Pour Arnaud de la Croix

La Flandre que j’ai connue était une colonie du Moyen Âge. Par elle j’appartenais à un passé révolu depuis des siècles. On croit généralement que le Moyen Âge a pris fin à la chute de Constantinople. Mais dans ma ville natale il poursuivait son existence. Les conditions historiques de son fonctionnement étaient encore toutes réunies.

Je suis entré dans la vie avec un décalage de cinq ou six cents ans. Je n’ai jamais comblé tout à fait mon retard. Même aujourd’hui je promène mon grand corps médiéval entre les mâchicoulis de la modernité.

Dans la maison de mes parents il y avait la télévision et des journaux de la capitale. Ainsi j’avais une idée assez précise du monde réel. Les déesses noires, les lénifiants barbus de Woodstock, les premiers vols habités dans l’espace, faisaient partie de mon univers. Mais dès que je mettais le pied dehors, la Flandre me proposait sa version personnelle du temps. En traversant le parc, je collectionnais les images fossiles. Celles qui appartenaient à une époque qu’aucun vivant ne pouvait connaître. Elles me restituaient les fragments d’un présent impossible.

Passe-montagnes ronds, culottes bouffantes, hauts-de-chausse, mères qui tenaient leur progéniture en laisse, nounous couvertes de châles et de chapeaux, épées en bois, duels au premier sang, dragons en papier, chiens sauvages, crottin de cheval, jappement des colporteurs…

J’en venais à me demander si ma ville natale n’était pas logée dans un repli d’un passé disparu. Il y a bien des microclimats : pourquoi pas des micro-passés, qui échapperaient au lot commun ?

J’ai vu, dans cette Flandre parallèle, le boulanger livrer son pain à bord d’une fourgonnette qu’un cheval tirait. L’animal montait la côte, au prix d’une tension de tout son corps qui faisait frissonner les nervures de soie de sa robe, avec un ébrouement nerveux.

J’ai connu les froids vifs des époques glaciaires, où tout gelait autour de nous, la buée des vitres, le potage dans les assiettes, l’eau dans les carafes, la boue dans les caniveaux. Une certaine abbaye du parc, dont la propriété antique jouxtait le jardin de famille, voyait ses douves saisies par une glace sourde, moirée comme de la chair d’huître, dure comme de la pierre. Sur ces larges couloirs improvisés, les enfants du voisinage, elfes mal dégrossis, glissaient le long d’un fil invisible.

J’ai connu l’acier des engelures, la torture égale du gel qui mord les oreilles et broie les genoux, la cour de récréation ravagée par le mal blanc, les enfants qui sanglotent de froid, lorgnant à travers les vitres brouillées de glace des grands couloirs où ronflent des radiateurs hiératiques, les professeurs emmitouflés qui dispersent cette marmaille en lui conseillant le sport, les guets-apens dans les urinoirs, les brimades qu’on inflige aux forts en thème et aux petits nouveaux, et qui consistent à leur faire laper l’urine stagnante.

J’ai connu les retenues à tiroir : quatre jours qui deviennent huit chez le préfet de discipline, seize de par le bon plaisir du directeur, qu’une mauvaise note en sciences naturelles multiplie encore par deux, et qu’une malencontreuse histoire de mécano volé transforme en une rente à vie, à tel point que ma neuvième et ma dixième année n’ont peut-être pas connu un seul mercredi après-midi de liberté.

Quelle liberté, d’ailleurs, dans ce monde féodal qui tenait ensemble par la crainte et la foi ? Ma journée commençait peu avant les mâtines. Réveil en sursaut. Mon père, gardien des clés du sommeil, m’arrachait des limbes par un coup de pied dans ma porte. Il avait dû encore rêver d’un de mes manquements imaginaires aux bonnes Mœurs. Je me laissais glisser au bas du lit : expression étrange pour qui n’a pas connu ces espèces de bahuts bretons à double matelas, juchés haut sur leurs pattes comme une charrette sur ses cerceaux de fer, livrant le foin du duc de Berry.

Toilette, déjeuner rapide. Traversée en dix minutes de la petite ville en forme de piège. Couvent cramoisi. De l’autre côté du portail massif, une chapelle pseudo-romane. Public de vieilles gens, quelques étudiants africains. Le prêtre m’attend déjà à la sacristie et me souffle son haleine de reproche. J’enfile l’aube, le surplis. Tout de suite, la messe commence. Courte cérémonie sans surprise, avec des effets grégoriens, parmi l’indicible odeur de l’encens torréfié.

Est-ce qu’il y a une mémoire sans fumée d’encens ? Au bord de cette odeur grise, les petites trouvailles de sens pointent leurs ailerons.

