Les enfants de la lune

Françoise Lalande,

Elle a dit que ce malheur lui était arrivé parce que, ces derniers mois, elle avait trop regardé la télévision, et, autour d’elle, ceux de sa famille, aussi naïfs qu’elle, ressentant du fond de leur crâne que la vie était un mystère trop vaste pour eux, se demandaient, en effet, si la télévision ne serait pas responsable de ce malheur qui venait de lui tomber dessus, ils s’interrogeaient en silence et pensaient C’est vrai ! Chaque fois qu’on lui rendait visite, on la trouvait affalée dans son fauteuil devant sa télévision allumée en permanence de sorte qu’il était difficile d’avoir une bonne conversation, oui, on lui parlait, mais elle, elle restait happée par l’écran où se passaient des choses horribles, alors ceux de sa famille lui donnaient raison, Sans doute, c’est à cause de ça, oui !, ils le disaient avec douceur, pour ne pas en rajouter côté culpabilité, mais ils étaient gênés, personne dans la famille n’avait connu ça, pas d’antécédent, non, rien que des nouveau-nés bien conçus, une belle tête de bébé, nez, bouche, oreilles, mains, pieds, sexe, oui, rien que du normal dans la famille, bien sûr, on se mariait souvent entre cousins, et alors ? on fabriquait des enfants normaux, bientôt aptes à continuer l’histoire des hommes.

Et puis, voilà !

Elle disait que c’était abominable, ce qui se passait dans le monde, elle s’interrogeait sur ce qui pousse au crime, d’où venait cette rage meurtrière, elle cherchait à comprendre dans quelle société l’enfant qu’elle attendait naîtrait, oui, c’était quoi cette planète d’aujourd’hui où les avions civils sont visés par des missiles et s’écrasent sur une terre scarifiée par la guerre ? où les bombes tombent sur des enfants pourtant réfugiés au sein d’une organisation internationale, donc ils étaient protégés, ces enfants, hé bien, non !, pas du tout, ils sont réduits en bouillie !, ou brûlés vifs, ou, si ce sont des petites filles, violées, déchirées, par des voyous en uniformes, des femmes vendues au marché, 200 jeunes filles enlevées et personne pour les libérer ?, avec tous les satellites qui espionnent la planète, on ne pouvait pas trouver leur prison ? sur internet, elle s’amusait à rechercher sa rue, puis sa maison, C’est là que je vis !, mais la masse des 200 jeunes filles niqabées de force, non !, on ne savait pas où elles étaient !, qui allait croire ça ?, et elle qui attendait une fille, elle se pinçait pour vérifier qu’elle ne cauchemardait pas, non, elle était bien éveillée, Au XXIe siècle, je suis au XXIe siècle ! elle avait eu cette pensée honteuse, J’ai eu tort de vouloir un enfant ! elle n’aurait pas dû, non, elle n’aurait jamais dû.

Elle avait trop regardé la télévision, obstinée à trouver une explication aux massacres des innocents, elle frémissait lorsque la caméra lui montrait une bande de chiens armés, se trémoussant du haut de leurs camions et tirant des coups de kalachnikovs en l’air, C’est culturel, lui avait expliqué une dame, ces coups de feu en l’air, c’est culturel, et, elle, malgré sa simplicité, savait que c’était surtout sexuel, elle savait que ces voyous violaient le monde et que le plaisir qu’ils y trouvaient était aussi sauvage qu’infini.

Elle a dit que ce malheur lui était arrivé parce que, les derniers mois de sa grossesse, elle avait trop regardé la télévision, médusée devant un monde qui dévorait ses propres enfants, alors, elle s’était demandé comment protéger son futur bébé de ce monde, et voilà, sa fille était née, oui, c’était stupéfiant, elle n’oublierait jamais son accouchement, les douleurs innommables que connaissent les femmes à ce moment-là, elle ne savait rien encore de ce qui l’attendait, non, l’enfant était sorti de son ventre et elle soufflait un peu, soulagée, elle attendait qu’on lui montre l’enfant, qu’on le dépose sur elle, elle attendait qu’on la félicite, une phrase du genre Félicitations, Madame ! C’est une belle petite fille !, mais elle n’a pas entendu cela, elle a vu le médecin s’adresser à une infirmière, elle a compris qu’il y avait un problème.

