Tout est sous contrôle

Françoise Pirart,

Une volute de fumée s’échappa dans l’air, un ovale presque parfait qui le ravit. Il aspira avec force la dernière bouffée de sa cigarette consumée jusqu’au filtre. Puis il referma la fenêtre. On ne pourrait rien lui reprocher. Bien malin celui qui s’apercevrait qu’il avait fumé. C’est toujours la même chose, songea-t-il, qu’on ait dix ans ou soixante-quinze de plus.

À pas mesurés, il s’approcha de la glace qui occupait une partie d’un mur de la chambre. Dès son arrivée dans la maison – qui ressemblait davantage à un château qu’à une habitation ordinaire – il avait exigé un miroir suffisamment haut pour se voir en pied.

L’image reflétée lui montra un homme âgé, même très âgé, au port de tête altier, à la carrure large, aux mains noueuses et tachetées. Le corps avait conservé sa sveltesse, bien que le vêtement informe ne l’avantageât guère. Les yeux étaient d’un bleu gris acier, le nez long et légèrement busqué était harmonieux, la mâchoire volontaire. Un visage de chef, tout ce que les autres avaient aimé en lui. Les autres, c’est-à-dire les Français, celles et ceux qui lui avaient accordé leur confiance pendant ses longues années au pouvoir. Celles et ceux : une formule qu’il avait souvent privilégiée, afin que la gent féminine ne se sente pas délaissée. Mais il devait le reconnaître, le ceux aurait suffi puisqu’en grammaire, le masculin l’emporte toujours. Savoir parler au peuple, le flatter, le séduire, telle avait été sa devise qui s’était révélée payante.

Même si sa mémoire immédiate lui jouait des tours, les souvenirs de sa glorieuse époque lui apparaissaient parfois par flashs successifs plus ou moins rapprochés, avec une netteté particulière : l’inoubliable soirée du dimanche 7 mai, quarante-cinq ans auparavant, où les battements de son cœur s’étaient accélérés juste avant l’annonce officielle des résultats électoraux, l’investiture, la traversée solennelle de la cour du Louvre au son de l’Hymne à la Joie, la salve d’applaudissements de milliers de citoyens venus acclamer le tout nouveau Président, leurs bras tendus en signe de victoire. Comment oublier l’émotion, la fierté, le sentiment exaltant jusqu’alors inconnu d’entrer dans la légende ? Plus tard, il y avait eu les échanges secrets avec l’homme de confiance qui allait devenir son bras droit, les rencontres au sommet, le regard impénétrable de Vladimir à Versailles, le tête-à-tête avec cette brute de Donald, le dîner « entre amis » à la Tour Eiffel en compagnie des épouses.

La chambre était calme, un peu isolée du reste du pavillon. On l’avait gâté en lui octroyant une suite confortable et spacieuse où il se sentait presque chez lui. La France lui devait bien ça ! Après de bons et loyaux services, il avait le droit de terminer son existence dans le luxe. Bien sûr, il aurait préféré un véritable château comme les rois. Ou une île. Mais une île symbolisait une fin napoléonienne. Et même s’il avait eu quelques velléités de ressembler à Bonaparte, il ne voulait pas finir comme lui.

Il s’observa un moment dans le miroir. Il se surveillait. Tout devait rester sous contrôle, comme avant. Pas la moindre fausse note, pas la moindre faille qui eût pu le trahir et montrer sa vieillesse, sa lassitude.

On frappa à la porte. Une voix de femme susurra : « Monsieur le Président ? » « Entrez », répondit-il en bombant le torse. Surprenant qu’on lui donnât encore ce titre, alors que plusieurs décennies s’étaient écoulées, charriant avec elles les dirigeants successifs et leurs sbires. Tous s’étaient cassé la pipe après lui. Et avant ? Avant, il y avait eu le personnage falot que la presse avait tant raillé. Celui-là, un type pourtant beaucoup plus perspicace qu’on aurait pu l’imaginer, portait le nom d’un petit pays voisin de la Belgique dont les habitants parlaient une langue abrupte et incompréhensible. Puis il y avait eu lui. Lui, le séduisant et fringuant quasi quadragénaire au regard d’aigle, qui avait promis monts et merveilles à ses compatriotes. Lui, le beau-fils parfait si on peut dire. Visage noble, voix mâle, paroles qui rassurent et enchantent. De belles phrases qui évoquaient une France rassemblée dans la paix et le progrès, une France lisse sans conflits. Sans opposants surtout. Une France ni de gauche ni de droite ou, plutôt, à peine de gauche mais surtout de droite. Grappiller des idées de chaque côté comme on goûterait à quelques fromages présentés sur un plateau : « Vous me mettrez un morceau de brie, de camembert, de comté… un peu de tout. » Mais avec un peu de tout et à force de vouloir satisfaire chacun, on ne construit rien. Il le savait maintenant.

