Décevoir autrui, c’est le guérir d’un mal
qu’il ne se supposait pas avoir, le libérer.
« Tu resteras genoux à l’air sur le mur de ton doute. »
René Char
Sur la piste du contour
qui est fini tournent hors de nous
des hologrammes du vieillissement projections
lasses que l’espoir a mises en route
et ce depuis le début
sans dents
vieillards bavants à la recherche de
– de quoi ils ne savent plus –
du bonheur en flacons maniables probablement
d’une formule prête à l’emploi de l’ordre
et de la sécurité
ou d’une couche sèche mais
on ne devrait pas parler de cela
de la perte de tout contrôle
des besoins
qui mènent le cours de l’histoire
à la pire extrémité
écrivent les conteurs
reste l’événement effectif
dans l’obscurité
peut-être
était-ce cela oui mais
non ils ne le trouvent pas le secret
est noyé dans la chaux
dans la chaux éteinte au-dessus des cadavres
que personne n’aime déterrer
qui ont été oubliés un à un
jetés l’un sur l’autre à l’apaisement
général livrés au besoin collectif
de ne pas prendre de mesures pour percer
le tertre
qui s’enfle
dans le bleu du ciel
dans le gris de la bienfaisance
et cela s’étend jusqu’à la côte
sur laquelle l’eau se brise
dans l’inconcevable grouillement
à la recherche de
— de quoi ils ne savent plus –
sur la piste du temps
entre les extrémités
des besoins les plus élémentaires
un royaume pour un dentier
à la vue de la viande
à l’heure où on se sert
surtout ne s’accommoder
d’aucun désagrément
tourner
sur la piste du contour
qui doit être fini comme toute
chose hors de nous
par exemple
une canette de bière une loi une couche
reste introuvable au moment où il
serait le plus nécessaire de la trouver
mais
on ne doit pas parler de cela
ce que nous cherchons devrait être totalement neuf
et si nécessaire sous un autre
soleil
sans langage et pas plus
apparence qu’existence nous avons bien
droit à notre viande quotidienne
dans la bonne langue
d’ailleurs
on ne rêve qu’en noir et blanc avec le
refus de se réveiller un royaume
pour une couche
ce dont on ne parle pas
à la vue de ce temps hors de nous
entre les extrémités des besoins les plus
élémentaires sont les visions de soupe froide
deux doigts en-deçà du bord
de l’assiette frêle exigence
adressée à de la volaille en petits morceaux cela
réchauffe les doigts des vieillards
trop peu
sûr qu’il y a là quelque chose
qu’on peut dépecer
puisqu’enfin c’en est au point
d’être impossible à conserver dans sa forme
la forme du rêve tricolore
— de qui ils ne savent plus –
s’ils le surent jamais
ce qui donna sa forme à cette chose
à laquelle ils se soumirent
sans plaisir
et en toute méconnaissance de cause
ils ne donnèrent pas le dixième
de leur temps mais au contraire
prirent
au moins la moitié de l’argent
ou la moitié de l’avenir
qui ne tombe pas du ciel
qui n’aime pas arriver ainsi
mépriser tout passé
qui se brise sur la côte
aux bruits incompréhensibles
se perd le long du contour
à la vue des vieillards bredouillants et à la nôtre
– que cherchions-nous déjà –
le bonheur en flacons maniables
dans les mains
glaciales des vendeurs disons
des ministres gras et ivres
à la vue de la déroute
– disons de la démocratie –
qui donc sait ce que c’est
cette idée pareille à une erreur deux fois millénaire
dont se revêt l’horreur
dans le mépris du bien de l’individu
chassé nu et à découvert sur-le-champ
disons le champ de betteraves
ou le champ de bataille
au nom d’un amas
disons de betteraves pourrissantes
disposé en couches sur le tertre enflé
enseveli sous des dunes de sables
éteint sous la chaux
depuis l’enfance des cerveaux grisonnants
dans le langage confus desquels
on ne trouve aucun mot
pour compenser la violence faite au plus profond
pourtant déclarée intangible par 800 000 lois
mais avoir des droits
est impossible puisque le droit
n’est pas donné mais dit
par des sans-langage qui rassemblent les morceaux
pour les porter au tout-puissant marché aux papiers
où les cris se remarquent à peine
quand les sans-moyens sont privés
du choix de l’ultime
moyen de se vendre
renvoyés à une langue
ultime contour
le « tu es ce que tu parles »
qu’on martèle
même quand il n’y a plus rien à dire
et plus rien à comprendre
dans le marmonnement des vieillards
qui se tiennent autour de la fosse
et qui de leurs mains tremblantes
tracent des lignes invisibles
des frontières
comme on les appelle c’est
le sang
versé qui écrit l’histoire réelle
sans notre consentement
peut-on immédiatement objecter
avec fierté et répugnance
dégelée dans la grotte de la mémoire
disparaît dilapidée
la vie
dans la fiction extatique d’une vision
qui ne peut rayonner puisée
à sa propre source
et dans l’argile
qui chuta en sanglots de
la roche des âmes
que les vieillards traînent avec eux
dans la cage de leurs infirmités
de leur agonie reniée
devancée en hâte par le rêve
plus léger
que le souffle venu de la mer
et plus chaud que les yeux des
femmes ou ceux des
enfants
trahis dans les profondeurs de la fosse aux négations
tout l’invisible projette pourtant
des ombres pour convertir le jour
en un avenir depuis longtemps passé
face auquel échoue
la poésie
dans la forme brandie
d’une solitude sans langage renvoyant
toutes les images au néant
qu’à considérer tout regard
se refuse l’œil extérieur
abîmé dans des images scintillantes
et l’œil intérieur nié
et bouché
par des indications
sur le bénéfice à supporter
jette du noir indélébile
sur les ondes de la pensée avides de lumière
avant même tout nouvel interdit de liberté
entravant celle-ci depuis longtemps
rouge en soi
Blickend ohne Richtung, traduit de l’allemand par François Polomé