I
En cours de nuit, au service des longs convois,
chaussé, casqué d’obéissance aveugle,
pour assurer le guet du meuble et de l’immeuble
j’ai pris la garde au Carrefour du Bois.
Au rendez-vous de l’asphalte et des roues,
comme j’entrais dans ma guérite de beaupré
les yeux d’huile luisante au sol m’ont salué
d’éclatements brillants sur fond de boue.
Maître du Carrefour, disaient ces yeux, Tétrarque
du mouvement de l’immobilité
protection sur ta matraque
sur ton glaive blanc vers le ciel dressé !
Archange souverain que nul dard n’effarouche
règne sur la licorne et le serpent.
Au signe de tes mains, mille monstres se couchent,
les chiens grondent, soumis, sur tes deux flancs.
L’hymne d’accueil montait des avenues,
l’ordre joyeux du fer consacrait son héraut,
les clignoteurs faisaient des saluts latéraux.
Au pavois quotidien, lascive et nue,
la route se livrait aux désirs des signaux.
II
Je me glissais avec le jour dans l’uniforme
et tout absorbant piège du pouvoir,
vaincu jusqu’à vomir par le glissement morne
des monstres attachés à mon regard.
Ronge-cœur, ronge-amour, aveuglantes sangsues
vous me sucez le sang de vos feux rouge-vert
et moi j’entends jour après jour du fond des rues
ma petite mort toujours mieux en vue
monter à l’assaut de mes bras ouverts.
Venez à mon secours flammes de la mémoire
clartés miraculeuses des matins,
signe sur ma fenêtre des oiseaux divins,
source pure où naguère j’allais boire.
Oui forêts oui grand ciel oui feuilles innocentes
je vous entends parler doucement dans mon dos
ô murmure frais ô langue plus lente
couvrez de vos voix l’hydre impatiente
montrez-moi la Belle au visage d’eau.
III
Je t’ai trompée je t’ai fuie
amères saisons, longue nuit
loin de tes genoux poésie.
Hivers, étés, printemps, automnes
à répartir le mal le bien
dans le tunnel quotidien
à parler tout haut pour personne.
Désirable nue et farouche
ne veux-tu pas te faire aimer
mes lèvres seules sur ta bouche
mes bras sur toi seule fermés
ton secret près de mon oreille
tes yeux regardant par mes yeux
tes doigts découvreurs de merveilles
unis aux miens dans un seul vœu
et les miracles de la vue
de l’un à l’autre partagés
comme un fruit mûr en qui remue
encor la grâce du verger.
IV
Ce galop piaffant dans ma colère sourde,
ô jours vécus sans vivre à moudre un même oubli,
toutes ces nuits que je dormais la gorge lourde,
c’était toi dans mon poste fixe de l’ennui ?
Mène-moi jusqu’au seuil de la maison détruite
j’y ferai mon palais de pierre et de bois pur.
Des racines de fleurs sont le fruit de ma fuite,
je les entends germer dans la base des murs.
Je comblerai pour toi le creux de mes vallées
j’abaisserai pour toi les monts de la Judée
le ciel fera pleuvoir sa plus fine rosée
sur la tôle des véhicules tous terrains
et toi, rare, secrète, éperdue, épousée
tu marcheras sans mal sur le serpent d’airain.
Désormais, bras au corps, laissant courir la horde
des poids lourds grands courriers et des quatre chevaux
j’écoute au fond de moi remuer l’écheveau
de vieilles racines sèches qui parlent d’eau
et qui contrefaisaient le silence des mortes.
Je vous laisse passer, grands exterminateurs.
Roulez jusqu’à l’oubli des faubourgs à ferraille,
jusqu’à l’épuisement des accélérateurs.
Vous n’entendrez jamais la vierge des broussailles
convertir à son chant l’orgueil de vos moteurs.
(inédit)