trouve sa règle.

Pour se faire reconnaître, il ne reste que le galbe des jambes, et leur manière de s’agiter. Un style derrière l’uniformité.

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À un autre moment, le passage du peloton devant la maison.

Le gigantesque ziz de la chaîne sur le dérailleur, comme le passage d’un essaim d’abeilles, durant quelques secondes, et déjà la bascule de ce monde dans l’avenue en pente.

Rien à retenir sinon une déception d’un bloc compact qui semblait poursuivre les mêmes objectifs globaux ; il n’y avait aucun héros particulier, tous s’en allaient au loin ; et que certains tireraient leur épingle du jeu.

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Être passé de la solitude dans des paysages inconnus sur des bécanes lourdes aux foules bordant la route, puis aux consignes d’équipe et oreillettes.

Il n’y a pas que l’effort, ni que la volonté. Fini le temps du forgeron qui redresse la fourche. La production orchestre le rôle des favoris et s’accorde aux médias. On gagne désormais selon une mauvaise éprouvette ou en profitant d’un saut de chaîne.

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L’idée était celle d’une course, avec la route ouverte, les difficultés en montée, le bruit des supporters d’un autre coureur, le journal qui avait balisé le terrain pour un autre vainqueur, et l’étonnement d’être, quoiqu’essoufflé, en position de gagner.

Cette inquiétude d’avoir toujours été anonyme et, pour un jour, de ne plus l’être, de se créer, même sans espoir prochain, une carte de visite.

(Les bras levés ne durent que dix mètres).

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L’enfance rêve de paysages, de pays ouverts qui semblent lointains. Celui qui les traverse avec les commentaires élogieux de la télévision les rend grandioses. Tout semble à conquérir.

Comme si le moment des coquelicots devenait durable.

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Viendra le temps où les coureurs auront pris de l’âge. Bien sûr, la France n’aura pas vieilli et le Tour repartira. On n’échappe pas à ce qui s’est imposé depuis longtemps comme une habitude, mais on s’étonnera de surveiller les résultats, d’autant plus qu’ils alignent des noms désormais nouveaux, la plupart inconnus, et que ceux qu’on savait brillants ne sont même plus directeurs sportifs ou parties prenantes. Éjectés peut-être par une force centrifuge.

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Il y eut une époque pour les héros, elle semble venue l’actualité pour les excuses d’une défaillance, ou celle du travail d’avocat sur quelque abus. Pages sports et faits divers.

De l’ambulance, aujourd’hui, on dira qu’il est aussi facile de l’appeler pour en abuser que de tirer sur elle si on n’a rien à commenter.

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Il y aura toujours, parmi ces hommes, des favoris et on s’attachera, après les avoir mis en épingle, à excuser leurs éventuelles défaillances. Cela restera humain, au moins à première vue. Rien ne sera dit ni du zoo que chacun constitue autour de lui, ni du cirque qui appelle cette consensualité avec le public, ni de ce travail d’organisation prémédité pour favoriser ceux qu’on attend.

On ne s’appesantira pas sur l’idée qu’on s’est appuyé sur le mythe pour devenir un non-événement.

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Certains prendront la tangente des drogues, mais en secret, sous couvert — quoique certainement approuvés. À longueurs d’étapes, il y aura toujours des mots étouffés : la télévision et les journaux auront relayé une renommée, un exploit, un mérite particulier dont bien peu se soucieront de vérifier les capacités intrinsèques sur la durée. À moins d’inventer, comme en banque, une valeur dont le cours est fragile, mais qui paralyse le taux d’échange autant qu’elle sert à sa gloire éphémère.

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Quand même, deux cents kilomètres par jour derrière la voiture qui coupe le vent et en rêver deux cent cinquante en tête, sans aide, sur ses propres forces, sous l’éclatant maillot du bailleur de fonds qui applaudira.

Un signe de croix à l’arrivée et une pensée pour sa mère.

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Les lignes droites sont cruelles, les échappées tolérées quelques minutes, les montées épuisantes, les descentes dangereuses, et les arrivées au sprint réglées pour quelques-uns.

La France ne laisse pas assez d’espace à ceux qui souhaitent profiter de son Tour.

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Il n’y a pas de promesse, il n’y a qu’une mésentente que certains récupèrent.

Ce qui s’organise n’a pas toujours conscience de ses visées ; ceux qui laissent aller n’abdiquent pas seulement, ils inscrivent leur incapacité à pouvoir.

Dans le peloton, il reste une règle dont certains abusent, tantôt abri tantôt cachette. Comme si la patience intervenait quand on a déjà pris la peine de pédaler à plus de 40 km/heure.

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Nous ne gardons que le souvenir des victoires et nous nous épuisons à combler les défaites, à refaire les retards.

J’ignore si ceci vaut plus pour le spectateur que pour les protagonistes.

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D’enfance, je garde l’idée d’un effort, d’une difficulté surmontée par laquelle le meilleur gagne. Une morale constituante, une règle saine pour l’athlète et pour la vie en société.

Considérer encore qu’il y a de la grandeur à se dévouer quand cela demande tant d’efforts, lesquels se manifestent sans doute moins dans la course que dans sa préparation au quotidien.

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On ne pense pas assez que la route peut être un théâtre, la répétition d’une pièce déjà écrite avec ses histrions de la sueur ou ses boutades de l’esprit d’équipe. Un spectacle à fabriquer de la promesse auquel chacun contribue en désordre, mais avec espoir.

On oublie la caméra sur la moto.

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Quelque chose devrait naître d’un savoir épuisé qui sait ne rien pouvoir atteindre.

Je ne serai jamais pompier, je ne gagnerai jamais le Tour de France, et je ne me rattraperai pas sur les classiques ardennaises ou dans Paris-Roubaix.

J’écris et il y a plusieurs années que je n’ai pas utilisé un vélo.

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D’enfance, il me reste le vouloir.

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