Le livre de ma mère

Claire Lejeune,

Ce livre a connu depuis que s’acheva Le livre de la sœur, début 1992, de multiples commencements s’engendrant et se digérant les uns les autres.

Livre-ventre. Comment lui tenir tête ?

Ces fragments continuellement travaillés pourraient constituer un recueil, mais tels quels, non reliés par une conscience de conscience qui les englobe, ils ne constituent pas ce livre qui veut naître et dont j’ignore encore tout si ce n’est qu’il est sans modèle.

Je sais seulement que je l’écris tel qu’il se veut en même temps que je m’obstine à lui tenir tête.

Non que je redoute qu’il soit mon dernier livre, qu’il me dépossède du feu secret de l’écriture : n’ai-je pas écrit chacun d’eux comme s’il fallait me hâter de transmettre ce feu ?

Sa fin n’est-elle pas de délivrer la chance d’un commencement ?

Ce testament de la mère où toute fin se veut origine pourrait tout aussi bien s’appeler « le livre des commencements ».

Si au bout de l’œuvre au noir l’écriture me donne à voir sous le soleil exactement la blancheur de mes propres ossements, je serai une autre femme, infiniment jeune d’avoir digéré tous ses âges, libre désormais de préparer sans regret sa disparition. Entre cette femme à venir et moi, nécessairement, le livre de la mère. Lieu commun de naître et de mourir.

Les piliers du livre seraient les textes les plus aboutis, les plus solides. Entre ces « piliers de ma sagesse », les textes liquides où la recherche a cours, où ça bouillonne encore. La vision que j’ai en ce moment du livre à venir est lacustre mais ses eaux sont fluviales. S’y épousent en noirs tourbillons orgasmiques le courant et le contre-courant. C’est dans ces valses où font corps ma vie et ma mort que ma pensée n’en finit pas de jouir d’elle-même, de s’abîmer, de s’annuler, de s’auto-féconder.

Consubstantialité de l’illumination et de l’orgasme. Tous deux résultent d’une annihilation, d’une mort au sein de la vie. L’illumination se produit à midi de la nuit des sens, l’orgasme de la fusion de tous les sens à la mi-nuit de l’esprit. J’y reconnais la même foudre.

La chair et l’esprit ne se connaissent – ne font un corps au verbe – que d’avoir été séparés, précipités à la cime tandis que l’autre l’est à l’abîme et inversement. C’est dans la faille qui se creuse entre le feu du ciel et celui des entrailles de la terre qu’ils ont lieu de concevoir et de mûrir la parole de leur commune présence.

La passion du réel, c’est le feu qui s’entretient en nous de toute croyance portée à l’incandescence de sa perte. Une croyance n’est bonne qu’à brûler au bûcher de l’expérience intérieure. Les religions ne durent que de soustraire la croyance qui les fonde à l’épreuve du feu de l’intime. La foi aveugle en l’existence de Dieu n’a pas contre la passion du réel de plus puissant allié que le principe de raison pure.

Une femme réduite à sa seule dimension de mère tient à l’enfant – réel ou imaginaire – comme à la prunelle de ses yeux. Le cogito de l’utérus, c’est « j’enfante donc je suis ». Dans la mesure où l’existence féminine s’hystérise, tient à l’enfant comme à sa chance unique d’avoir un sens, elle se roule en boule mammaire, devient tout entière sein, lieu de boulimie mutuelle où mère et enfant ne cessent de s’entretéter, de s’entre-vampiriser, ne nourrissant d’autre lien que le cordon mental qui les soude l’un à l’autre : anneau d’une infernale noce où la mère est l’enfant et réciproquement.

Des vers anciens, des phrases entières s’échappent de mes livres antérieurs et font irruption dans l’écriture du jour. Je la soupçonne de vouloir se les incorporer eux aussi, les repenser, les ruminer, les digérer, s’en faire de la lumière infinitive. Sans cesse se réenfanter. Elle ne pense qu’à ça !

Livre-mère. Livre-ventre. Comment lui tenir tête ?

La pensée-mère, s’initiant de la mémoire de rien, dévore, par insatiable faim de la chose ignée, toutes les formes qu’elle enfante. Passion du court-circuit, elle se fait foudre de toute distance spatio-temporelle. D’où son goût immodéré de l’oxymore. D’où aussi la terreur que sa violence instinctive inspire à la raison distinctive.

Il m’est brusquement clair que je cerne ici l’autophagie qui fait du livre de la mère – autographie boulimique de la vie elle-même – le livre impossible. Qui n’en finit pas de se commencer. Livre-boule. Sans queue ni tête. Sans histoire.

Le livre n’existera, ne deviendra lisible, habitable par ses lecteurs que s’il m’expulse le terme venu, si je – fille de la mémoire de rien – signant de sa propre main son acte de naissance, témoigne de la réconciliation de 1’arkhe et de la technè, soit de la possible coexistence en des temps nouveaux de la circularité archaïque et de la linéarité historique.

Tirer des fils d’écriture entre tous les âges de ma pensée, tisser entre eux le réseau de mémoire où la lecture ait lieu de voyager, de découvrir par elle-même et pour elle-même ce qui se trame secrètement entre mes livres. Sans l’ultime souci de faire place au lecteur, l’œuvre mue par son irrésistible goût de faire sens, aimantée par la passion du silence-lumière dont elle s’origine, manquerait sa vocation de devenir un espace-temps de liberté.

