Je n’ai pas reçu de lettre de Belgique ce matin.

Je n’ai pas acheté le seul journal belge qu’on trouve dans le coin.

Ma carte téléphonique est épuisée.

Le bureau de poste a été fermé l’hiver dernier.

Définitivement.

On ne vend pas de cartes téléphoniques au café-tabac-librairie-boulangerie de Sainte-Algonde Centre.

(Algonde est morte vierge et martyre de son pucelage. Tout le monde le sait ici.)

Aucune petite fille du village ne s’appelle Algonde en mémoire de la Sainte Protectrice. Personne ne se souvient de ce qu’elle protégeait. De toute façon, il n’y a plus aucune petite fille au village. Les autres – les moins petites — sont occupées au gavage des oies. Elles pourraient toutes s’appeler Algonde.

Ma logeuse s’appelle Mariette. Elle connaît le quadrillage des chemins en tonnelles jusqu’au moindre méandre. Et les signes codés des humeurs de la terre. Paris, elle connaît un peu. Quelques images tremblantes sur l’écran de la vieille télé. Le nom d’un grand restaurant sur un carton jauni qu’elle garde depuis quarante ans, et un numéro de téléphone. Quelques mots encore lisibles : livraison… foie gras.

D’où je viens ?

Elle fait un geste vague.

Elle montre le carton… de par là ?

Et il pleut.

Il pleut encore.

Ce n’est pas la bienfaisante ondée emperlant le front moite d’un avril traversé par des bouffées d’été précoce, ce qu’en certains moments de haute canicule l’on appellerait pluie, avec, dans la gorge, l’écho d’un ruissellement extatique.

C’est la drache que l’on prétend nationale là-bas, en ma terre natale, celle que j’avais cru leurrer, que j’avais pourtant laissée sur place en sautant dans le premier TGV en partance vers le sud, mais qui me rattrape ici, au plus secret de ce gousset de France où l’absence d’accent se traite comme une perte d’âme, une fatalité, voire une malédiction, aux concoctions de cèpes, aux émincés de truffe ou au monbazillac avant, pendant et entre les repas.

Mais il pleut.

Il pleut triste.

Il pleut sombre.

Nous sommes deux échoués sur la terrasse inondée du café-tabac-etc. à Sainte-Algonde Centrum/Centre. Deux tables rondes à pieds croisés. Une chaise par table. Toutes les places sont occupées. La porte du café est fermée. Personne ne servira ce matin. Le parapluie de mon voisin se retourne. La mort est brutale, immédiate et sans sommation. Le mien s’en tient les baleines de rire !… Mon voisin se lève sans un regard vers moi. Seul, je reste. Et c’est bien ainsi. Il a tout laissé sur sa chaise : le parapluie désarticulé et un journal détrempé. De Morgen.

Mon cœur sursaute.

Ô, ô Belgique (sur un air connu)… Me manques-tu déjà ?

Je lève les yeux vers ces nuages apatrides qu’un vent océanique balaie à travers les champs de pression par-dessus les isobares de la carte météo de notre petite Europe. Ceux-là sont-ils passés au-dessus de ma maison ? Sont-ils passés au-dessus de sa maison ? L’ont-ils surprise, Elle, là-bas, à sa triste fenêtre, le front contre la vitre ? De quels regards, de quels indices du manque sont-ils ambassadeurs ? Quelles images m’offrent-ils à regretter du séjour qu’ont bâti mes aïeux ?

Fiers aïeux résumant à eux seuls toutes les étapes des généalogies métissées des familles de rois aux couronnes peu stables.

Quel est, en ce moment, le séjour bienheureux dont se languit mon cœur ? Quel en est le visage après la pluie, après les larmes, à travers la distance ? Ai-je appris enfin de quelle sagesse je suis capable, à quelle mémoire commune ma pensée vient se ressourcer ? Montaigne m’est-il plus apparenté ici, dans l’ombre de son château, qu’à la lumière d’une lampe éclairant une page du livre posé sur la table de mon bureau ?

Mon pays naturel n’est-il pas tout entier circonscrit dans le geste que Mariette dessine dans l’espace ? Être homme de nulle part, et de partout où l’esprit donne à l’humain sa dimension universelle…

Dès lors, qu’à Sainte-Algonde Centre ou Center ou Zentrum le café-tabac-librairie-boulangerie ne vende pas de carte de téléphone en devient un problème métaphysique. Une mégaobsession. Un giga-mal au ventre qui me fait regretter – hélas à contretemps — de n’être pas armé de ce magicophone qui réduirait le geste cosmique de Mariette à une imperceptible pression de l’index sur le clavier de tous les désirs à combler…

Deux voitures glissent dans la rue entre deux gerbes d’eau gracieuses. Duo de Belges avec bicyclettes sur le toit, mains d’enfants sur la lunette arrière et caravanes pour moyennes familles. Serait-ce le premier signe d’un exode massif ?

Et si la première Algonde croisée sur le chemin m’apprenait, en grande émotion, que le pays d’où je viens – elle l’aurait vu au Journal de 20 heures – a explosé en trois morceaux parfaitement inégaux (Bel – gi – que) et qu’on compte déjà, par centaines de mille, les expulsés des enclaves brûlantes où des langues ennemies s’affrontent jusqu’au sang… Si tous les feux clignotants dans les trois langues nationales étaient passés au rouge/rood/rot simultanément après un coup d’État fomenté par le fantôme de Guy Fawkes dans les souterrains du Parlement ? Si le Roi lui-même, sa femme et les p’tits princes n’avaient trouvé refuge que de justesse dans les derniers fortins de la Ligne Maginot… avant que d’être exposés, nus et tristement banals, aux foules cocardées mais surtout, surtout, à ce qui nous resterait la seule poisse commune : la Drache…

Et si…

ô, Belgique, ô, ô Terre Chérie… Nous le jurions tous, TU vivras…

Et si Algonde disait vrai ?…

grande et bel-le…

Et si…

aura pour devise immortel-le…

Que ferais-tu, Ulysse ?

Mmm, Mmm, la Liberté…

Ulysse ?

Mais qu’il cesse une fois de dracher ! Potferdekke !

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