Sonate pour une maison de bouche

Roger Foulon,

Diplômé de l’école hôtelière de Namur, Raoul Fourneau – un nom prédestiné – travailla quelques années en cuisine, puis en salle, dans une maison bruxelloise dotée de trois étoiles dans les guides spécialisés. Il y acquit une formation professionnelle d’excellente qualité. Il pensa alors à s’établir à son compte et à exploiter une auberge à la campagne, un genre d’établissement dont raffolent les citadins cherchant pour leur week-end la tranquillité et une table aux mets raffinés.

À l’époque, Raoul avait retrouvé une élève ayant fréquenté la même école que lui. Francine Gérardy s’y connaissait aussi en cuisine. Elle vous mijotait des plats à vous faire saliver, utilisant surtout des produits du terroir et se souvenant de vieilles recettes familiales. Raoul et Francine avaient l’âge de penser au mariage. Ils se rencontrèrent régulièrement et décidèrent bientôt d’unir leurs destinées.

Les parents de Raoul possédaient un peu de bien. Leur âge leur permettait de vivre de leurs rentes. Ils puisèrent dans leur magot pour aider le jeune couple à acquérir une propriété négligée depuis longtemps qui nécessiterait beaucoup de travaux et d’aménagements. Située le long de la Sambre, en plein bled, on y accédait par un chemin pentu longeant des pièces d’eau qu’alimentait un ruisseau entrecoupé de cascades.

La demeure était un ancien relais de batellerie où, jadis, les longs jours – ainsi appelait-on les charretiers menant les chevaux chargés de tracter les péniches – trouvaient, le soir venu, gîte et couvert.

Raoul et Francine retroussèrent leurs manches et se mirent au travail. Leur auberge fut remise en état. On installa les cuisines et les anciennes écuries furent transformées en salles rustiques qui devraient plaire aux clients.

Il fallait donner un nom à l’établissement. Durant des jours, on consulta les annuaires téléphoniques et les guides spécialisés afin d’éviter les doublons. Les nouveaux exploitants ne voulaient pas d’une appellation stéréotypée, ni pédante, ni ordinaire, une enseigne annonçant la musique : une auberge à la table alléchante, aux vins généreux, au service impeccable. Après bien des palabres, on opta pour le nom La Maison de bouche. Un peintre du coin vint dessiner cela sur la façade, en lettres gothiques, bien faites pour inspirer la confiance.

*

L’inauguration eut lieu en grande pompe en présence des autorités régionales. Francine et Raoul avaient aussi invité plusieurs restaurateurs amis. Les nouveaux aubergistes avaient mis les petits plats dans les grands et chacun y alla de son laïus pour féliciter le chef et son épouse. On avait bien bu et bien mangé.

Commença ainsi la sonate de La Maison de bouche. D’abord un premier mouvement : allegro. Car, dès le début, ce fut le succès. La publicité se faisait surtout de « bush » à oreille. On risquait ce jeu de mots car, à l’époque, Bush venait d’être élu président des U.S.A. et on contestait beaucoup les initiatives qui se prenaient Outre-Atlantique.

Les habitués de l’auberge étaient des gens du cru qui appréciaient les mets préparés avec talent par Raoul et servis par Francine toujours souriante et amène. Les week-ends surtout, on se retrouvait en complète amitié, le nombre de convives étant limité. Au cours des premiers mois, durant l’hiver surtout, on organisa quelques extra aux plats mitonnés à la façon des grands chefs et arrosés de vins idoines.

Le printemps revenu, puis l’été attirèrent le long de la rivière quantité de promeneurs conquis par la beauté du site. La réputation de La Maison de bouche commençait à dépasser largement les limites de la région.

