Lorsque je me penche sur ma jeunesse de jeune Belge, j’ai l’impression de regarder un miroir brisé où manquent plein d’éclats. C’est pour cela peut-être que je ne puis la décrire qu’en éclats.
Je suis né à Hoevenen, qui n’était à l’époque qu’un petit village rural dans les polders au nord d’Anvers, aujourd’hui devenu une cité-dortoir de ce même Anvers. Les ruines de la deuxième guerre mondiale n’avaient pas encore été évacuées : enfant, j’ai joué à cache-cache dans les caves de maisons qui avaient été rasées par les bombes volantes. Que les ruines mentales de la guerre n’avaient pas été davantage évacuées, je ne m’en suis aperçu que plus tard.
Qu’il existât en dehors de mon flamand d’autres langues encore a dû m’apparaître assez tôt : une cousine de ma mère était mariée à un Wallon et était allée vivre à Gembloux ; de temps à autre elle venait, avec son époux, rendre visite le week-end à mon grand-père, qui habitait à côté de chez nous. Elle parlait naturellement le flamand avec nous, mais de son mari me sont restées deux choses : qu’il disposait d’un rasoir électrique alors que mon grand-père et mon père se servaient toujours d’un rabot, et qu’à nous, les enfants, il disait en arrivant « couillennedak », après quoi l’on passait aussitôt à des sons qui nous étaient inconnus.
Entre-temps, j’avais bien sûr déjà capté du latin à l’église, mais je n’aurais à aucun prix associé cela à une langue : c’était une sorte d’abracadabra, parfaitement adapté à cet homme curieusement costumé qui, tout là-bas, près de l’autel, le dos tourné vers nous, s’activait à d’étranges choses. Je fus donc puissamment choqué lorsque j’entendis notre hôte wallon, assis à côté de moi pendant la messe dominicale, prononcer d’une tout autre manière que celle à laquelle j’étais accoutumé les formules que je murmurais vaguement avec les autres (« Et cum spiritu tuo », « Amen »). J’essayais aussitôt de lui expliquer comment il devait s’y prendre, mais il se contentait de mettre un doigt sur ses lèvres.
Ce grand-père maternel ! Il fut, je le mesure aujourd’hui, bien plus que mon père celui qui détermina ma pensée politique avant la lettre. Un fameux paradoxe. Instituteur de village de père en fils, qui avait fait ses études en français (de son temps, il n’y avait pas le choix), il m’a inculqué à la fois la langue française et un flamingantisme rabique. Il m’a initié à la littérature française (sa bibliothèque contenait plus de livres français que néerlandais) et traîné le gamin ignare que j’étais à la fête nationale flamande du chant et au pèlerinage de l’Yser, où je fus ému jusqu’aux larmes par le slogan retentissant des haut-parleurs : « Leurs cadavres reposent comme semence dans le sable, veille à la moisson, ô flamande nation ! », et où, la gorge nouée, je joignis ma voix au chœur : « Ma Flandre, je l’aime du fond du cœur ».
Chez ce grand-père, l’on trouvait chaque semaine sur la table de la cuisine un exemplaire de l’hebdomadaire satirique « ’t Pallieterke ». Je me souviens que tout enfant déjà j’en raffolais : il était tellement différent, tellement plus drôle que tous les autres imprimés qui me tombaient sous les yeux. Je ne me doutais pas le moins du monde qu’il était le porte-parole d’anciens du front de l’Est et de néonazis, je ne voyais absolument pas le poison antidémocratique m’était administré de manière insidieuse : le parlement y était à tous les coups appelé « la boîte à parlote », la Belgique se nommait la « Belgicule », des collaborateurs notoires qui étaient tombés sous les coups de la « répression » y avaient droit, de semaine en semaine, à des hagiographies larmoyantes étalées sur des pages entières.
Et la Belgique, dans tout ça ? Durant mes années d’école primaire dans ce petit village, elle était pour ainsi dire inexistante. La Belgique, c’était « notre patrie » dans les manuels scolaires, rien d’autre. C’était l’obligation, le 11 novembre, de s’ennuyer ferme, dans le cadre de l’école, à l’écoute des discours évoquant les morts au champ d’honneur, et d’entonner, à la fin de la cérémonie, la Brabançonne accompagnée par la fanfare locale. Cette Brabançonne dont, tout enfants, nous connaissions mieux la version apocryphe en dialecte de Hoeve (« Et not’ pauvre âne, plus jamais il ne chie-ie-ie-e, car son trou d’cul est bouché par la colle ») plutôt que l’officielle : « Noble Belgique, ô ô mè-ère chérie-ie-ie-e… »
Toute mon école primaire, je l’ai passée dans la petite école villageoise composée de trois classes, qui était une pure entreprise familiale, parce que son personnel rassemblait mon grand-père, mon père et un oncle. Les leçons de français y étaient soigneusement réduites au minimum imposé par la loi. Mais tout cela changea lorsque mes parents décidèrent de m’envoyer à l’âge de douze ans au Collège épiscopal Saint-Jean-Berchmans à Anvers. Cela commença mal dès le jour de mon inscription.
