Seules quelques bribes

Isabelle G,

 

Comme tout semble petit de là où nous sommes.

Je ne dirais pas lointain car nous nous sentons encore très proches.

Mais le spectacle de chaque être, le parcours de chaque vie, jusqu’au ballet de la terre lui-même, tout nous semble miniature maintenant que nous avons pris la distance éternelle.

Dans les premières décennies qui suivirent mon arrivée, nous n’étions que quelques-uns à quitter la table du banquet pour aller voir le coucher quotidien de l’Europe. Nous retournions ensuite vers les autres convives, les yeux pleins et le cœur en paix, pour reprendre la conversation et nous resservir – ce ne sont pas les vins les meilleurs qui manquent, ni les mets les plus exquis. Quoique pour moi, plus encore que les plaisirs de la table, même si je m’en régale avec les autres, ce qui me comble est la possibilité sans aucune limite de temps – je répète ces mots incroyables : sans aucune limite de temps – de discuter avec mes auteurs préférés et de rencontrer tous ceux que j’admirais de mon vivant. Il y en a bien sûr quelques-uns qui ne sont pas encore arrivés et avec lesquels nous aimerions passer du temps (je pense à Edgar ou Amélie), mais pourquoi souhaiter leur mort puisque nous avons l’éternité devant nous ?

Revenons-en au coucher de l’Europe. Le spectacle n’est plus ce qu’il était. C’est Victor qui s’en est rendu compte le premier. Victor tenait chaque jour à aller voir le coucher de l’Europe pour des raisons que j’expliquerai ailleurs. Un jour, il est revenu d’un pas plus lent, le regard perdu dans nos nuages, et il nous a confié : « S’ils s’étaient comportés comme ça de mon vivant, je crois bien que je n’aurais jamais pu rejoindre Bruxelles ». Nous savons ce que son séjour là-bas a signifié pour lui et permis pour son œuvre. Sans ce faux passeport Lanvin, adieu Bruxelles, adieu Les Misérables.

L’éternité allant de pair avec une conscience dessillée des enjeux, je décidai de l’accompagner dès le prochain coucher. Puisque la terre tourne en permanence, ce dont nous avons bien plus conscience depuis là où nous sommes maintenant que nous ne le percevions tant que nous y vivions, nous devons être très attentifs pour ne pas rater le tour de l’Europe.

Le lendemain donc, au moment idoine, nous quittâmes notre agréable compagnie pour aller observer l’Europe.

Comme tout semble petit de là où nous sommes.

Nous reconnaissons les lieux où nous avons vécu, nous retrouvons ceux que nous avons laissés, nous comprenons très bien ce qui se passe.

Nous percevons tout mais nous ne pouvons rien dire.

Il n’y a pas de son.

Nous pourrions hurler, nos cris se perdraient dans le vide.

Nous savons qu’aucun son, qu’aucune parole ne peut plus les rejoindre.

Nous sommes là, au sommet de ce que l’humain peut apprendre – point culminant qui implique justement de vouloir partager ces leçons chèrement acquises – et nous ne pouvons rien dire.

Longues ou courtes, volées ou données, miel ou chemin cabossé, toutes nos vies dans leur épaisseur, leur longueur, leur largeur, semblent se perdre dans le néant alors que nous nous penchons pour revoir notre vieille Europe. Cette situation crée une frustration dont aucun vivant n’a sans doute conscience. Dans la parabole du riche et de Lazare, celui-là est mort, justement.

N’ont-ils donc rien appris ? Ni compris ?

Parmi les plus récemment arrivés, on entend chaque soir, lorsqu’ils se présentent à leurs voisins de table, de nouvelles histoires d’exil dans l’espoir d’une terre plus sûre. Ces histoires, chacune aussi unique que tragique, dominent la conversation ces derniers temps.

Parmi les plus célèbres d’entre nous également, nombreux sont ceux qui ont connu la même impérieuse nécessité. Pas forcément la Méditerranée mais l’Atlantique ou la Lys. Albert, Steve, Victor. Ils sont bien plus nombreux que je n’aurais pu l’imaginer.

