Petites ires et indignations mêlées

Pascal Vrebos,

Trop de raisons de sentir monter aux lèvres des signifiants de colère — ah ! les saintes colères ! — de réagir et d’agir par les temps qui mutent en presque toutes choses : où que l’on se tourne, où que l’on arrête son regard, crises et crisettes, petites apocalypses ou petites renaissances, fin d’une ère ou éclosion saignante d’une nouvelle humanité ou inhumanité, qui sait ?

Personne ne sait vraiment, surtout pas les présumées élites, mais ça se passe : ça navigue, ça surfe, ça trimarde à vue sur fond de syndrome Titanic, de prolifération numérique et virtuelles, de technologies de science-fiction et de croyances moyenâgeuses, de fractures sociales et de factures financières, de guerres larvées et de terrorisme à répétition…

Ire première

Qui aurait prédit que les Lumières seraient obscurcies par des dogmatiques imbéciles d’un temps que l’on croyait irrémédiablement révolu ? À quand djihads et croisades contre l’ignorance et l’inculture crasse ? Le soleil ne tourne plus autour de la terre depuis quelques siècles — et Dieu lui-même sait comme ce fut compliqué de le démontrer à ses sbires autoproclamés et de le faire accepter face aux vérités indûment révélées ! — et pourtant, c’est toujours, et plus que jamais, l’irrationnel qui mène le happening en ce bas monde et qui en plus, pour certains particulièrement atteints, épouvante la planète. Où sont donc les Holbach, Diderot, d’Alembert, Condillac, Voltaire et consorts d’aujourd’hui ?

Prenez la sacro-sainte laïque liberté d’expression. Faut pas exagérer, quand même. Faut un peu de respect, quoi. Pas blesser. Ne pas jeter aucune huile sur aucun feu. Prendre ses responsabilités. Oui, ses responsabilités de couards et d’accommodeurs déraisonnables.

Il suffit parfois d’un veto « menaçant » de quelques perturbateurs pour que l’autocensure se mette à galoper. Les forces de l’ordre dûment casquées peuvent se déployer dans nos immenses stades pour empêcher des supporters d’en venir aux mains et de tout casser, mais personne pour protéger un auteur, une petite libraire et son personnel ou un théâtre qui oserait monter, par exemple, une pièce blasphématoire, ô néomonstruosité de la pensée !

Voudrait-on oublier l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et de ce que je pensais naïvement être une sorte d’évidence que hélas ne partagent plus nos contemporains : « La liberté d’expression » vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de « société démocratique ».

Le risque est donc le triomphe de l’autocensure à la Pavlov, des litotes tiédasses, de la pleutrerie généralisée où le moindre débat ou les contradictions qui fâchent entraîneront des plaintes pour xxxxxphobie ou des lynchages symboliques.

Est-on en train de dénier que la censure est l’arme chouchoute de toutes les dictatures et l’autocensure, son corollaire ?

Veut-on cette société-là ?

Sommes-nous désormais, dans le forum pluriel de la Cité encore démocratique, inaptes à écouter, voire à entendre, des idées, des arguments, des discours qui cognent, qui nous choquent, qui télescopent nos soi-disant certitudes ?

Serions-nous à ce point ankylosés pour ne pas comprendre une altérité absolue ?

Serions-nous incapables de réfuter des concepts, des dogmes ou des constructions idéologiques qui nous heurtent ? Préférons-nous faire taire des empêcheurs de raisonner en rond et en cercles précautionneusement fermés ?

Si on persévère dans cette voie, on finira vite par supprimer le droit au blasphème, ce droit de critiquer et de se moquer des religions, droit acquis de haute lutte dans la plupart des démocraties occidentales au cours des XIXe et XXe siècles. Quand Marx écrit que la religion est « l’opium du peuple », ou Freud qu’elle est forme de « névrose obsessionnelle », les endoctrinés crieront au blasphème, au manque de respect, au dénigrement du sacré et les censureront avec bonne conscience. Il faut respecter les croyants, les individus, pas les croyances, ni les idées religieuses ou les idéologies…

Débattre de tout sans exclusive, sans tabous se révèle l’antidote par excellence contre les extrémismes imbéciles et dangereux, la propagande péremptoire et les populismes d’inculture.

Les écrivains l’ont expérimenté.

