Rêves d’escargots

Chantal Boedts,

… tant que l’on peut prendre un bain, cela vaut la peine de vivre. Un bain et une cigarette. Tout en fumant, la main à fleur d’eau, Laurette comparait le clapotement qui la berçait aux jours agités qu’elle avait connus, au tumulte de tant de paroles, à ses extravagances, aux projets qu’elle avait toujours réalisés et qui, pourtant, ce soir, se réduisaient à cette baignoire et à cette tiédeur.

Avait-elle été ambitieuse ? Elle revit les visages des ambitieux : des visages pâles, marqués, crispés, y en avait-il un seul d’entre eux qui ait connu la détente d’une heure de paix ?

Même au moment de mourir, cette passion ne se ralentit pas. Il lui semblait que pas un instant elle ne s’était relâchée. Peut-être, il y a vingt ans, quand elle était encore gosse, qu’elle attendait, le cœur battant, la saison des confettis, des baraques et des masques, alors peut-être elle avait pu se laisser aller…

Mais à cette époque-là, le carnaval ne voulait rien dire d’autre que manèges, babeluttes et nez de carton. Puis avec cette manie de sortir, de voir, de courir au bout de l’estacade à Ostende, les premières escapades avec Annemie et les autres dans les oyats qui griffaient les mollets du côté de Bredene, avec l’émotion de se sentir suivie pour la première fois, cette innocence-là, elle aussi, avait pris fin. Quelle chose étrange ! Le soir du jeudi de la mi-carême où l’état de la Belgique avait empiré pour s’achever par la mort de la nation, Laurette pleurait de rage et haïssait son pays nourricier en pensant à la fête qu’elle ratait. Seule sa mère la comprit ce soir-là et, se moquant d’elle, elle lui dit de se tirer de ses jambes et d’aller pleurer chez Joëlle. Mais Laurette pleurait parce que le fait que Papa Nation était sur le point de mourir l’épouvantait et l’empêchait au-dedans d’elle de s’abandonner au carnaval.

La sonnerie du téléphone retentit. Didier ? Olivier ? Laurette ne bougeait pas de sa baignoire parce qu’elle était heureuse avec sa cigarette et qu’elle pensait que, probablement, c’était ce soir lointain, où elle s’était dit pour la première fois que si elle voulait faire quelque chose, obtenir quelque chose de la vie, elle ne devait se lier à personne, ne dépendre de personne, comme elle était liée à cette patrie importune. Et elle y était parvenue, et, maintenant, tout son plaisir était de se délasser dans cette eau et de ne pas répondre au téléphone.

Tout désormais serait au conditionnel, elle prendrait le temps, comme les escargots. Il faudrait regarder de près les conditions, Laurette pensait en fumant, en remontant le temps, aux petits confettis de bonheur, le vent dans les sous-vêtements roses et noirs sur la corde à linge le vendredi, les murets, les muguets, les clôtures des jardins, les courettes pavées, l’odeur de la chicorée dans les cages d’escalier, les gouttes d’eau qui tombent précieusement des noisetiers, comme une promesse…

Et cette ligne, tendue au cordeau, entre la facilité et la complication qui sépare deux maisons austères et grises. L’eau dégringole d’une corniche, dans la rue, des pages de journaux volent, un chien aboie, la trêve de onze heures.

Le conditionnel est un mode mal nommé en français. C’est le monde de l’éventuel, Laurette se souvenait avoir lu quelque part que le conditionnel c’est le monde des actions que l’on évoque avec une petite incertitude sur leur réalité. Il sert — c’est son sens le plus courant — à exprimer la situation résultant d’une condition réalisée. Exemple : si Olivier m’aimait, je l’épouserais. Mais il exprime aussi ce qu’on rapporte sous toutes réserves : le roi protégerait les riches industriels francophones, d’après la Dernière Heure.

Les situations imaginaires dans lesquelles on se projette : des enfants qui jouent peuvent dire : « je serais le Flamand, tu serais le Wallon. »

La valeur possible de l’éventuel réside dans l’exemple cité, ce sont des propositions, parfois jetées en l’air. Une sorte de futur dans le passé. Quelque chose qui résonnerait comme : quand Olivier m’a vue, il savait qu’il viendrait le lendemain.

