Stéphane et Steve, des détonateurs ?

Jacques De Decker,

Ils n’ont en tant que personnes rien à voir l’un avec l’autre. L’un s’est manifesté par un libelle, quelques pages comparables à celles qui, sous l’ancien régime, ont contribué à mettre le feu aux poudres. Édité dans une officine confidentielle, son Indignez-vous ! a connu une incroyable diffusion, à laquelle aucune règle du marketing n’a présidé.

La circulation de cet appel au non-alignement sur les normes du temps n’a été fomentée par aucune agence de relations publiques, confiée à la moindre entreprise de promotion. Elle s’est trouvée, par une transmission qui relève des signaux de fumée, susceptible de répondre à une attente diffuse, à un désir contenu qui ne demandait qu’une juste formulation pour se manifester.

L’autre est responsable d’une vaste opération de ce qui pourrait être l’abolition de l’ère Gutenberg. L’imprimerie, rendue possible par des techniques venant de l’Orient, a mis de nombreuses années à s’imposer. Mais cette lente imprégnation a été profonde, au point que l’on peut dire que le Codex a été le principal mode de communication durant un demi-millénaire. À cette domination, Steve Jobs a mis, en quelques années à peine, un terme qui pourrait bien être inéluctable.

Certes, des journaux sortent toujours des rotatives, sont acheminés vers les kiosques, envoyés par la poste, glissés dans les boîtes aux lettres, mais pour combien de temps encore ? Ils se bousculent déjà sur les écrans omniprésents, de toutes dimensions, et transmettent une information instantanée qui n’est limitée que par les périls que quelques journalistes affrontent pour recueillir l’information. Si nous savons tout dans l’heure sur les massacres du pouvoir syrien, c’est que des reporters n’hésitent pas à risquer leur vie pour nous apprendre en quoi ils consistent. La « nouvelle » n’a jamais eu autant de moyens de se répandre. Mais a-t-elle jamais été aussi occultée, verrouillée, bâillonnée qu’aujourd’hui ?

Sur le plan existentiel, les deux personnalités placées à la proue de cette livraison ne peuvent être plus contrastées. Le plus âgé des deux a traversé le siècle dernier dont il est l’éclatant survivant à notre époque. Stéphane Hessel « est » le xxe siècle par son ascendance déjà, puisqu’il est le fruit des amours d’une femme, la belle Helen à qui Jeanne Moreau prêterait ses traits, pour deux hommes, un Français et un Allemand, en plein premier conflit mondial. Car de ce roman des origines témoignent deux œuvres d’art. Un récit, d’abord, écrit par Henri-Pierre Roché, qui était le protagoniste de cette idylle subsumant les antagonismes de la guerre. Un film légendaire ensuite, le Jules et Jim de François Truffaut, l’un des plus beaux fleurons de cette époque, les années soixante, où le cinéma a véritablement gagné ses galons de principal langage créatif du xxe siècle.

Stéphane Hessel tient en effet son nom de Franz Hessel, l’élément allemand de ce ménage à trois ignorant l’absurdité de la première guerre massive de l’Histoire. Un écrivain allemand épris de littérature belge (il a traduit les Éblouissements de Pierre Mertens, la comédie le Magnolia de l’auteur de ces lignes), a relaté il y a près de trente ans l’histoire vraie de Jules et Jim dans un récit, l’Amour éclaté (paru en français chez Albin Michel), qui a révélé que le film était largement inspiré de faits réels. Le même Manfred Flügge publie aux éditions Aufbau à Berlin Stéphane Hessel, der glückliche Rebell, dont on espère qu’il paraîtra bientôt en français (il est annoncé chez Autrement) parce qu’il est le portrait le plus complet de cet octogénaire devenu l’incarnation du malaise général dans un monde dont l’espèce humaine a fini par s’exclure en croyant qu’elle le transformait.

Steve Jobs, par contre, est une sorte de fils de personne, lui dont le père ne s’est fait connaître que lorsqu’il a vu dans cette révélation tardive l’occasion de mettre la main sur une des premières fortunes des États-Unis. Malgré ses milliards, le fondateur d’Apple n’a pas éloigné de lui la camarde fauchante. Les perfectionnements de la médecine n’ont pas permis encore qu’un champion de la modernisation des comportements échappe au verdict qui marque plus que tout autre notre condition de mortels.

Il a, par contre, fourni à ses semblables des instruments de communication insolemment performants qui ont permis, par exemple, aux idées de Stéphane Hessel de circuler planétairement. Au fond, ce qui distingue les deux hommes, c’est que le premier est un concepteur de contenus, le second un perfectionneur d’instruments de diffusion. Et comme l’on sait depuis McLuhan qu’aujourd’hui le médium est devenu le message, on comprendra que l’incidence de Jobs l’emporte sur celle de Hessel.

Cela dit, n’y a-t-il pas eu, au moment de la mort du fondateur d’Apple, des manifestations exagérées de deuil sous toutes les latitudes ? Jobs n’est pas, comme Gutenberg, un inventeur isolé. Il a mis à son service une armée de techniciens salariés parmi lesquels on n’identifiera sans doute jamais ceux qui ont eu ces idées lumineuses qui, aussitôt appliquées en quantité illimitée, se sont vendues à bas prix en regard de leurs performances parce qu’elles avaient été manufacturées dans des contrées aux salaires outrageusement réduits.

Apple n’est pas à proprement parler une firme qui se soucie d’améliorer le sort de ceux qu’elle emploie dans ses sites de fabrication soigneusement délocalisés. Elle n’est qu’une entreprise de plus d’exploitation de l’homme par l’homme, en un temps où la technologie qu’elle développe non seulement réduit l’intervention humaine dans l’industrie, mais aggrave tellement la précarité du travail qu’elle autorise la dérégulation des salaires la plus cynique.

Il n’empêche : Hessel, « l’heureux rebelle » comme l’appelle Flügge, et Jobs, le premier homme-sandwich de son propre empire, ont tellement marqué cette aube du troisième millénaire qu’ils seront inévitablement considérés un jour comme ses initiateurs. Le technicien parce qu’il a anticipé les instruments de notre futur, le diplomate-philosophe parce qu’il a revalorisé des acquis du passé qu’il avait accumulés au fil de son existence et dont il a montré qu’ils avaient conservé leur valeur d’usage.

L’un et l’autre ont été controversés, et Hessel, l’aîné chargé d’ans et de sagesse, davantage que son cadet. C’est que les idées sont bien plus encombrantes que les brevets, surtout lorsqu’elles circulent librement, ne fût-ce qu’en raison de supports tellement innovants que les pouvoirs ne peuvent pas les contrôler comme ils en ont coutume. Remarquons en effet que l’immense rayonnement des propos de Hessel a été rendu possible par la coalition du plus modeste et plus primitif des premiers porteurs — un petit éditeur indépendant de tout grand consortium forcément inféodé à l’argent et au pouvoir —, avec le plus sophistiqué des moyens de diffusion, ces réseaux sociaux qui, n’étant que des véhicules d’information, charrient une majorité de déchets et une minorité de pépites. Les quelques pages que Hessel et son éditrice ont distillées au départ d’un parcours de vie et d’un enchaînement d’expériences et de rencontres hors du commun ne feront pas seulement date par leur force de frappe, mais par la manière dont elles ont conquis les esprits. Il vient toujours un moment où la prise de conscience l’emporte sur la résignation et l’indifférence. Où, comme le dit Apollinaire pour qui Stéphane Hessel a une particulière prédilection, la vie lente finit par être balayée par l’espérance violente.

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