Projet pour un indestructible

Georges Thinès,

κτημα εις αει : un acquit éternel. Cette parole qui figure dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide définit le paradoxe de l’historien, le souhait de celui qui, acharné à récupérer le temps disparu dans les moindres détails, fait le vœu d’en arrêter le cours et, par l’effet d’une obsession qui pourrait être le désir d’objectivité, entend annuler le temps pour mieux comprendre son décours. Indépendamment de l’importance fondatrice pour l’Histoire de cette œuvre célèbre qui raconte avec cruauté la lente dégénérescence d’Athènes et son effondrement terminal, elle nous apprend que l’acte d’écrire la réalité n’est rien d’autre que la tentative d’annuler le temps. Une telle destruction du fugace, si elle soulève un problème de cohérence dans la définition de l’œuvre de l’historien (lequel ne peut négliger la moindre parcelle de la réalité qu’il tente de ressusciter s’il se veut fidèle à sa mission), fonde au contraire l’œuvre du poète et sa nécessité.

Dans la mesure où le récit historique se veut fidèle à la réalité, il ne fait, pour sa part, qu’établir une copie aussi conforme que possible du monde à ceci près que le monde en question n’existe déjà plus que dans la conscience de l’historien. Le monde réel est déjà pour lui un irréel. Une histoire qu’il s’engage à réciter sans faute en déclarant au départ qu’il renonce à l’inventer. Cette histoire réelle que l’historien entend soustraire au temps dans la destruction du fugace selon le précepte de Thucydide, devient donc par l’écriture, la négation d’une absence. On pourrait affirmer, par contraste, que la fiction poétique est l’affirmation d’une absence, encore que, comme le veut Nietzsche, les facta de l’histoire pourraient n’être que des ficta pour les raisons que j’ai évoquées il y a un instant.

Ainsi donc, dès que la parole se fait texte, la réalité du discours est mise en cause et ce, insistons-y, en raison même de la volonté de l’auteur du texte de ne rien inventer pour empêcher la parole de périr. Nous ne pouvons donc éluder la question de la pérennité du dire et des relations qu’il entretient avec la fugacité et les procédés mis en œuvre pour combattre celle-ci. Si l’on néglige d’aborder ce problème, l’avenir possible de la parole et du texte est une question dénuée de sens. Ce dont il s’agit, c’est de tenter de faire retour sur l’origine la plus probable de cette capacité de parole qui nous est propre et de la possibilité supplémentaire qui nous est offerte de la faire dériver vers les voies de la création. Dans ce processus, on va le voir, l’accessoire devient le principal, l’occasionnel devient l’essentiel.

La présence universelle de la parole est une illusion née du fait que l’Homo sapiens a conquis le monde, car dans l’ensemble du vivant elle est la suprême exception : la parole est le fait d’une seule espèce, mais comme celle-ci a peuplé la totalité de l’espace, la parole est présente partout. Elle est, assez paradoxalement, l’exception qui est devenue la règle. Avant que le sapiens apparaisse il y a environ 4000 ans, l’Homo erectus régnait depuis plus d’un million d’années et c’est à l’intersection probable des deux formes qu’il faut situer l’origine du langage nécessité par l’activité des chasseurs. Chassant collectivement les fauves dangereux de la savane, nos ancêtres ne pouvaient survivre qu’en inventant un procédé de communication rapide permettant d’exécuter sans risque leur stratégie de prédation. Or, pour atteindre un degré d’efficacité suffisant en ce domaine, les instructions échangées devaient être aussi précises que rapides : là où le cri d’alarme indifférencié ne pouvait plus suffire, le mot univoque devait finir par s’imposer et, avec lui, les fonctions d’énonciation qui le chargent d’intelligibilité. En l’absence d’une telle évolution de la communication humaine, les chasseurs de fauves primitifs de la savane seraient devenus les proies. Notre langage a donc une origine essentiellement pragmatique, son but unique ayant été, par nécessité, la survie de notre espèce.

Cette situation, que nous permet d’imaginer la tentative de reconstruction évolutive de la parole, n’annonce pas par elle-même l’instauration du récit historico-poétique, dont la première trace écrite se situe, avec l’épopée de Gilgamesh, 3000 ans environ avant notre ère. Ce qu’il faut souligner, c’est que, pas plus que la parole n’était probable au sein du vivant, l’idée de l’Histoire n’était probable au sein de l’évolution biologique. Non moins improbable était l’apparition de la poétique au sein de l’Histoire. Thucydide ne lui accorde de dignité, nous l’avons vu, que si elle est un acquit éternel, un indestructible et ce dernier est la récupération immuable et théoriquement indiscutable du temps disparu. Ce temps accède à l’existence par le biais de la négation qui s’effectue dans la conscience de l’historien. Il semblerait, à première vue, que cet indestructible est l’aboutissement ultime de l’existence du langage, vu qu’il est destiné, en principe, à consigner sans faille tout ce que l’homme a dit et fait depuis que le langage existe : il apparaît dès lors comme la suite obligée de la parole considérée comme mécanisme inévitable de survie. Le langage univoque (parce qu’indiscutable) de l’historien est, en priorité, l’héritier nécessaire du langage univoque de survie de l’ancien chasseur : dans l’un et l’autre cas on a affaire à des faits réels, descriptibles, capables de faire pièce à la fugacité. La description du monde serait-elle l’aboutissement ultime de la langue ?

Si la réponse est affirmative, cela signifie que le récit historique reste situé au niveau pragmatique au même titre que la parole univoque d’origine et de même que cette dernière maîtrise dans l’instant le temps de l’action fugace, le récit historique maîtrise la durée de toutes les actions révolues dans toute la durée possible dont est capable la mémoire. La portée philosophique du discours qui s’établit de la sorte encourt tous les risques de mise en cause de sa propre réalité, comme il en va dans tous les cas où la parole se fait texte.

La mutation qualitative qui intervient ultérieurement correspond à l’émergence de l’expression poétique. Avec elle s’estompe et disparaît même toute incidence de la fonction pragmatique. On peut supposer que la valeur expressive du cri d’alarme du chasseur primitif dominait et même oblitérait les premières tentatives de communication univoque : nous en avons souligné toute l’insuffisance sur le plan des stratégies de l’action. Si le cri peut être rapproché de l’expression poétique sous sa forme la plus élémentaire, il élimine par lui-même l’univocité fonctionnelle. L’expression poétique sous sa forme élaborée et ultérieurement mûre aboutit au même résultat par la voie inverse : elle oblitère en effet un langage pragmatique antérieurement constitué alors que le cri indifférencié précédait nécessairement ce dernier nanti de son univocité.

En passant de l’information pragmatique à l’expression pure, le langage poétique inaugure un indestructible qui peut être dit de second ordre par rapport à celui qu’instaure le récit de l’historien, en ce sens que son champ d’existence est du domaine du possible et non de la conformité. En conséquence, ses règles de cohérence sont d’une nature différente : aucun réel ou code du réel ne vient en fixer les limites. Langage réflexif par excellence, le langage poétique se voit libre de fixer ses propres contraintes et d’instaurer lui-même les conditions de sa puissance expressive. Exigence rare et extrêmement difficile à satisfaire par ce qu’elle est, comme nous l’avons dit, l’affirmation d’une absence. Aussi la réussite est-elle ici l’évidence de l’unicité. Cet acquit éternel est tel parce qu’il ne peut être mis en cause par aucune confrontation avec la réalité pragmatique. Ici s’annonce l’indestructible absolu.

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