La petite reine

Corinne Hoex,

Décidément, le cyclisme, ça me poursuit. Pourtant, j’y ai renoncé. À quinze ans. Lors de mon anniversaire.

— Un vélo ? Tu veux un vélo ? Qu’est-ce que tu vas faire d’un vélo ? Tu veux faire le Tour de France sans doute ? Tu veux battre Eddy Merckx ? Je te préviens, Charlotte ! Ne crois pas sortir d’ici sur un vélo ! Tu n’iras pas à la rue là-dessus ! Alors, un vélo pour rouler en rond sur l’herbe du jardin, si tu veux ! Mais ça ne roule pas bien sur l’herbe, un vélo, n’oublie pas ça ! C’est toi qui vas tondre le gazon ? C’est toi qui vas passer la tondeuse chaque jour pour que ça roule bien ? Et abîmer la pelouse ensuite avec les roues d’un vélo ?

— Qu’est-ce qui se passe ici ? Qui parle d’un vélo ? Ça ne suffit plus à Mademoiselle, sa trottinette ? Dans trois ans, quand elle sera majeure, elle s’achètera un vélo ! Mais tant qu’elle est sous mon toit, elle peut faire une croix dessus ! Elle a sa trottinette !

*

Un corps d’athlète. Hélène a raison. Il a un corps d’athlète.

— Charlotte, tu as regardé ses épaules ? Tu as vu les cuisses qu’il a ? Aaah ! Ses cuisses ! Ses cuisses ! Et ses fesses ! Tu es difficile, Charlotte ! Vraiment difficile ! Moi, à ta place…

Hélène a raison. Elle, à ma place… Mais voilà : je n’aime pas les cyclistes. Le vélo, j’ai fait une croix dessus.

La semaine dernière, il s’est déclaré. La manœuvre était irréprochable. Quelques dîners au restaurant. Deux soirées au théâtre. Un concert. Un opéra. Toujours la cravate en soie et la pochette. Le tour de la voiture pour m’ouvrir la portière. Et des fleurs, chaque fois. Un sans-faute, vraiment. Un parcours impeccable. Si ce n’est le vélo. Si ce n’est, par-dessus la lueur des chandelles consacrées à la suavité de nos tête-à-tête, ses exposés monomaniaques enivrés de becs de selles, de cale-pieds, de pignons, de fourches et de leviers. Si ce n’est, pour seule conversation galante, ses conférences obsessionnelles pétries de câbles de freins et de carters, ses aventures infatigables de pédaliers, de moyeux, de dérailleurs, de valves et de guidons chromés.

— Charlotte, à ta place…

— Eh bien, Hélène, prends-la, ma place ! La voie est libre ! Il est à toi si tu veux, avec ses fesses, ses cuisses, ses épaules et le reste !

Peut-être, après tout, pour ces muscles galbés, fuselés et puissants, Hélène s’accommodera de cette place. Ses yeux au fond des siens, elle écoutera avec béatitude son champion lui conter fleurette sous forme de braquets et de jantes. Elle l’entendra au téléphone soupirer très fort pour elle, vraiment très fort, étrangement fort, et voudra pardonner à son insatiable pédaleur lorsqu’elle découvrira que le vélo d’appartement, auquel il se révélera spécialement assidu, sera l’unique raison de cet essoufflement. Après quelques mois de fréquentation soutenue, d’opéras, de fleurs et de portières ouvertes, Hélène, résistant vaillamment à l’ennui des longs panégyriques à la gloire de Louison Bobet, Jacques Anquetil et Bernard Hinault, endurant stoïquement les souvenirs nostalgiques des maillots jaunes d’autrefois, la pesante récitation des palmarès et des podiums, les trémolos d’émotion à la mémoire de Luc Varenne, dont l’intarissable faconde, la verve dithyrambique, la volubilité étourdissante — « Ils sont là ! Ils sont là ! Oh là là ! Oh là là ! Mes enfants ! Mes enfants ! Merckx est en tête ! Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! Mais quel crack ! Mes enfants ! Quel type inimaginable ! Merckx est en tête ! » — faisaient vibrer les transistors, Hélène, prête donc à tout subir, tout supporter pour d’avantageux quadriceps et de généreux ischio-jambiers, au mépris de toute sagesse, de la plus élémentaire prudence, installera chez elle, un matin de juillet, son passionnant cycliste et, dans son living désencombré de ses Lalique, de son Chesterfield et de son Steinway, elle contemplera son athlète qui, juché sur quelque Alcyon 1950 dernier cri face à l’écran géant de la télé, dans le brouhaha de la course retransmise en direct, accompagnera sur deux rouleaux d’appartement les milliers de kilomètres interminables du Tour de France, leurs cols redoutables, leur Tourmalet, leur Puy-de-Dôme, leur Galibier.

Et, tandis que, sans relâche, obstinément, il pédalera, lui apportant d’heure en heure des rafraîchissements et des vitamines, elle rêvera sans doute secrètement, chaque jour un peu plus, chaque seconde davantage, d’une échappée en solitaire ou du passage inespéré d’une voiture-balai.

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