Après avoir rallié Anvers à bord du tram vicinal fin juin, mon père et moi fûmes accueillis froidement par le directeur du collège, un chanoine qui nous reçut en grand apparat. Quelqu’un qui venait d’une petite école de village, expliqua-t-il à mon père, aurait sûrement une connaissance insuffisante du français pour pouvoir suivre des humanités. Il proposa de m’inscrire à une « année préparatoire ». Mon père, qui n’était pas seulement mon père, mais aussi mon instituteur, ne s’en laissa pas conter. « Monsieur le directeur », dit-il d’une voix vibrante, « il pourra suivre en français, j’en mets personnellement ma main au feu. » Le résultat, pour moi, fut que mes vacances étaient à l’eau : tous les jours, durant six semaines, trois, quatre heures de français données par mon grand-père, les deux semaines restantes consistant en un séjour obligatoire chez la cousine de ma mère à Gembloux « afin de mettre en pratique la connaissance acquise ». Je détestai ceci encore davantage, si possible, que cela, surtout parce que cette cousine avait un fils qui montrait sans équivoque qu’il préférait de loin fréquenter ses petits camarades plutôt que ce bizarre Flamand qui était venu s’imposer chez lui.
Mais je me souviens du regard triomphant de mon père lorsque je rapportai mon premier bulletin et avais manifestement obtenu une excellente note en français.
Anvers possédait alors – fin des années cinquante – une bourgeoisie francophone importante, et bon nombre de ses rejetons étaient eux aussi envoyés au Collège Saint-Jean-Berchmans. Deux rues plus loin, il y avait aussi une école pour filles exclusivement francophone (appelée communément « les Dames ») et, malgré les sévères règlements, des rendez-vous se fixaient après l’école. Nous, les paysans flamands, devions à tous les coups constater auprès de ces donzelles que nous n’existions tout simplement pas. Seuls nos condisciples francophones comptaient.
Le résultat de l’un et de l’autre : à la fin des humanités, nous étions en mesure, grâce à un entraînement intensif, de lire toute la littérature française que nous voulions (et nous ne nous en privions pas : nous la trouvions bien plus palpitante que la néerlandaise), mais en revanche nous étions prêts à prendre part aux manifestations flamingantes pour la scission de l’université de Louvain.
Le même paradoxe, donc, que chez mon grand-père, même si je ne m’en suis pas aperçu à l’époque.
Et quoique je me souvienne d’avoir été choqué lorsque j’entendis glapir quelques Béotiens autour de moi, dans leur patois le plus plat : « Luive Vloms ! »
Ces manifestations pour la scission de l’université de Louvain se sont avérées par la suite les dernières éruptions de mon flamingantisme. Je devenais peu à peu adulte. Je me mis à étudier les langues, la Belgique devint trop petite pour moi, la Flandre plus encore. À mesure que progressait l’autonomie flamande, croissait aussi mon ressentiment face aux sottises, aux mesquineries, aux arrogances qui l’escortaient. Dans le même temps, les comptes rendus et les images d’Irlande du Nord, du Pays Basque espagnol, plus tard de Sarajevo et du Kosovo me persuadaient des horreurs que le nationalisme et le particularisme pouvaient engendrer. Dans cette Belgique que, dans le sillage de Baudelaire, j’avais tant maudite, on ne devait pas traverser la rue au pas de course, de peur que des tireurs embusqués ne vous mettent en joue. Mais si tous ensemble nous ne mettons pas un terme à certaines tendances, on pourrait en arriver là.
Je suis, je m’en aperçois clairement, un Belge à la vocation tardive. Et je suis toujours un Belge qui, dans un café bruxellois se lève fâché et prend la porte quand il commande « Een pils alstublieft » et obtient « Vous dites ? » en guise de réponse.
Mais depuis quelques années, je ne réponds plus aux étrangers qui me demandent ma nationalité « Je suis un Flamand », mais « Je suis un Belge néerlandophone ».
Portret van de kunstenaar als jonge Belg, traduit du néerlandais par Jacques De Decker