Tant qu’il y aura des tanks

Aliette Griz,

« Les enfants sont trop fragiles, et vulnérables. Les enfants doivent disparaître du théâtre des hostilités, pour permettre aux adultes de décider du sort du monde, on ne peut plus continuer à faire la guerre avec des petits autour, cela perturbe les foules et empêche les guerriers de bien mener leurs opérations, on ne sait plus où bombarder, ils sont partout. »

Le monde avait donc exclu les enfants. Loin, derrière une grille qu’ils ne sauraient pas franchir, cachés dans une forêt comme Blanche Neige, bannis pour éviter le pire, au nom du respect et des droits de l’homme à se tuer sans dépasser les bornes. Cela n’avait pas été présenté comme ça, les arguments de mise à l’écart étaient convaincants, et la campagne de recensement/délocalisation rassurante.

L’idée était venue du bureau des coïncidences, peut-être pour justifier d’un salaire ou parce que quelqu’un faisait du zèle, on avait présenté des conclusions indubitables pour gagner des points de bonne conscience. Passée par le bureau de planification des batailles où la plupart des fonctionnaires étaient tellement las qu’ils ne remarquaient même plus l’horreur des massacres. Après-tout, c’étaient soit des ennemis en moins, soit des victimes en plus. Il avait fallu que le bureau des décisions prenne les choses en main, et vote une charte de protection totale, après cette bombe de trop sur une école, les corps miniatures surexposés dans des images d’horreur que personne n’oublierait. Il y était question de faire la guerre plus « humainement. ». Il fallait se rendre à l’évidence, et protéger les cibles privilégiées.

Au début, certains venaient pleurer aux grilles, tous petits enfants qui cherchaient leurs parents, aussi instinctifs que les chats qui les accompagnaient et miaulaient au milieu des pleurs. Mais personne ne se montrait jamais au portail, qui donnait sur un no man’s land de cinq kilomètres, les enfants semblaient oubliés.

Cela devait être temporaire, « le temps de terminer la guerre, et on les reprendra. Quelques semaines tout au plus. » On avait bataillé depuis suffisamment longtemps, ça sentait la fin, des conflits, des combats, et la plupart des parents avaient donc accepté, le cœur retourné comme des tanks qui ne tenaient pas la route, mais avec l’espoir que la situation ne durerait pas. (Le tank est solide, et la guerre réclame des sacrifices.) Mais sans enfants, la guerre était restée la même. On se tuait, se bombardait, s’atomisait. Et s’enfumaient les embryons de paix dans les poussières de terre dispersée par les détonations.

La ligue des pacifistes en colère se plaignait : « On ne peut même plus cesser les combats pour nos enfants, maintenant qu’il n’y en a plus. »

Et un monde sans enfants, c’était un monde différent, un monde où plus personne ne se réveillait pour servir le déjeuner de son petit, où les adultes ne devenant plus parents, n’avaient plus les cernes du manque de sommeil et oubliaient les joies infinies de l’enfance. Il n’y avait plus que la guerre qui prenait toute la place. À cause de la situation, et aussi, parce que le bureau de l’évolution l’avait prédit, les femmes et les hommes commencèrent à se détourner les uns des autres.

Et puis, peut-être parce que c’était une mauvaise idée d’isoler ainsi les plus jeunes, les femmes avaient cessé d’avoir leurs règles, et la fertilité des hommes s’était éteinte. Les corps avaient perdu la capacité de se reproduire. Est-ce que la terre et la mer à force d’être pilonnée et asphyxiées par tous les corps qui s’échouaient du ciel, s’étaient épuisées à charrier la vie ? L’espèce humaine était en train de disparaître, œil pour œil, dent pour dent, sans laisser à la nature le temps de l’anéantir.

Il n’y avait plus de pères, un peu distraits dominants, ou tout simplement aimants, qui voudraient que leurs fils soient les plus forts, et leurs filles les plus respectées. Plus de mères, inquiètes, fières, adorantes, excessives, immuables, au-delà de tout ce qu’elles avaient pu imaginer.

Les grands-parents, qui avaient permis pendant si longtemps à chacun de se sentir relié au sang qui le précédait tout en faisant écran avec la mort, finirent aussi par disparaître. La guerre isolait maintenant les humains, plutôt que de les mettre en relation.

Tout ce que ça représentait, d’être père, mère, grand-père, grand-mère ou enfant, n’existait plus, face aux hommes-corps-machines à tuer.

Les historiens dirent que c’est là que la guerre avait vraiment commencé.

Les espoirs étaient morts, les parents inquiets des premiers jours étaient devenus des combattants qui n’avaient plus rien à perdre. On ne passe pas sa vie à pleurer et à s’émouvoir de ce qu’on a pu entrevoir de l’innocence, quand elle est si bien cachée au regard qu’elle pourrait aussi bien avoir complètement disparu.

Parfois, en période d’accalmie, des couples se formaient et restaient collés dans les batailles, espérant tomber ensemble. Mais c’était rare.

Vingt ans avaient passé. Sans enfants. Le monde était une calme ruine, un peu comme après un largage de bombes, quand tout s’arrête, et qu’on entend un chat qui miaule et ça rappelle un souvenir, mais lequel ? Si ça continuait il ne resterait bientôt que deux êtres humains. Le bureau des prévisions l’annonçait. Un homme et une femme, stériles.

Du côté de chez les enfants, personne ne savait ce qu’il se passait.

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