Cela se serait passé lors de la dernière fête de l’Iris. Olivier aurait lu une correspondance en anglais de Laurette devant les caméras de télévision : « Anything I shall ever write will owe so much, so much, to you » and « As I think more about politic life […] I realize more and more how crucial for me is everything you write » ; puis il aurait enchaîné avec une autre phrase : « I would do anything for you, be anything you wished me, come to you at any time or place » ; il aurait ajouté que la relation était déséquilibrée au regard de cet autre passage : « You don’t need me in the way in which I need you. »

De surcroît, Olivier en aurait rajouté une couche, Laurette lui aurait envoyé un texto pendant la conférence de presse : « I would do anything for you. »

La presse en aurait fait ses choux gras, en se prêtant aux plus folles interprétations sur les intentions de Laurette vis-à-vis d’Olivier, car si ce texto avait existé, il ne faut pas oublier que le texto en anglais est un raccourci : dans le premier membre de phrase il y a en filigrane « I shall ever write » et dans le second « I would do ». La première remarque à faire aux journalistes qui ont répercuté cet événement est que le raccordement des deux parties dans le texto cité en anglais n’est pas vraiment traduisible en français. Cette scission du sens profond du texto laisserait à penser qu’on assisterait ici véritablement au développement d’une relation platonique entre Olivier et Laurette. Le conditionnel serait devenu futur, si la relation amoureuse avait été consommée. Il serait difficile de prendre parti. Olivier ou Olivier…

C’est vrai, en y songeant, que si l’on fournissait aux journalistes des lunettes qui s’adaptent systématiquement à leur écriture et la traduisaient automatiquement dans les six ou sept langues parlées ou écrites en Belgique, et que chaque lecteur les chaussait lorsqu’il ouvrirait les pages de papier ou les pages web, ça serait pas mal ! Ce ne serait pas un gadget inutile ! Il faudrait demander aux fabricants de films 3 D, il faudrait aussi penser aux sous-titrages des journaux télévisés… Évidemment, on fabriquerait par la même occasion des lunettes pour tous les anciens manuscrits, les livres d’or des musées, les panneaux autoroutiers. Dans cette crise où l’on voit s’agiter en tous sens des juristes, des démineurs, des jeteurs d’huile sur le feu, il ne serait pas inutile de faire appel à un opticien.

Ce serait une bonne idée pour la prochaine fête de l’Iris par exemple ! Il faudrait envisager une sorte de concours, pour distinguer cette invention, un prix qu’on appellerait le prix Iris !

Les tables du jardin étaient encore pleines d’eau, détrempées à l’ombre de la maison en briques. Joëlle regardait la barrière fraîchement repeinte en blanc se faire envahir par le soleil.

Les souvenirs se mêlaient aux vols des abeilles le long des roses trémières. Joëlle s’assit sur le banc de pierre bleue, elle frissonna. La baie d’Ostende, une étendue si tranquille à l’ombre du passé. Les moules qui dorment accrochées aux brise-lames, entre les algues, les moules qui dorment entre le passé et l’avenir… Il y a si longtemps que les carnavals d’Ostende n’ont plus des relents de guinguette autrichienne, c’était avant que Léopold II et sa dégaine de héron à barbe carrée ne balance ses godillots sur les petites dalles jaunes de la digue. Les cabines de plage roulaient silencieuses sur le sable, les baigneuses grelottaient dans des maillots de serge et les méduses abandonnées pleuraient entre les algues. C’était avant, avant que le carrousel des mémoires, comme un disque rayé, ne creuse le sillon des déboires germaniques. Avant les Saxe, avant les Saxe, c’était la foire aux oranges, la valse, les cafés-crème, avant, les carrioles, les gros fards de l’Autriche-Hongrie, avant. Le peuple d’Ostende, qui en avait vu des marées et des tempêtes, le peuple d’Ostende regardait passer les rois, les poneys, les alezans, les starlettes, le peuple d’Ostende essayait d’en rire sans grincer des mandibules derrière les masques en papier mâché, quand l’estran se vidait de la saison balnéaire, quand les givres de février statufiaient le dernier marcheur à la pointe de l’estacade, le peuple d’Ostende n’attendait plus les rois, les alezans les starlettes, ni la dernière tournée des cirques, le peuple d’Ostende se serrait devant l’âtre en écoutant bouillir la marmite.

Il est impossible d’expliquer ces voix d’amis, ces rires de gorges, les paupières closes qui gardent pour elles les illusions perdues, qui allègent, qui désertent, ces pas qui écrasent le gravier, et soudain la sonnette, l’alarme.