Flaubert, on l’a peut-être oublié, subit les foudres du procureur Pinard pour sa « scandaleuse » Madame Bovary et, plus tard, le même Pinard requiert contre Baudelaire et ses ignominieuses Fleurs du Mal, « un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale » et il faudra attendre 1949 pour que le jugement soit cassé et certains poèmes « libérés » !

Et l’on sait comment se métamorphose finalement le bâillon : « Là où l’on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes » (Heinrich Heine)

Ire deuxième

Entre les dettes abyssales des états, le saut d’index, les comptes d’épargne sans intérêt, les dotations des uns, les rulings des autres, l’argent, les biens, les possessions concrètes ou virtuelles sont-ils devenus les seules valeurs de notre société pour qu’on en parle aussi abondamment ?

Dommage, si c’est vrai.

Entendrons-nous un jour prochain, au coin des rues, des accusateurs en colère proférer de virulentes diatribes devant les inégalités vitales de plus en plus criantes entre humains : « J’accuse les Affameurs d’infamie, vous qui affamez ou laissez affamer près d’un milliard de vos congénères, oui, oui, un milliard, un humain sur huit, vous visionnez ? Un milliard, mille millions de ventres gros de rien qui ne gargouillent même plus, tous les organes en marmelade… qu’ils n’auront jamais goûtée, mille millions de visages d’os aux yeux exorbités de douleur, qui vous fixent et qui vous soufflent : pourquoi ? Pourquoi moi et mille millions devons-nous crever de faim, de malnutrition comme disant les spécialistes, pas malnutrition, non-nutrition ! Même pas un petit tubercule ou un petit pétale avec un peu de suc, une goutte de sève comme la nature en distribue à n’importe quel insecte, même pas ça.

Comment vous, vous pouvez vous enfiler apéro-cocktails aux mille zakouski, hors-d’œuvre variés, chauds, tièdes et froids, plat en sauce onctueuse avec des pommes comtesse, dessert hypercrémeux aux innombrables coulis délicatement chocolatés et pousse-café importés en sachant qu’à quelques milliers de kilomètres mille millions de femmes et d’hommes comme vous, enfin en moins gros, tirent la langue en sachant qu’ils n’auront rien à se mettre sous la dent – qu’ils n’ont plus depuis longtemps – ni derrière la cravate, un colifichet qu’ils ne connaîtront jamais. »

Ire troisième

Quel paradoxe pour une société qui a permis un allongement de la vie sans pareil dans la courte histoire de l’humanité et qui, à juste titre, s’en glorifie, mais ne relève pas le défi du vieillissement !

Le vieux ne sera bientôt économiquement rentable et apprécié voire choyé que si, rentier, il consomme avec aisance et régularité, joue au mécène avec les générations qui précèdent dont les fins de mois ne sont pas glorieuses, s’inscrive dans la grandparentitude et, surtout, accepte de se faire « financièrement euthanasié » par l’État selon l’expression de Bruno Colmant. Ce vieux-là sera la vache à lait idéal et un modèle politique pour calmer les générations montantes qui refuseront d’être fiscalement tondues pour permettre à des seniors nantis et responsables de la Dette de se les rouler.

Car le cauchemar qui s’annonce dans nos sociétés de rentabilité obsessionnelle, c’est bien l’euthanasie économique voire comme l’écrit Jacques Attali, non sans cynisme, une euthanasie d’État : « Dès qu’il dépasse 60/65 ans, l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et coûte cher à la société : il est bien préférable que la machine humaine s’arrête brutalement plutôt qu’elle ne se détériore progressivement.(…) Je crois que dans la logique même du système industriel dans lequel nous nous trouvons, l’allongement de la durée de la vie n’est plus un objectif souhaité par la logique du pouvoir ».

On imagine aisément que dans notre société individualiste et technocratique, l’euthanasie devienne vite un instrument essentiel de l’état, pire ! un outil de gestion pour les assureurs et les hôpitaux : un manager ferait les gestions « de stocks de malades » selon des critères purement économiques et plus du tout médicaux. Non, non, ce n’est déjà plus de la science-fiction. Au Royaume-Uni, on peut ne plus financer des patients insuffisants rénaux de plus de 75 ans car le coût par année de vie supplémentaire se monte à 200 000 $. L’âgisme possède tous les caractères du racisme ordinaire avec les mêmes potentialités de violence et d’exclusion. Comme l’antisémitisme. Plus jamais ça ? Toujours ça, plus que jamais ça, mais cette colère-là et d’autres, ce sera pour un prochain Marginales.

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