La Normandie de mes rêves

Jozef Deleu,

En 1914, au début de la guerre de tranchées, mes grands-parents s’enfuirent de Flandre Occidentale. Avec leurs onze enfants, ils s’entassèrent dans une carriole tirée par quatre chevaux et, démunis de tout, s’arrêtèrent en Normandie. Ils avaient abandonné leur ferme, située en pleine zone du front.

Les aînés des enfants trouvèrent refuge dans des familles d’accueil. Ma mère, qui avait douze ans, fut engagée comme servante par le curé de l’église Sainte-Geneviève de Beaunay. Quoique vivant chichement, il la traita du mieux qu’il put. Il possédait une chèvre, qu’il trayait lui-même, et un petit potager qu’il cultivait également. Ma mère acheva ses études primaires à l’« école publique » du village, en français bien sûr. En août 1916, elle reçut des mains du directeur de l’école, Monsieur Lambard, son « Prix de Certificat d’Études ». C’était un superbe exemplaire relié et doré sur tranche de Grandeur et décadence de César Birotteau d’Honoré de Balzac, dans une « édition abrégée à l’usage de la jeunesse ». À son tour, ma mère me donna le livre, que je chéris comme un bien précieux.

À la fin de la Première Guerre mondiale, mes grands-parents retournèrent en Flandre Occidentale. Leur village et leur ferme étaient en ruines. Ils n’avaient ni les moyens, ni le courage de la reconstruire et s’installèrent non loin de là dans une ferme plus petite pour y commencer une nouvelle vie avec leurs enfants, désormais au nombre de treize.

Lorsque ma mère eut vingt-trois ans, elle épousa un Flamand de France, mon père. Ils se fixèrent à Roulers, le « cœur de la Flandre Occidentale » si l’on en croit la tradition. Bien que mon père fût francophone d’origine, on nous éleva sans plus de discussion en néerlandais. En bonne paysanne flamande, ma mère trouvait cela tout naturel. Jamais elle n’a fait à ce sujet de commentaire notable. Jusqu’à sa mort, mon père a parlé le ouest-flamand avec un fort accent français. À la radio, il préférait écouter le « journal parlé », et il suivait les informations à la télévision française. Rentier, il écumait les collections de la bibliothèque locale : d’abord les romans français, puis les Flamands. Bien que naturalisé belge dès l’âge de vingt ans, il considéra jusqu’à sa mort le quatorze juillet comme sa fête nationale.

*

Un jour de décembre 1996, tard dans la soirée, ma mère, qui attendait l’ultime délivrance, se mit à chanter non seulement les chansons flamandes qu’elle avait apprises dans son enfance, mais aussi les françaises, qui dataient de ses années normandes. Elle avait près de quatre-vingt-quatorze ans quand elle mourut. Le son de sa voix rauque et cassée, qu elle avait jadis si puissante, ne m’a plus quitté depuis sa mort.

*

Avec sur les genoux la carte de ces Balkans mis à feu et à sang, je pense à elle.

Sur l’écran de la télévision, des tracteurs emmènent en cahotant vers un avenir incertain leurs remorques pleines d’enfants qui pleurent, de femmes et d’hommes apeurés. Ces scènes de guerre et de génocide me blessent et me bouleversent. Je m’efforce de décrypter les commentaires que j’entends. Ils ne font qu’aggraver mon découragement et ma révolte.

À bout d’émotions, je sors de chez moi. Il fait nuit. Pourtant je distingue encore la lueur argentée du cerisier en fleur. Avril est aigre et froid, malgré le printemps. Je coupe à travers un champ en friche et atteins la frontière franco-belge.

Derrière la colline luit une pâle lumière. J’entre en France et je marche jusqu’au blockhaus qui domine la colline. Je monte sur son toit et aperçois à l’horizon la ville illuminée.

Tout près de moi, les voitures filent sur l’autoroute.

Pourquoi un homme s’en prend-il à la vie d’un autre homme ? Est-ce parce qu’il voit en l’autre une menace ? Ou bien parce que, dans l’autre, il craint la différence ?

Durant des siècles, des armées étrangères ont franchi cette frontière. Toujours elles ont semé la mort et la désolation. Les anciennes frontières ont fait place à de nouvelles. Il est toujours resté une frontière. Elle passe tout près d’ici, à quelques centaines de mètres derrière moi. Aujourd’hui, elle me laisse indifférent.

Au loin, j’entends des chants. Je descends de mon blockhaus et me dirige vers le café au bas de la colline, d’où vient la musique. Par la fenêtre j’aperçois un groupe de femmes âgées. Elles chantent et ont l’air radieux. Elles saluent mon entrée par des cris moqueurs, comme des jeunes filles.

En picard et en ouest-flamand, elles me pressent de pousser la chansonnette à mon tour. J’hésite, je me sens un intrus. Mais ces femmes m’invitent à partager leur fête avec une chaleur irrésistible.

Songeant à ma mère, qui fredonna sur son lit de mort le superbe Ma Normandie, je me mets à chanter :

Quand tout renaît à l’espérance

et que l’hiver fuit loin de nous,

sous le beau ciel de notre France

quand le soleil revient plus doux…

Je sens presque physiquement la chaleur du regard des femmes, je vois leurs yeux briller. Elles attendent le refrain, qu’elles reprennent à l’unisson, à pleine voix :

J’aime à revoir ma Normandie,

c’est le pays qui m’a donné le jour…

En rentrant chez moi dans la nuit, je chante les chansons de ma mère.

Un sentiment d’allégresse m’envahit. Malgré tout, je l’accueille sans honte.

Peut-être n’est-il pas d’autre patrie que la Normandie de mes rêves.

 

Traduit du néerlandais par Philippe Noble

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