L’offertoire, au cours duquel l’officiant braque vers le ciel un ciboire plein. Et moi, chérubin honoraire, j’agite la clochette pour inviter l’assistance clairsemée à courber la tête. La communion, où le prêtre commence par porter aux sœurs leur hostie. L’une après l’autre, elles appuient leur museau à une sorte de guichet. Je vois leur langue. Le prêtre, avec des mouvements prestes d’insecte, y pose la pastille blanche.

Après la messe, le train, la campagne inchangée depuis Pierre Breughel l’Ancien, la traversée au pas de course de la salle des pas perdus, l’enceinte paramilitaire de l’école, les guerres de succession entre Francs et Germains.

Les culottes courtes, l’écharpe en laine tricotée à mailles très larges, le cartable rembourré, en cuir, tout hérissé de ferrures, qui sert de bouclier dans les interminables duels à la règle plate (en bois, 50 cm, la bande millimétrée tranchante comme un fil).

Le trivium et le quadrivium, le plain-chant et le latin de cuisine, le crucifix sur les portes et les prêtres en soutane, les vers de circonstance et les interrogations écrites de gymnastique : j’ai connu cela, à l’aube de la conquête des étoiles. Et la peur de l’an deux Mil.

La Flandre technique vivait ailleurs : à Vilvorde ou à Deurne. Il n’y en avait aucune trace autour de moi.

Nulle part, ni vitesse, ni sève. Lenteur partout. Une sorte de joie patiente éclairait le visage rougeaud des passants.

Le chuchotement était leur mode d’expression favori. Partout, à la poste, sur les trottoirs, devant le comptoir en formica des magasins, des lèvres luisantes, tirées vers le bas, laissaient fuser un long et mince filet d’eau tiède. Ce n’était pas par discrétion que tous ces gens chuchotaient : mais par respect. Ils appartenaient à un monde d’obéissance, ils se comportaient comme les sujets d’un seigneur sourcilleux. Ce seigneur habitait un haut château invisible. Il ne se mêlait pas à la piétaille. Il avait fait savoir une fois pour toutes qu’il n’appréciait pas les opinions trop précises, les paroles trop appuyées.

Jamais les marchands et les serfs ne remettaient en cause cette loi martiale. Pour l’essentiel, ils n’avaient rien à dire. Ils ne souffraient pas de taire un secret qu’ils auraient voulu exprimer. Chuchoter suffisait amplement à la circulation des anecdotes. Simplement ils étaient d’un vieux sang explicite. Ils avaient parfois besoin de parler haut et fort. Le samedi était prévu pour cet usage. Le samedi ils buvaient de la bière, parfois du genièvre, avec excès, et leur voix libérée montait alors vers les contreforts du château : mais ce n’étaient que des paroles de boisson, elles n’avaient rien à voir avec la pensée de semaine. Le dimanche tout rentrait dans l’ordre. Au retour de la messe ils se croisaient en chuchotant, ils soulevaient leur chapeau devant les vitrines. Un reflet plus consistant qu’eux-mêmes leur rendait leur salut.

Durant plus de quinze ans j’ai habité une sorte de réserve naturelle, où les bouleversements n’arrivaient qu’à regret. Je restais contemporain de Ruysbroeck l’admirable, ou en tout cas de Jean Valjean. J’avais parfois peur de mourir sans avoir vu la Renaissance. La chute de l’Ancien Monde tardait à venir.

Mes parents retardaient de tout le poids de leur folie pieuse l’avènement du présent. Ils comptaient sur des rituels pour obtenir un sursis. Eux aussi redoutaient quelque chose – la fin de la peur. Ils se démenaient sans arrêt, de plus en plus. Ils croyaient aux vertus des pèlerinages. Un signe fort qu’on adresse aux puissances célestes, pour qu’elles prennent soin de vous. Ils s’y préparaient des semaines à l’avance. Quand même pas au point de faire leurs bagages en vue d’une expédition. Économes, pieux, prudents et casaniers, ils avaient trouvé, non pas un, mais deux pèlerinages de prestige, dans la ville même où nous habitions. Cette ville était millénaire, il était normal que des miracles mémorables s’y soient produits au moins deux fois.

Le premier jour était consacré au père Damien. Cet apôtre des lépreux était mort de la maladie qu’il devait soigner, sur une île au nom squameux, Molokaï. On avait rapatrié ses restes dans sa terre natale. Ils gisaient à présent au fond d’une crypte, sous le carrelage de l’église de Picpus. Un sarcophage en marbre bordeaux les rendait visibles à la vénération des visiteurs. Ils se pressaient nombreux. La présence du père Damien était censée préserver, non seulement de la lèpre, mais aussi des dartres et de la petite vérole. Le nom de ces maladies presque inconnues de la médecine moderne dit assez le passéisme de ce pèlerinage : elles étaient de celles qu’un roi jadis pouvait guérir par imposition des mains. Il ne manquait vraiment que les écrouelles pour faire tableau.

