Souviens-toi que tu es poussière

Huguette de Broqueville,

Septembre 2001. L’économie mondiale vacille, le Nasdaq ne renaît pas de ses cendres, le journal belge Le Sacré Peuple envoie la bécasse à New York.

Elle est à la périphérie de Manhattan quand ça se passe. L’avion qui percute, le jet de fumée, la tour qui s’enflamme, des gens qui sautent des fenêtres, les ambulances. Elle court avec la foule, mais en sens inverse, elle est payée pour voir, décrire, donner un scoop, elle l’a le scoop, elle le pressent, elle court. Des gens tranquilles sortent de la tour, ça se passe à 400 m au-dessus d’eux, ils ont tout le temps, ça dure des minutes, une demi-heure, puis c’est l’autre impact, l’avion qui pénètre la deuxième tour, alors la foule crie, certains pleurent, d’autres bégaient des prières, tous lèvent la tête vers ces buildings qui grattent le ciel et flambent, tous implorent le Dieu du ciel, de la terre et de l’enfer, les pompiers montent chercher des blessés, des brûlés, des gens coincés, des gens qui téléphonent sur leur portable, qui disent des je t’aimerai toujours, des sanglots, la terreur au ventre, une multitude descend 74 étages, ça prend du temps, là-haut le feu calcine les poutres d’acier, et plus haut encore, dans les derniers étages, à 417 m du sol, devant le plus beau panorama du monde, les bureaucrates sans espoir sont coincés, sous leurs pieds le brasier. À une fenêtre, un homme agite sa chemise, il espère que là-bas, tout en bas quelqu’un va foncer pour le délivrer. Et la foule, tout en bas, pendant longtemps a vu cette chemise s’agiter tandis que le feu gagnait.

La bécasse s’approche plus encore du cœur de Manhattan et soudain la deuxième tour s’effondre, quelque chose de sourd et de mou qu’on entend malgré le fracas. Line chute scandaleusement digne et lente. Un flot de poussière partout sur les gens, les voitures, une nuit sans lune, des vomissements, des ombres qui se cognent, se tâtent, courent éperdument vers la lumière. La bécasse soulève son tee-shirt jusqu’à son nez, respire petitement, galope, elle est sauvée.

Le lendemain elle a honte. Son scoop s’est anéanti devant l’horreur des faits, l’attentat, les talibans. Où sont les mots ? Volatilisés. Le monde régresse, Bush s’identifie au grand Sachem, il lance l’opération « aigle noble », « justice sans limite », « liberté immuable ». Et, soudain le mot chrétien : « croisade ». Le voilà chevalier en guerre contre l’islam.

Une bactérie subtile, l’anthrax, fait son apparition dans les journaux et les corps. La peur étreint le monde dit « civilisé ». Sous les chairs pourries de la maladie du charbon, on dégringole quelques siècles, on atterrit au Moyen Âge, dans des grottes, où, minces et ascétiques, les fiers talibans avec leur chef Oussama Ben Laden manipulent des flacons, étudient la mise en marche d’une terreur nucléaire.

Prisonnière de New York aux aéroports fermés, la bécasse offre son aide, elle est ambulancière. Avec pompiers et bénévoles, mouchoir au nez, elle gratte les débris du World Trade Center. Elle prie les mots de venir à sa bouche, des jours et des jours elle cherche sous les gravats des cadavres de mots, la sueur perle entre ses sourcils, dégouline le long du dos. Elle attend l’expression juste, se noie de poussière, guette des lambeaux de vocables accrochés aux chairs blafardes. Dans une odeur de plâtre durci, de soufre, de kérosène brûlé, un visage renversé, l’horreur inscrite sur une joue. Entre deux vagues de fumée, une carcasse de montre indique l’heure. Ça ne veut plus rien dire, le sens n’a plus la force d’émerger du chaos. Tapis avec les morts, perdus au fond de leur gorge, inextricablement mêlés sous 400 m de ferrailles comprimées, écrasés sous les poutres de béton, bouillabaisse d’acier, d’os et de muscles que cimentent l’eau des corps et des pompiers, les sémantèmes se collent aux morceaux de peau, appellent l’air, le ciel, un peu de lumière, un souffle, un soupir, un effluve, un râle articulé son et sens mêlés, une fraîcheur dans cet enfer calciné.

Sans arrêt elle fouille déchets et débris, cueille un mot nu et dérisoire face aux revolvers et aux cutters, n’ose s’en servir, racle l’innommable, veut digérer le silence de ces morts face au silence de Dieu, qui lui non plus, des milliards d’années durant, n’a pas fait le détail. Qui, sans scrupule, a inventé la mort pour que glorieuse la vie pousse sur terre, que sans cesse elle remplace vieillards et moribonds, qu’elle soit verte et belle ad vitam aeternam amen. Lui se retire au désert. Il regarde la vie faire son œuvre de mort. Il donne aux hommes des mots simples : manger, boire. Ils boivent et mangent. Il accorde aux hommes le mot liberté. Ils font le bien et le mal. Il offre aux hommes des mots plus compliqués : métaphysique, compassion. Des siècles durant, ils tournent autour de ces notions. Babel est déjà haute. Invincible et glorieuse, riche et souveraine, Babel gratte le ciel et attend celui qui la surpassera.

