Extrait d’une fiction inédite

La fenêtre donne sur la guerre qui a décimé mon enfance, la fenêtre donne sur les cris de ma mère. Mes mains empoignent la crémone mais, vidées de leurs forces, elles retombent feuilles mortes. Je dois sauter dans le vide pour rejoindre le jadis. Peut-être suis-je au rez-de-chaussée car des massifs de roses et des sapins maigres me font face. J’ai l’âge de la pluie qui se met à tomber, j’ai cent fois l’âge du pigeon qui débusque des vers de terre entre les dalles de la cour, entre les dalles de ma mémoire. Un pas me coûte une vie. De la table au lit s’étend le désert du Sahara. Le plus têtu, c’est mon pied gauche qui fait mine de se diriger vers la droite puis suspend son vol. Certains de mes membres sont caractériels, surtout à l’approche du soir. Voulez-vous vous distraire, Sarah, prendre un bain d’images télévisuelles ? Comment expliquer à l’aide soignante que je ne veux plus du dehors ? Que plus rien ne filtre du monde, voilà mon souhait, que rien ne contrarie mon grand retrait. Je travaille à faire le vide en moi, à me dépeupler de tout. L’actualité politique, les faits divers, la météo, les livres, les connaissances, le genre humain, tout passe par-dessus le parapet.

Je veux brouter mes pensées en paix, pensées en charpie, mie d’idées à donner aux deux chats qui me rendent visite mais sont-ce bien des chats ? La vue, la vie me jouent des tours. Sarah, vos chaussettes sont trouées, demandez à votre fille d’en acheter. Non, Mademoiselle, c’est mon cerveau qui est troué, un vrai gruyère. S’il vous plaît, laissez-moi me délester du bruit du monde et m’acclimater à mon terrier. Mon seul problème : je ne parviens pas à me détacher de la peur. Une tare familiale, ce talent pour se noyer dans la panique.

Vous me lancez des noms propres en pagaille, Christophe Colomb, Romy Schneider, Modigliani, Staline, des fois qu’un de ces illustres inconnus ferait mouche ? Vous étalez des croquis de montres incomplets. Regardez bien, Sarah, pour marquer deux heures, vous placez où ça la petite aiguille ? La petite aiguille, Mademoiselle, je me l’enfonce dans le pouce pour y accrocher mon prénom. Le cap du millénaire qu’on vient de franchir ? Le nom de mon père ? Ma date de naissance ? Donnez-moi un calmant, un flacon de Témesta et je vais les retrouver au bout des galeries de mon cerveau rongé. Afin de dénicher les mots qui s’enfuient, je pars à la pêche à la ligne. Comme je n’ai pas d’hameçon, la récolte est maigre. Les mots ne m’ont jamais aimée, ils me quittent de plus en plus souvent, tout ça, c’est la faute à ma fille qui est amoureuse des phrases, qui a kidnappé le dictionnaire pour elle seule. Je n’ai jamais compris que, dès l’enfance, les livres aient été son royaume secret. Alors qu’elle avait quatre ans, j’ai vu sa honte d’avoir une mère qui, venue du flamand, naviguait piteusement dans le français. Une gamine pour qui le verbe est sacré, ça ne m’attirerait que des ennuis, je le savais. Tester les connaissances des adultes, les interroger sans relâche, prendre une moue de dépit face à la débilité de leurs réponses, c’était son jeu préféré… Mademoiselle Pourquoi… « Pourquoi la lune ne tombe pas sur nos têtes, pourquoi la pluie ne remonte-elle pas au ciel, pourquoi les papas ne sont-ils pas des mamans ? » Il fallait que je la refile à des voisins pour ne pas devenir folle.

Sarah, vous faites la grève du langage aujourd’hui ? Non, Mademoiselle, mais, de ma chasse, je rentre bredouille. L’objet se dessine mais son nom joue à cache-cache. C’est la faute à ma fille, elle m’a volé tous mes mots, tous mes amants, toutes mes dents. La praline que je mastique depuis des heures fait fondre mes verbes. Ma bouée de secours c’est quand on me parle en néerlandais, la langue maternelle se déracine moins vite paraît-il, mais mon français prend l’eau de toutes parts. Je ne veux pas rester, je ne veux pas partir, j’ai toujours été à mi-chemin, indécise. Mademoiselle, j’aimerais que vous m’enfiliez une robe de fête pour le bal de mes dix ans. Qui m’a parquée ici ? C’est un scandale de me cloîtrer dans ce clapier. Laissez-moi sortir, je possède des châteaux à la campagne, mon amant des années cinquante est caché dans la garde-robe, voilà des nuits qu’il attend de m’emmener sur sa moto rouge. Dans quelle ville m’a-t-on conduite ? Qui a ordonné mon transfert en enfer ? Les vendeurs de pilules du quartier, les fourgueurs clandestins de Valium, de Séresta, vous leur dites de me rendre visite ? Je suis une cliente de premier choix.

La plante sur l’armoire s’étiole, dix branches mortes pour une branche fleurie. Sur le bottin, une hécatombe de mouches bleues… Normal, Mademoiselle, tout le monde dépérit ici, c’est pour ça qu’on nous place dans ce mouroir. À côté des pommes, ma fille a déposé un dictionnaire, au cas où j’aurais envie de déguster un adjectif à la bolognaise ou une purée d’adverbes. Le rosier dans la cour pique du nez, il est en manque de barbituriques. Les deux chats qui sont trois font semblant d’être de la race des « miaous ». Je sais qu’ils sont des espions dépêchés par la voisine qui me hait cordialement.