Par ordre de taille nous descendions les marches lisses et liquides pour parvenir à la crypte. Le plafond était bas, l’odeur aigrelette. Un nez d’enfant, plus exercé, distinguait aussi des relents subtils de pourriture et de peur. Si un lépreux vivant était sorti de l’ombre, je ne doutais pas qu’il aurait dégagé ces senteurs composites. Je parcourais la crypte des yeux. Personne, à part un couple de pèlerins chinois, qui cherchaient à comprendre comment on piquait un cierge de dévotion sur la plaque en fonte noire. Ma mère nous poussait en avant.

Le rituel était fixé une fois pour toutes. Il fallait poser les doigts de la main droite sur le rebord de marbre, et tourner lentement, trois fois, autour du catafalque, en prononçant d’une voix forte (mais pas trop forte) : « Père Damien, préservez-nous des maladies de la peau. ». Quand à tour de rôle nous avions effectué ces trois tours, il y avait un flottement chez mon père, qui avait pris une journée entière de congé pour ce pèlerinage, et le voyait achevé au bout de cinq minutes. Il nous disait : « Refaites-le encore une fois, c’est plus sûr ». Nous nous remettions à tourner. « Père Damien, préservez-nous… » Je dois dire que ni moi ni mes sœurs n’avons été particulièrement affectés par l’acné juvénile. Peut-on nier le rapport de cause à effet ?

Nous allions déjeuner en ville, après ce beau coup. Pas n’importe où : au Bouquet Romain, un glacier qui servait quelques repas « durant le temps de midi ». Le patron était un ancien soupirant de ma mère qui n’avait droit à notre visite qu’une fois par an. Il affectait, avec beaucoup de gestes inutiles, d’être ravi de nous revoir. Nous le croisions de temps à autre, au cours de l’année, mais ça ne comptait pas. Il nous demandait des nouvelles du pèlerinage, comme si nous revenions de Bénarès. Ma mère répondait que ça s’était bien passé. Elle était aux anges. Elle accueillait les hommages du glacier avec une grâce inattendue. Une fois par an elle se rappelait qu’un autre homme l’avait aimée. Ce n’était peut-être pas un Apollon mais il existait. Elle le voyait avec les yeux du souvenir. Mes sœurs et moi étions moins charmés. Il était chevalin et un peu bossu. Un vieux galure qu’il trimballait partout, qui était à ses yeux le comble du chic, lui donnait l’air emphatique et sournois du Shérif de Nottingham.

Après les effusions et le verre de cidre que nous prenions debout devant le comptoir à crème glacée, nous descendions trois marches pour le repas. Là les parfums de cuisine bourgeoise nous apaisaient. On marchait vers une des trois tables entre les réserves de bouteilles et un fauteuil à oreillettes. La femme du glacier y trônait. Elle nous adressait un sourire excessif qui la dispensait de se lever. Elle était pompette, selon son habitude.

Le déjeuner consistait en général en une paupiette de veau, des endives et de la purée. Je crois qu’on pouvait obtenir aussi une croustade de champignons, mais nous n’y avons jamais goûté. Nous faisions un pèlerinage, pas la bombe. Pour dessert, une glace, bien sûr, obligatoirement à la vanille. Aucun d’entre nous n’aimait la glace à la vanille, nous penchions pour la pistache ou le chocolat. Justement pour cette raison, il était de toute nécessité de choisir le parfum le plus neutre, le moins apprécié.

Ensuite, nous regagnions la maison, en faisant le grand cercle : un détour compliqué par le bas de la ville, pour être moins vite rendus. Une fois chez nous, il fallait ôter très vite ses vêtements du dimanche, mettre ses pantoufles. La première manche était terminée.

Le lendemain, on repartait, cette fois pour rendre hommage à Saint-Louis de Montfort. J’ignore ce que faisait cet homme de son vivant. Je me souviens simplement que l’église qui l’abritait avait un style colonial. Blanche, les fenêtres basses, de faux palmiers autour de l’autel. À cause de quoi j’imagine assez bien ce Louis de Montfort voué au culte des missions. Quel rapport avec notre pèlerinage ? La conversion des sauvages ? Ma future vocation de Père blanc ? J’en doute. L’utilitarisme familial n’offrait aucune prise aux perspectives altruistes. Une démarche n’ayant que des retombées lointaines et exotiques aurait rebuté mes parents. Saint-Louis de Montfort devait protéger d’une maladie improbable : les stigmates, les pieds crochus, la danse de Saint-Guy.