Parmi les plus anciens d’entre nous aussi, nombreux sont ceux qui nous rappellent que c’est le destin des humains depuis la nuit des temps. Rien de nouveau sous le soleil.

Parmi les plus jeunes… Ah d’ailleurs, il faudrait corriger : non, Aylan n’est pas le plus jeune. Il y a trop d’enfants plus petits encore, trop de nourrissons. Nous ne sommes pas une crèche, que diable ! La vie éternelle, ça devrait être « enfants non admis », pour reprendre un slogan connu. Ils doivent vivre, d’abord, et n’arriver ici que plus tard.

Nous avons beau être au paradis, voir ce qui se passe, ce qui se prépare, ce que les vivants sont en train de se construire sans pouvoir dire un mot confine à l’enfer.

Alors, de même que cette réalité envahit soudain la conversation médiatique et politique sur terre, elle occupa nos échanges. Elle anima les écrivains, les Victor, Vaclav, William qui offrirent leurs mots et leurs histoires. Les inventeurs – ceux-là même dont les noms ornent tant d’institutions, d’universités et de programmes de subventions, Aristote, Leonardo, Galileo – rassemblèrent explosions d’options, prolifération de raisons, transpositions de solutions. Les artistes – Raffaelo, Wolfgang, Pablo – apportèrent génie créatif, bouleversement des perspectives et renouvellement des approches. Les aventuriers ramenèrent, qui des sommets, qui des pôles, ou encore d’un tour de la planète, des montagnes d’audace, des rocs de courage, des océans de persévérance. Les pères fondateurs, les Robert, Konrad, Alcide, léguèrent leur mesure, leur tempérance, leur expérience.

Et certaines parmi eux, et tellement plus nombreuses, aussi inconnues qu’indispensables, les femmes, les sœurs, les amies, les mères, les nourrices, les muses livrèrent des trésors de compassion et de compréhension.

Quel génie l’Europe a-t-elle su générer.

Combien plus encore en a-t-elle à offrir face aux nouveaux défis.

Et bien meilleures sont les solutions qu’elle peut inventer pour ceux qui cherchent un refuge.

L’insoutenable douleur de notre frustration est sans cesse ravivée par la clarté avec laquelle nous voyons les jeux auxquels certains consacrent le peu de temps qu’ils ont à vivre pour l’emporter à Vanité versus Humanité, ou gagner à Élection versus Solution.

Comme tout nous semble petit. Non plus miniature, mais mesquin.

Et dangereux.

Que faire alors devant ce spectacle qui nous afflige, révulse ceux qui ont donné leur vie pour nos valeurs, et désespère ceux qui maintenant comprennent l’enjeu ultime ?

Si nous ne pouvons rien faire, ni rien dire, il nous reste la pensée. Essayer, par toute la force de la pensée, de nos pensées, d’envoyer un message aux vivants. Si tous ensemble, millions que nous sommes, nous adressons tous chaque jour, au même moment, au lever de l’Europe, un message à nos frères et sœurs vivants :

« Rappelle-toi tes valeurs. Europe, réveille-toi ! Bien meilleures sont les solutions que tu peux inventer pour ceux qui cherchent un refuge », peut-être quelques bribes parviendront-elles jusqu’au cœur de l’Europe.

Nous ne sommes plus quelques-uns, nous sommes un mouvement, nous sommes un cortège, nous sommes une foule, nous sommes la multitude qui chaque jour, quitte le festin et vient se pencher vers l’Europe pour lui envoyer ce message.

Et nous persévérerons chaque jour, au lever de l’Europe, jusqu’à ce que changement s’ensuive.

Aux toutes dernières nouvelles, il semble que quelques syllabes soient parvenues au cœur de l’Europe. Notre message est arrivé à Bruxelles. Il n’est pas complet ; des mots se sont perdus dans la distance. Mais le sens est là.

ValEurope refuge.

C’est une invitation à l’écriture.

Seules quelques bribes ont suffi.

L’espoir est permis.

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