Vraiment, vous m’avez donné une de ces frousses !, a-t-elle dit au médecin, mon bébé est normal, elle riait, ils se tenaient, elle et lui, dans une chambre obscure, sans fenêtre, une lumière étrange les éclairait à peine, malgré cela, elle avait bien vu que sa fille était normale, pas de membres atrophiés, pas de grosse tête, alors elle riait, bien sûr cette quasi-obscurité l’intriguait, mais tout de même !, elle voyait que sa fille était normale, jusqu’au moment où le médecin s’est décidé à lui annoncer Vous avez raison, votre petite fille est normale… enfin, presque.

Alors, elle a entendu le médecin parler de façon bizarre, dans une langue qu’elle ne comprenait pas, elle n’avait pas fait d’études, à la maison on avait besoin qu’elle travaille pour aider les parents, elle n’a pas compris ce qu’a dit le médecin, les mots qu’il a prononcés, on aurait dit des grossièretés.

Xeroderma Pigmentosum, avait-il articulé et elle, à juste titre, prit peur, un nom pareil, ça ne pouvait qu’être grave, annonçait une saleté du ciel, incurable.

Elle a écouté le médecin lui parler de ça, de cette terrible maladie génétique, incurable en effet, il a voulu la rassurer Heureusement, nous avions diagnostiqué sa maladie, votre fille sera soignée dès maintenant… il ajouta, devant le silence stupéfait de la mère, quand les soins commencent trop tard, quelques mois après la naissance par exemple, l’enfant meurt avant six ans !, il trouva la formule qui résumait tout ce que serait sa vie désormais, le pesant avenir, les précautions à prendre à chaque seconde, l’achat de tissus protecteurs, le chapeau de tissus spécial, mis au point par la Nasa, qui ne laisse passer aucune lumière, le foulard, la veste, les lunettes, les gants, l’achat de lampes LED non émettrices de rayons UV, elle aurait des problèmes financiers par-dessus la tête, il lui déclara Votre fille est un enfant de la lune et le soleil, son ennemi déclaré, cherchera, à chaque instant, à la tuer.

Rentrée chez elle, sur Google, elle a voulu plus d’informations, elle a découvert le calvaire insupportable de petits garçons, de petites filles qui étaient des « enfants de la lune », leurs visages criblés de taches, autant de cancers qui se développeraient, autant d’opérations pour enlever les peaux rongées, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de paupières, plus de lèvres, plus de nez, plus d’yeux, même si on tourne le dos à la lumière, même si on baisse la tête, qu’on regarde le sol, c’est encore trop.

Alors, elle, dans sa modestie horrifiée, décida que le malheur qui lui arrivait n’était pas la conséquence des heures passées à regarder la télévision, non, elle pensa que ce qui lui arrivait était sa réponse au monde devenu trop horrible pour qu’on puisse le regarder en face, il fallait s’en prémunir, Elle devient folle ?, s’interrogeaient les membres de sa famille, tout de même secrètement perturbés par ce qu’elle avait affirmé, Et si elle avait raison ?, elle leur avait déclaré que, désormais, il fallait sauver les enfants de ce monde dévorateur, le feu du soleil tuait les enfants ? le feu des bombes ? le feu des balles ? même la lumière s’était mise du côté des grands crimes du XXIe siècle ? elle pensait que son bébé était le dernier message à capter, un symbole, le monde était une brûlure dont elle protégerait sa fille.

Son cœur saignerait désormais en permanence, mais elle ressentit une sorte de joie qui activa sa force, elle comprenait soudain que jamais les voyous criminels ne réussiraient à massacrer tous les enfants du monde, l’histoire des hommes ne se passait pas comme ça, les soldats d’Hérode, arrachant les nouveau-nés des bras de leur mère pour les tuer, ne purent les tuer tous.

Après des semaines d’effondrement intime, elle pouvait enfin entrer dans le monde où sa fille, l’enfant de la lune, l’attendait, oui, elle pouvait enfin entrer, sans crainte et sans remords, dans un monde appelé « patience ».

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