La troisième dévotion qui nous était proposée allait dans le même sens : là aussi, le bénéfice était prophylactique. En sortant de l’église coloniale où nous avions dit un chapelet (ma mère avait sorti cinq petites pochettes en cuir de son sac : chacune contenait un chapelet aux grains de verre – bleu pour le garçon, rose pour les filles, noir pour mon père), nous passions d’abord chez madame Baillot. Cette veuve rieuse mais non joyeuse nous faisait pénétrer dans son salon. Un plateau était disposé sur la table. Il supportait six très petits verres et une gourde en plastique. Sur la gourde était collée une décalcomanie représentant la Sainte-Vierge. Madame Baillot débouchait la gourde et remplissait nos verres. L’eau avait un goût particulier, un goût d’église. Elle provenait de Lourdes, Madame Baillot en commandait chaque année une bouteille, qui lui était livrée par la poste, dans un étui spécial. Nous savions que cet achat par correspondance coûtait cher, nous remerciions plutôt dix fois qu’une madame Baillot.

À présent il restait à passer chez le chanoine Jourdain. Lui aussi avait un cadeau à notre intention : des boules de pain rassis, pas plus grosses que des choux à la crème, mais beaucoup moins moelleuses, qu’il se procurait à la boulangerie Léon XIII, fournisseuse de l’Église. Cette boulangerie avait une clientèle ecclésiastique qui assurait une partie de son chiffre d’affaires, à condition de confectionner ces boules de pain presque immangeables, dures à se casser les dents, mais propices aux miracles. Une fois bénites et consacrées à Saint-Roch, elles préservaient des morsures de chien enragé. Je ne sais pas si elles dissuadaient les chiens enragés de vous mordre ou si, même mordu, vous échappiez à la rage. L’essentiel était cette sécurité parfaite. Les chiens errants perdaient leur temps avec nous. Le Léon XIII faisait une concurrence victorieuse à l’institut Pasteur.

Nous quittions le chanoine en emportant les petits pains de Saint-Roch. Ils serviraient au repas du soir (boules rassies et eau du robinet) et au petit-déjeuner (boules rassies et café au lait). J’admire chez Proust le goût émerveillé des nourritures d’enfance. Je l’imagine assez bien, vers la cinquantaine, envoyant sa gouvernante chercher dans quelque Léon Treize d’Auteuil, du pain de Saint-Roch, et le trempant dans son café au lait. Je n’irais pas jusqu’à jurer qu’il n’y aurait pas laissé une dent.

Mon enfance prenait sa source dans la nuit des temps. Chaque jour un peu plus je détestais mon visage. Je n’osais pas me regarder dans la glace, de peur d’y voir le diable. L’impression la plus précise que me laissaient ces deux journées de pèlerinage, c’était la certitude que nous étions cernés par les forces diaboliques. J’avais à peu près cessé de croire en Dieu, mais le diable offrait plus de résistance à l’acide du doute. Je reconnaissais sa noirceur derrière les masques du Père Damien, de Saint-Louis et de Saint-Roch. Les odeurs, les saveurs, les consistances grises, dures, rêches, amères qu’ils généraient favorisaient à mes yeux la circulation du mal. La crypte où pourrissait un lépreux, l’eau croupie d’une source cloaqueuse, la verrue sur le nez de Madame Baillot, le pain suret, pierreux, presque immangeable, la bague graisseuse du chanoine Jourdain : tout était manifestation luciférienne. Je me méfiais de plus en plus. La religion me paraissait une forme de culte involontaire rendu à Satan.

Les églises me paraissaient des lieux détestables. Le diable, attiré par l’encens, y était chez lui plus que nulle part ailleurs. Encore, dans les chapelles comme celles où je servais la messe, dans les petites églises claires comme celle consacrée à Saint-Louis de Montfort, on ne risquait pas grand-chose. Mais les édifices gothiques, tels la collégiale Saint-Pierre au centre de la ville, étaient propices à toutes les manifestations du mal. C’était là pourtant qu’on m’envoyait me confesser. Je n’y circulais pas sans méfiance. Tant qu’une messe s’y déroulait, le chant, la lumière, la foule tenaient à distance Satan et ses pompes. Mais une fois les lampes éteintes, sauf quelques loupiotes et quelques cierges, tout était possible, tout.

Pourtant même en Flandre, son dernier bastion, les ressorts du Moyen Âge commençaient à fléchir. Les autres gamins ne les côtoyaient déjà plus que par procuration. C’étaient de tangibles mirages. Ils n’appartenaient pas en propre à mon univers, mais à celui d’adultes égarés. Par le biais d’une famille traditionaliste, d’une province rétrograde, d’une machine économique lente, j’étais en connexion directe avec des figures fantômes, avec les mœurs de générations largement englouties.

Il paraît que la Flandre que j’ai connue est morte. Tant mieux pour elle. Sous sa forme ancienne elle était un nœud dans le temps. Ce nœud s’est dénoué. Le ruban flotte. Autant que faire se peut je suis devenu athée, et Français en outre. Tel il existe dans Paris un écrivain né au Moyen Âge, et qui y est resté.

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