La grande parade des gastéropodes dans le jardin. Les escargots sont sortis après l’ondée de la nuit. Monseigneur ! Joëlle croise sa laine sur ses épaules boscottes. Elle l’avait oublié celui-là. Ce matin elle s’était maquillée avec grand soin, ce n’est pas tous les jours qu’elle avait l’occasion de recevoir le prélat. Devant le miroir elle avait pris un air boudeur, frondeur même, elle s’était sentie prise, engluée, comme un oiseau mazouté, elle avait rajouté une nouvelle couche de mascara et surligné lourdement d’eye-liner.

Un coup de noir comme une traînée orageuse dans l’étrange bleu pâle qui passait au travers du plafonnier. Un moment d’extase. Puis elle se souvint de la note rédigée la veille par son secrétaire particulier en préparation de la visite de l’évêque de Malines. Commencer la conversation sur la rosée, la rosée merveilleuse ! Elle ne parvenait pas à rattacher les escargots à la fécondation de Marie. C’était un peu déroutant cette histoire d’assimilation de la virginité de Marie, devenue néanmoins mère et le parallèle avec l’hermaphrodisme des escargots. Cette idée lui paraissait incongrue, voire blasphématoire.

Monseigneur avait insisté pour avoir ce rendez-vous matinal. Il était urgent selon lui de lancer une grande souscription pour installer de nouveaux fonts baptismaux ornés d’une frise en ronde-bosse représentant des escargots. Il avait particulièrement insisté sur la nécessité de trouver un artiste capable de représenter la Vierge sous forme d’escargot. À l’époque médiévale les escargots étaient nombreux à être gravés par les compagnons sur les murs des églises romanes dédiées à la Vierge. Certains ont pensé à un signe ésotérique symbolisant le labyrinthe de la connaissance.

Hier au bureau du parti, les barons avaient ironisé sur l’Immaculée Conception. « La prétendue asexualité de l’escargot » ? Nibe ! C’était certainement la chose la mieux partagée de l’époque des neiges d’antan que de croire qu’une coquille puisse être fécondée par la rosée ! Ce que l’on y voit maintenant, ce n’est que pur phantasme imbécile, la science d’un clodo qui cause surtout de sa bouteille !

Elle vagabondait comme papillons dans les lilas de printemps, bande d’oiseaux qui volent très haut en une forme impeccable puis se dissipent… La Vierge était donc semblable aux escargots, capable de concevoir virginalement. Joëlle n’aurait jamais imaginé un tel rapprochement, et a fortiori qu’il puisse déboucher sur des représentations de la Vierge sous forme d’escargot, si la mention de cette image attestée de la vierge ne figurait pas dans un article savant et documenté de Daniel Arasse. Sans le savoir Monseigneur lui avait donné une idée de campagne. Rêve d’escargots, il avait mis dans le mille. L’occasion de jolis échanges sur les escargots de notre imaginaire. Il faudrait se documenter davantage : que disent les psychanalystes sur les rêves d’escargots : regret de la virginité perdue ? Aspiration inconsciente et inconfortable à la bisexualité ? L’escargot n’est pas seulement hermaphrodite, c’est aussi un symbole lunaire, signe de régénérescence pour un pays prêt à mourir.

Elle regardait son visage marqué comme un Christ de granit rongé par les embruns, à force de se fixer comme une ombre noire ondulante sous la lumière liquide du plafonnier. Un vide, sentiment de flottaison. Aucune identité.

Elle reviendrait sur ses terres fécondes et limoneuses, ce pays vert et mystérieux. Ce pays qui accueille et qui repousse, loin. Monseigneur se faisait attendre. Joëlle entendait le seau heurter le puits comme une menace. Les pommes tombaient sourdement dans le gazon. Les voix résignées et amères, les cris des enfants, ces sons étouffés qui ne sortent pas souvent des gorges. Elle quitta le jardin, traversa l’ancienne cour où l’aube s’était levée.

Il passe comme un paquebot

Dans l’herbe tremblante de pluie

Quand les araignées essuient

leurs toiles car il fait beau

J’ai toujours aimé l’escargot

Son pas frais luisant et sans bruit

Sa navigation dans la nuit

Le long des murs, vivant cargo

On en retrouve le sillage

Le matin, brillant au soleil

Où va l’escargot, qui voyage

Dans le noir cornes en éveil ?

En haut du fenouil, en équilibre

Il médite sur les étoiles libres.