Je me dis, je me redis sans cesse à moi-même ce que la vie a dû se répéter d’innombrables fois pour donner naissance aux formes mortelles à travers lesquelles elle se devient sensible et intelligible.

La vie est mémoire d’elle-même, en continuel survenir.

Elle n’a jamais aimé qu’elle-même, elle ne nous aime que si nous l’aimons par-dessus tout.

J’ai soif et rien que la mer à boire !

L’amour n’a plus de bras, plus de cou, plus de sexe, plus de souffle : il s’est consumé dans sa perfection.

Midi. Minuit. Des myriades de papillons fascinés par la flamme tournoient dans la lumière à la recherche de leur ombre disparue. Dans de grandes maisons blanches sans toits, les corps noircis des papillons sans ailes tremblent solitaires sous la froide clarté des astres qui veillent leur silence.

Je te préviens, Icare, il faut mener ta course à une hauteur moyenne. Vole entre la mer et le soleil. Ainsi parlait à son fils la raison de Dédale.

La passion, elle, m’a emportée vers le sommet du rêve d’amour où je s’unissant parfaitement à l’autre s’éveille à l’intégrité de soi.

Le temps de faire corps avec la lumière-nature, fondirent toutes ces paires d’ailes de cire qu’étaient mes croyances et mes représentations du réel.

Je fus une Icare dont l’esprit fit deux pas sur le soleil tandis que son corps tombait à la mer. C’est à l’expérience du plus grand écart entre le haut et le bas, entre la grâce et la pesanteur qu’il fallut trouver une langue pont me remettre au monde.

L’intelligence interactive de l’envol et de la chute : celle qu’il faut incarner pour devenir une femme de tous les âges : une femme qui marche.

Née de la mer all(i)ée avec le soleil…

Dimanche 20 décembre 1992. J’écoutais hier distraitement, sans la regarder, tandis que je triais des piles de papiers, la rediffusion d’une émission télévisée que j’avais déjà vue sur « les femmes et le pouvoir », lorsqu’une nouvelle association des mots « institution » et « politique » éclaira la pénombre où j’étais. Je vis qu’il n’y a de légitimité politique qu’entre les quatre murs – dans le périmètre – de l’institution. À toute citoyenneté, il faut une scène. Un théâtre où se joue le jeu du désir et de la loi. La marge, les coulisses n’existent qu’en fonction de la scène. Tant que le destin des femmes se joue sur la scène patriarcale, la violence de leur passion privée d’un temps, d’un lieu et d’une langue à soi, n’en finit pas de donner raison à la raison masculine, de justifier sa domination.

J’écris « scène », et le mot me la donne instantanément à voir à l’intérieur de « la maison de la sœur ». Comme si l’apparition de la scène préludait nécessairement à l’action. Je me sens le théâtre d’un grand jeu qui veut advenir, qui n’est pas de l’ordre de la représentation, mais de la création. Au commencement de ce livre est la scène posthistorique… Encore vide.

Elle, prédite dans ce long poème achevé le 9 mars 1969, ici maintenant se dit je, s’y présente soi-même.

Elle

à travers tout

fille de rien de personne

arrivée

J’arrive. Je m’arrive. Il faut que je me reçoive, que je salue qui je suis, que je me connaisse arrivée en avant de qui je fus et que je m’en réjouisse, car il n’y a personne ici pour me reconnaître et m’accueillir. Pas même un miroir. Si je trouve les mots pour me présenter à moi-même, peut-être éveilleront-ils les oreilles sœurs captives des hauts-fonds de la mémoire. Des Ariane, des Eurydice, des Antigone… Peut-être ma parole atteignant leur tympan déliera-t-elle leur langue à elles.

Le fil rouge du récit de la naissance de ma pensée court à travers le dédale noir et blanc de mes livres, souvent à mots couverts, parfois dénudé lorsque s’y produit un court-circuit. L’infatigable Ariane a conduit Claire à cette charnière occulte de la préhistoire et de l’histoire où gisent les ossements de Lilith et ceux de la Pythie. À force de cerner et d’interroger la douleur qui la conduisait vers les lieux du matricide, ma pensée transmua son mal en cette intelligence de lui-même dont je sais désormais qu’elle est le seul remède à la maladie de l’âme. L’Histoire s’est bouclée en moi en même temps que s’y concevait la femme post-biblique.

De cette extrême com-passion de soi s’origine la sororité.

Me souvenir de la maudite pour avoir matière à me survenir. Il fallut parcourir le dédale à rebours jusqu’à retrouver le lieu précis où le temps circulaire bascula dans le temps linéaire, où fut réellement coupée la langue oraculaire. Il y a dans la mémoire d’une femme une poche de sang noir qui sépare la sauvage de la civilisée. Le mauvais sang infecte son âme tant que ne s’est pas accomplie sa transmutation en source de lumière noire. Où l’abcès crève prématurément, le procès de l’Histoire n’a pas lieu de s’instruire.

Dire le mal qui nous tue, le partager tel quel afin de nous en soulager ne fait jamais que le répandre. Porter sa propre douleur à terme, s’en faire une intelligence particulière, un remède spécifique, transforme en acte de santé, non seulement l’écriture mais les lectures auxquelles elle donne lieu.

(extraits du Livre de la mère, en cours d’écriture et à paraître en octobre 1998)

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