Il est venu sans crier gare. D’une planète hors de l’ordre naturel, presque une métaphysique, quelque chose de religieux, quelque chose comme de l’amour-haine, une jalousie implacable, une providence du mal. L’ange aux ailes d’acier ouvre l’ère des supraterrestres. L’orgueil à mille degrés. Ils sont morts calcinés. Tu veux dominer ? Tu es poussière et tu retourneras en poussière. Ainsi dit l’ange. Lucifer, le plus beau des anges offre sa vie pour la mort du grand Satan. Dans un coït monstrueux il pénètre l’édifice, des flots de kérosène s’enflamment et embaument le corps sacrifié du kamikaze. L’antimatière avalée dans le trou noir du World Trade Center.

Les mots dont se gargarisaient les intellectuels, les quincailleries des philosophes, les mensonges des politiciens, la langue de bois, d’oïl, d’Oc et d’Archimède, que sont-ils devenus ? Des borborygmes d’outre tombes. Les vains bavardages ont fondu avec les tours. L’essentiel est à réinventer

Sous la poussière et les gravats, la bécasse cherche leur dépouille pour les nettoyer, leur donner un sens nouveau, l’éclat du soleil. Elle prend des vestiges de sème pour les coller à la vie. Des fragments neufs nés de l’innommable. Comme « bonté », « amour », qui veulent dire ce qu’ils disent, de la douceur, du délicieusement enivrant…

La bécasse ne perçoit pas la tache d’anthrax sur son bras, au coin de sa lèvre, ça la chatouille, elle passe la langue, avale la spore, se met à tousser, cherche quoi dire à son journal qui la paie si médiocrement mais qui la paie, quoi dire, elle, qui n’a jamais failli à son devoir, pas de grève, sauf par solidarité, un empire pour le mot juste de la haine contre l’amour, mais non, mais non pas contre l’amour, l’amour où est-il ? C’est une autre histoire, il faudrait le chercher aussi celui-là sous les loques d’humains morts, occupons-nous de la phrase ci-dessus, ma vie pour le terme exact des mille causes à cette violence nourrie par une haine sans égale. Cette volonté, cette détermination, durant quatre ans, pour aboutir là où devait aboutir le kamikaze : le point d’impact qui a bouleversé l’ordre du monde.

La bécasse se glisse dans la peau de Oussama Ben Laden. Intelligent, cultivé, religieux. Avec son frère de l’ombre, le mollah Omar, il possède la vérité une, sainte, islamique. Cinq fois par jour, il se prosterne devant son Dieu, dans l’espoir d’un au-delà aux mille vierges promises. Mais la terre l’occupe davantage. L’Amérique est la plus grande puissance du monde. Allah est plus fort que l’Amérique. Les musulmans vaincront car Allah est avec eux. Ben Laden le cultivé le sait, d’une logique souveraine, le religieux fait partie de son corps. Pauvreté ? Vous avez dit pauvreté ? Ce ne sont pas les dollars que nous voulons, nous avons l’or du pétrole, nos banques, nos milliardaires. C’est abattre la suprématie de l’arrogance, le monopole des décisions planétaires, le diktat de la démocratie, l’hypocrisie du matérialisme. L’attentat de New York ? Le triomphe de l’islam face au mépris de l’Occident.

Nous appelons à la guerre sainte contre la croisade des repus. Soif, est le maître mot du désert. Soif de la grandeur d’Allah et des espaces infinis, soif d’anéantir ces chiens de chrétiens sans foi, sans honneur, ces êtres veules qui rampent au mot dollar, ces porcs goinfrés de suffisance, gonflés de vanité, et nous frères musulmans, fiers et beaux avec nos djellabas, nos turbans, nos femmes soumises et cachées, nous sommes les chevaliers des temps modernes en lutte pour purifier les terres saintes des griffes du grand Satan, comme jadis les chrétiens partaient laver les Lieux saints de la souillure musulmane. À travers les siècles, la pérennité des Lieux. Nous avons les mots. Les avons pris au grand Satan. Les manipulons, dévions, brandissons. Notre technique est de nous couler dans la vie quotidienne des Occidentaux, épouser leurs vices pour endormir leurs soupçons. Ne craignons pas la brûlure du soleil, le vent du désert, connaissons les moindres recoins de nos terres arides, pouvons nous cacher, mentir, égorger les traîtres. Exaltons la vertu guerrière et la beauté du corps à corps, face à la brutalité bête des bombes. Chaque jour, à la télévision, la stupide Amérique dévoile ses peurs, ses tactiques, ses points faibles. Ses bégaiements enflamment les musulmans du monde entier. L’appel au jihad de nos mollahs sert nos desseins. Sans peur et sans reproche, nous avançons masqués. Suprême supériorité, nous ne craignons pas la mort. Les rats américains intègrent, affolés, leurs égouts dorés, redoutent le ciel d’où viendront les anges kamikazes, cherchent la parade à la pénétration de l’anthrax dans leur corps obèse.

Ayant pensé, Oussama Ben Laden porte à ses lèvres un verre de thé.

Quels mots opposer à ceux de Ben Laden ? Joie ? Liberté ? Aimez-vous les uns les autres ? Oui, nous pouvons les opposer, mais sans haine. Attentifs et sans haine.

Tout ça me donne des boutons, pense la bécasse qui, soudain, aperçoit sur son bras une tache d’anthrax. Elle entre à l’hôpital se faire soigner. Trois semaines plus tard, elle sort de l’hôpital, guérie. Envoie par e-mail son article au Sacré Peuple.

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