C’est ainsi que débuta la deuxième partie de la sonate. Un andante dont les premiers interprètes, outre une poignée de fidèles, fut un groupe d’Américains menant grand tapage et se comportant un peu comme en pays conquis. Seul un gradé se débrouillait parfaitement en français. « Sur un panneau publicitaire, expliqua-t-il, le nom de votre établissement figurait en bonne place, accompagné d’un dessin présentant votre auberge, very exciting, Nous avons suivi les flèches… Maison de bouche… Maison de Bush… C’est notre président. Alors, vous comprenez ! Very good ! Évoquer de la sorte notre grand homme va vous valoir beaucoup de gens. » Vraiment, il était intarissable, expliquant que ses accompagnants travaillaient au SHAPE, près de Mons. « Un simple saut de puce pour venir jusqu’à chez vous. » Et, entre-temps, dans sa langue, il expliquait à ses amis ce qu’il débitait à Francine, puis à Raoul qui avait abandonné un moment sa cuisine.

Ces clients n’y allaient pas avec le dos de la cuiller. Ils avaient commandé les plats les plus coûteux (une bagatelle, pour eux) et, pour les vins, leur choix s’était porté sur des bouteilles de derrière les fagots.

Durant le repas, il n’y en eut que pour eux. On biberonnait ferme et, après le café, on voulut encore un coup de rincette.

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On s’était tellement bien plu qu’on promit de revenir avec des tas d’autres militaires du SHAPE. Ce n’était nullement pour déplaire à Francine et à Raoul qui, grâce à cette visite, avaient empoché une belle somme.

Ce n’était pas promesse en l’air. En effet, durant tout l’été, dès que le soleil se montrait généreux, débarquaient à La Maison de Bush des tas de gens venus de Californie, Pennsylvanie, Ohio, Michigan, Texas. En arrivant, ces derniers étaient excités en diable. La Maison de Bush ! Et, avec leur accent, ce mot de Bush paraissait presque un mot d’adoration. N’était-on pas de son pays ?

Hélas, cette affluence qui ravissait les aubergistes finit par lasser les habitués. « On n’est vraiment plus chez nous, disait-on. On venait ici avec plaisir. Mais trop, c’est trop. Si c’est pour entendre durant des heures les caquetages de mâcheurs de chewing-gum, on repassera plus tard. »

Les patrons furent navrés de ces propos. Mais le commerce, c’est le commerce…

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Troisième partie de la sonate. Un vivace qui débuta en automne. Un matin, le facteur déposa à l’auberge une lettre dont l’adresse était libellée à l’aide de caractères découpés dans un magazine. Cela surprit grandement Raoul et Francine. Que leur voulait-on ? Ce qui les étonna davantage fut de constater que leur auberge était dénommée Maison de Bush. Ils ouvrirent fiévreusement la missive. Une simple feuille avec un texte tapé à l’aide d’une machine à écrire paraissant très usagée. Une lettre de menace signée Al-Qaïda. Des fautes d’orthographe malgré la brièveté… « Pas de Maison de Bush ! Bush, c’est le mal ! Dehors tous vos Amerloques. Sinon, gare ! » C’était court, mais clair. Raoul et Francine furent sidérés. Jamais, ils n’auraient cru une telle chose possible. Une menace terroriste ! Devaient-ils prendre la chose au sérieux ou en rire ? Était-ce un canular ? Devaient-ils prévenir la police, ou quoi ? Ils n’en dormirent pas durant des nuits, s’inquiétant du moindre bruit inhabituel. Ils achetèrent même un chien, un berger aux crocs d’acier, chargé de veiller sans cesse.

Puis, après le 11 septembre et la destruction des deux tours à New York, ils furent vraiment pris de panique et ils décidèrent de changer illico le nom de leur auberge. La Maison de bouche devint ainsi Au Fil de l’eau.

*

Depuis lors, plus de G.I. chez eux. La clientèle d’ici est revenue peu à peu. Les gens d’Al-Qaïda n’ont rien tenté contre le Fil de l’eau. Pour Raoul et Francine, le monde selon Bush, c’est à jamais fini.

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