Ma main veut aller vers la droite afin de saisir la bouteille, mes souvenirs la déportent vers la gauche. Le verre que je saisis pèse trois fois la planète Mars, devant le verre qui me nargue je vais mourir de soif. Il me manque quatre anxiolytiques dans le sang, il me manque les noms de mes amants disparus, mes souvenirs sont privés d’oxygène. Encore une mouche bleue qui agonise sur l’annuaire téléphonique faute d’avoir trouvé le numéro de la teinturerie qui blanchit les ailes des insectes…

Qui êtes-vous, Mademoiselle ? Que faites-vous sur mon lit où j’attends celui qui n’a jamais voulu se marier avec moi ? Je porte les crimes de ma famille sur mes épaules, c’est pourquoi je suis voûtée. Le prénom de mon père ? Il s’est envolé. Du J initial je suis à peu près sûre. Les mots s’enfuient de chez moi ou bien arrivent tout emmêlés. Quand on atteint mon âge, on s’allège du superflu. Les quatre à cinq dents qui me restent en ont marre de ma bouche, parquées au même endroit depuis presque un siècle ça les déprime, alors elles se défenestrent. Normalement, les termes précis du style « défenestrent », je les laisse à ma fille qui déteste l’à peu près dans la vie. Enfant, elle me torturait des heures durant, m’interrogeant sur le sens des mots. Un escabeau, c’est quoi, maman ? Une sorte de bateau à trois mâts et demi je pense, la précision du « demi », c’est ça qui l’épatait. J’avais tenté d’enterrer le flamand mais mon français était nimbé de flou. Les noms des oiseaux, des plantes, les verbes rares, les locutions typiques, les proverbes, le vocabulaire culinaire composaient les cases mortes dans la langue que j’avais choisi d’épouser. Une erreur dans l’emploi d’une préposition et la môme pleurait, agrippée des après-midi entières à un dictionnaire que j’avais volé au bureau à sa demande. Qu’on ait vécu des années dans un appartement dépourvu du Petit Robert, c’est ça qui l’a désaxée à jamais. À la fin de l’école primaire, la petite prétentieuse minaudait « Maman, aux taxidermistes, aux empailleurs du langage qui le parquent à la morgue, je dois soustraire un maximum de spécimens sauvages, libres, je dois les réanimer, leur redonner vie. Tu comprends ma mission ? ».

Je détestais être mère, elle ne voulait pas une maman mais une encyclopédie, on aurait pu bien s’entendre au lieu de se saccager enfer. Quand j’emploie un mot exact, j’en veux à ma fille de m’avoir contaminée. Passereau, goéland, ibis, vous voyez vraiment une différence ? Pour faire paniquer ma fille à mort, il me suffisait d’accoler n’importe quelle image à un nom. Des guêtres tu dis ? Ça doit être un instrument pour faire le guet. Dans une de tes chansons de variété, le refrain répète « que je sois en liesse » ? Sûrement un nouveau terme pour dire une laisse, une langue ça bouge très vite tu sais, chaque nuit, pendant que tu dors, il y a au minimum cinq spécimens qui naissent. Dangereux de dire cela à ta gamine me disait mon amant criminologue, elle dort déjà avec le Larousse, le Bescherelle dans son lit et dresse des listes de mots dans ses cahiers d’écolière.

Moi, je vois tout en approximatif, le physique des hommes, la résonance des mots, les périodes historiques, les zones géographiques. D’ailleurs, votre visage est vague, Mademoiselle. Quand il passe dans mon cerveau, le monde doit perdre son ordre. Seules mes peurs ont une précision pharaonique. « Pharaonique », c’est pas de moi qu’il vient cet adjectif, mon lot d’épithètes est plutôt étroit, il n’y a que les écrivains qui s’encombrent de cinq mille mots et traitent de haut les propriétaires moins fortunés de mon genre. Vous êtes riche de combien de vocables, Mademoiselle ? Votre compte en banque lexico-sémantique atteint quel montant ?

Ce qui bouge me torture la vue. Les ramiers qui picorent du pain pourri grignotent mes phrases qui coulent parfaitement dans le silence mais sortent sens dessus dessous lorsque je remue les lèvres. En moi, je fais des discours onctueux comme le velours, dans leurs cascades, mes idées ne se rompent jamais le cou, mais chaque essai pour les traduire à voix haute se solde par la débandade. Dans la vie, il y a la race de ceux qui se laissent flotter et le clan de ceux qui empoignent les choses. Je fais partie des premiers. De toute façon, Mademoiselle, cela revient au même : on finit tous par couler à pic. J’espère qu’à défaut d’entendre mes tirades qui restent coincées, vous captez mes pensées qui ondulent comme vos cheveux. Il ne faut surtout pas que mes idées deviennent trop crépues car alors la lumière y reste bloquée.

L’hiver approche, on est à la pointe de l’été qui se printanise. Même les saisons se déguisent. Mon masque de survivante prête à mourir commence à s’user. En dessous, mon visage est lisse comme la frimousse d’un bébé. Je hais les nouveau-nés, ces sacs à merde, à urine et à cris qui bousillent vos nuits d’amour.

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