Manhattan Transfert

Éric Brogniet,

Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature, disait l’interné de Rodez.

L’Esprit n’a que trop régné, lui qui s’est si souvent présenté comme un volatile, dans l’iconographie populaire, certes plus agile en vol que son cousin le coq et l’on sait ce qu’il en advint au cours de ce siècle vingt des tensions entre colombes et faucons (il y en a de vrais aussi, même parmi les faux). Le Paraclet est un paravent commode pour le parapluie – nucléaire s’entend – qui couvre de son aile notre zoo et assure à notre belle région une prospérité enviée parmi les nations. Car l’Esprit procède en effet d’un axiome contestable selon lequel le verbe s’est fait chair. Or, rien de plus éloigné de la réalité que cette assertion assénée par un certain nombre de siècles, de dogmes, et une armée officielle d’officiants et de zélotes zélés de tous bords, dont les plus « modernes », n’est-ce pas, ces fameux « fistons de Tonton » dont parle un certain anachorète de la forêt de Soignes où il soigne sa condition d’athlète et de bamboula blanc, sont actuellement sis et rassis Rive Gauche, entre des provocations et des carnets de chèques intellectuels sans provision : non, quoi que l’on en dise, il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature, parce que la parole qui vaut vraiment, ce n’est pas celle du Verbe fait chair mais celle de la Chair faite verbe. Car ne vous en déplaise, ce n’est pas de la pensée qui fait la langue, mais la langue qui produit de la réalité. La pensée se fait dans la bouche. Sans l’expérience des abîmes, comment voulez-vous donner corps et langue à ce que vous êtes ? Je plaide donc pour un approfondissement de la crise, pour un creusement abyssal des contraintes et des paradoxes, jusqu’à ce que l’expérience que vous en ferez rejoigne concrètement ce qu’elle veut dire : une traversée des dangers, un corps-à-corps avec l’infâme, l’ignoble de la souffrance et du désespoir. Que savez-vous des contraintes dans le cauchemar climatisé qu’est devenue la société moderne où votre rôle vous sert d’alibi ? Le chef-d’œuvre de la perforation s’est accompli par l’embrassement et l’embrasement coïtai, l’extatique terreur, d’un moderne avatar de volatile (ils étaient quatre comme les quatre cavaliers de l’Apocalypse) dans le moderne avatar d’un veau d’or d’une nouvelle Babylone, sous la contrainte du cutter, un jour de septembre où le ciel était abyssalement bleu et calme. La Bourse vaquait à ses actions. Les rouages huilés de la bureaucratie tournaient sans coup férir et l’on spéculait que l’automne serait sang et or dans les frondaisons de Central Park. Avec les pieds plongés dans la rivière, les Twins dressaient fièrement leurs crêtes, obélisques, phallus de verre et de béton, pontifes officiant du ciel à la terre, transformant la boue de l’Hudson en or comptabilisé dans les flux électroniques en perpétuel mouvement d’un bord à l’autre de la planète. Quand on atteint ainsi, par une telle « performance », le sommet et la base même du foudroyant et de l’abject, et que le verbe y prend sa source, sans tarissement depuis, sans tarissement du puits des larmes et des lamentations, que voulez-vous que la bureaucratie et l’art réunis ajoutent à un tel chef-d’œuvre ? Votre prose, ce n’est pas risible de l’affirmer, a conduit à ces éclairs qui réveillent les consciences. « September gong », yes, of course. Compté pour le compte. Hors course. Quand on ramasse dans les milliers de tonnes de décombres une peau de visage lacérée qui fut celle d’une femme – on le sait parce qu’à la peau il pend des cheveux – on est assez proche de la terreur qu’inspira à Grégoire Samsa le fait de se réveiller un matin, parfaitement, en cancrelat, métamorphosé, ou à Joseph K. les convocations au Château. Voire des errances et déportations ferroviaires qui occupèrent un certain temps l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, et dont quelques compagnies de transport nationales facturèrent les services qu’elles prestaient pour le compte des bourreaux (il n’y a pas de petits profits, surtout couverts par de grands mensonges). Ces déambulations monstrueuses aussi provoquèrent de considérables mouvements de capitaux.

Ne pensez pas que je m’égare, Monsieur l’Auteur du Petit Contrat illustré.

Il m’inquiète en effet de voir en cette apothéose culminer une fois encore la rhétorique : le verbe de l’exaltation et des fous de dieu y brutalise l’énoncé manhattanesque. Des mots, des mots, hoquetait le poète élisabéthain. Des mots. Quand le mot remplace la vie. Quand le mot tue la vie. Arbeit macht frei. La guerre c’est la paix. Je m’inquiète, Monsieur l’Auteur du Petit Contrat illustré, parce que les mots ne sont jamais neutres. Jamais. Ce sont des charges : explosives ou éclairantes, et parfois aussi des charges creuses. Alors, quand vous écrivez rechercher « la concentration des actions et des moyens disponibles sur les priorités dans le cadre d’une programmation pluriannuelle et spatiale, une mobilité efficace pour tous et respectueuse de l’environnement », cela veut-il dire que d’autres attentats sont programmés, avec des avions, sur plusieurs années, de manière extrêmement précise, pour effacer d’autres tours qui défigureraient le paysage ? Il existe des formulations qui ne formulent plus rien – on peut donc leur faire dire tour, enfin, je veux dire : tout (ou n’importe quoi). La langue crée de la réalité. Travailler sur la langue, c’est intervenir sur le réel. Il m’inquiète, Monsieur l’Auteur du Petit Contrat illustré, que certains enfers soient pavés des meilleures intentions : avant de considérer le problème de la réception d’un message, il importe d’envisager la question de son émission. Et nous en venons au second terme de l’injonction concernant la littérature.

Car la littérature procède d’un usage non pas naturel mais esthétique de la langue. Toute littérature est production à partir de quelque chose. Pour qu’il y ait littérature, existe une nécessité : celle de la conscience historique de la position à partir de laquelle nous allons émettre. « Ici Londres, les Français parlent aux Français » n’a rien de risible, en considérant le sens de l’histoire avec a-postériorisme. « Ici Namur, les Wallons parlent aux Wallons » provoque, vous l’admettrez, dans le meilleur des cas un léger sourire, puis par gradation dans l’ahurissement, de francs éclats de rire, voire des hurlements réjouis. Il y a quelque chose de grotesque dans votre formulation grandiloquente de buts par ailleurs louables et qui devraient demeurer prosaïques : permettre à chacun d’accéder dignement à l’éducation, à la culture, à la créativité et au bien-être. Nous n’avons pour cela pas besoin de catéchisme mais d’actes. Qu’est-ce qu’être contemporain ? C’est questionner plus que jamais la langue, la sienne et celle des autres. Mettre à la question tout langage au prorata de ce qui se sert aujourd’hui comme bouillie surgelée, mac doxa et propagande. A atteint l’état du zéro absolu de la langue. Parle par image et icône. Par SMS et réduction. Chaînes de lettres. Abstracts. Donc. Boum.

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