Jacques Roubaud,

les Animaux de tout le monde

Les escargots sortiraient en juin de leur coquille en brisant la membrane constituée de salive qu’ils auraient constituée pour l’hiver. Les escargots pourraient concevoir virginalement un nouveau projet de vivre ensemble, une fécondation croisée qui durerait des plombes. Cela tomberait bien en somme, Joëlle ne serait pas pressée…

En approfondissant le parcours des escargots à travers les siècles, elle se souvenait de l’escargot de Minos :

Minos avait rassemblé une flotte importante et s’était mis à la recherche de Dédale. Il avait emporté une coquille d’escargot et, partout où il allait, il promettait une forte récompense à qui saurait y passer un fil, sachant fort bien que seul Dédale était capable de le faire. Arrivé à Camicos, il proposa la coquille à Cocalos qui se chargea d’y faire passer un fil ; bien entendu, Dédale découvrit un moyen. Il attacha un fil très léger à une fourmi, il fit un trou au sommet du coquillage et attira la fourmi dans les spirales en enduisant de miel les bords du trou. Puis il attacha le fil à l’autre extrémité et tira. C’était fait. Cocalos rendit la coquille enfilée et réclama la récompense. Or Minos était, maintenant, certain d’avoir trouvé le lieu où se cachait Dédale et il demanda qu’il lui fût livré. Mais les filles de Cocalos ne voulaient pas perdre Dédale qui leur avait confectionné de si beaux jouets, et avec son aide, elles tramèrent un complot. Dédale fit passer un tuyau dans le plafond de la salle de bains, par lequel elles firent couler de l’eau bouillante sur Minos qui se délassait dans son bain. Cocalos, qui ne voulait pas être impliqué dans le complot, renvoya le cadavre aux Crétois en disant que Minos s’était pris les pieds dans un tapis et était tombé dans une cuve d’eau bouillante.

… tant que l’on peut prendre un bain, cela vaut la peine de vivre. Un bain et une cigarette. Tout en fumant, la main à fleur d’eau, Laurette comparait le clapotement qui la berçait aux jours agités qu’elle avait connus, au tumulte de tant de paroles, à ses extravagances, aux projets qu’elle avait toujours réalisés et qui, pourtant, ce soir, se réduisaient à cette baignoire et à cette tiédeur.

Avait-elle été ambitieuse ? Elle revit les visages des ambitieux : des visages pâles, marqués, crispés, y en avait-il un seul d’entre eux qui ait connu la détente d’une heure de paix ?

Même au moment de mourir, cette passion ne se ralentit pas. Il lui semblait que pas un instant elle s’était relâchée. Peut-être, il y a vingt ans, quand elle était encore gosse, qu’elle attendait, le cœur battant, la saison des confettis, des baraques et des masques, alors peut-être elle avait pu se laisser aller…

Mais à cette époque-là, le carnaval ne voulait rien dire d’autre que manèges, babeluttes et nez de carton. Puis avec cette manie de sortir, de voir, de courir au bout de l’estacade à Ostende, les premières escapades avec Annemie et les autres dans les oyats qui griffaient les mollets du côté de Bredene, avec l’émotion de se sentir suivie pour la première fois, cette innocence-là, elle aussi, avait pris fin. Quelle chose étrange ! Le soir du jeudi de la mi-carême où l’état de la Belgique avait empiré pour s’achever par la mort de la nation, Laurette pleurait de rage et haïssait son pays nourricier en pensant à la fête qu’elle ratait. Seule sa mère la comprit ce soir-là et, se moquant d’elle, elle lui dit de se tirer de ses jambes et d’aller pleurer chez Joëlle. Mais Laurette pleurait parce que le fait que Papa Nation était sur le point de mourir l’épouvantait et l’empêchait au-dedans d’elle de s’abandonner au carnaval.

La sonnerie du téléphone retentit. Didier ? Olivier ? Laurette ne bougeait pas de sa baignoire parce qu’elle était heureuse avec sa cigarette et qu’elle pensait que, probablement, c’était ce soir lointain, où elle s’était dit pour la première fois que si elle voulait faire quelque chose, obtenir quelque chose de la vie, elle ne devait se lier à personne, ne dépendre de personne, comme elle était liée à cette patrie importune. Et elle y était parvenue, et, maintenant, tout son plaisir était de se délasser dans cette eau et de ne pas répondre au téléphone…

Sources :

– Georges Piroué, Cesare Pavese, la vie et l’œuvre, Paris, Seghers, 1976. Extrait adapté d’Entre femmes seules, p. 99-100.

– Correspondance entre Iris Murdoch et Raymond Queneau, fass.kingston.ac.uk/research/iris-murdoch/archive/queneau.

– Ovide, Métamorphoses, viii, 244.

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