« Vous avez fumé », constata la voix féminine. La petite aide-soignante lui apparut dans le miroir en pied. Il l’aimait bien. Elle avait les cheveux blonds et le teint hâlé. Elle lui faisait penser à une femme qui jadis avait été son immense amour. Mais celle qui se trouvait dans la pièce portait un tablier blanc qui rendait son apparence banale. « Il ne faut plus fumer. Vous ne recommencerez pas ? Vous me donnez votre parole, Monsieur le Président ? » Il sourit, fit mine d’acquiescer. N’avait-il pas autrefois lancé quantité de promesses jamais tenues ? Pire : qu’il savait à l’avance être incapable de respecter ? Baisser la courbe du chômage, augmenter les bas salaires, lutter contre la fraude fiscale, être le premier défenseur de l’écologie. Ah, l’écologie ! Mais qu’est-ce qu’il en avait à fiche en ce temps-là ! Plaire, plaire, plaire, voilà ce qu’avait été son unique ligne de conduite, il devait bien l’admettre à présent. À chaque sondage, il s’était rongé les sangs quand sa cote de popularité vacillait.

Comme il n’avait aucune visite prévue dans la journée, il s’octroya un peu de lecture, malgré sa vue faiblissante. Il tourna quelques pages d’un roman sans être accroché par l’intrigue. C’était une histoire rocambolesque, une sorte de thriller intergalactique où les personnages portaient des tenues extravagantes et s’écharpaient à qui mieux mieux. Quelle littérature ! La bibliothèque ne comptait que des navets de ce genre. Il y avait bien sûr les séances cinéma du vendredi soir, avec l’écran géant devant lequel tous les vieux s’endormaient. Lui aussi d’ailleurs avait piqué du nez au beau milieu d’un film d’espionnage. Parfois, les pensionnaires étaient rassemblés dans la salle commune à l’occasion d’une fête. Un chanteur était invité. Il interprétait des tubes vieillots des années 2010. Les pantoufles battaient la mesure, les têtes blanches dodelinaient, et le Président se surprenait à trouver quelque plaisir à entendre les chansons qui avaient abreuvé ses oreilles autrefois, avant la consécration, quand il avait encore une trentaine d’années. Souvent les paroles n’avaient aucun intérêt et le style aurait ridiculisé n’importe quel chanteur actuel. Les modes passent et trépassent.

Il pensa à La Marseillaise. L’hymne qu’il s’était forcé à mémoriser, fonction oblige, l’avait toujours barbé. L’étendard sanglant est levé… Qu’un sang impur abreuve nos sillons… Violent, ce truc-là ! En tant que Président, il aurait pu l’interdire, non ? Exiger qu’on le remplace par un concerto de Ravel, avec des paroles d’Aragon par exemple.

Machinalement, il énuméra toutes les promesses qu’il avait faites quand il était à la tête de la République. Faciliter le libre-échange, baisser les charges salariales, donner plus de champ d’action aux entreprises, développer la flexibilité du travail… Un programme censé être novateur et ambitieux, mais qui ne s’appuyait que sur la compétitivité, c’est-à-dire un néolibéralisme qui n’avait réduit en rien les inégalités sociales. Diminuer le chômage, soutenir les plus démunis… Mais cela n’avait jamais été son objectif ! Mensonges que tout cela ! Et les autres ? Étaient-ils, à l’époque, donc tous aussi menteurs qu’il l’avait été ? Même le bonhomme, là… comment s’appelait-il encore ? Plutôt costaud, parfois en jean et sans cravate, les cheveux gris en brosse, les yeux un peu exorbités derrière des verres épais, le nez fort, le menton asymétrique en galoche, l’air grognon presque méchant. Pas méchant-méchant, mais si déterminé que le gaillard en devenait presque antipathique, malgré son discours flamboyant, ses idées neuves et généreuses, son désir apparemment sincère de défendre les opprimés, qu’ils soient hommes ou bêtes. Celui-là, même s’il s’était montré son plus féroce adversaire, il le mettait à part. Dans une fulgurance, il le revit sur une estrade, qui parlait haut, sur un ton déclamatoire : « Nous sommes l’alternative au monde que vous représentez. » Un insoumis. Un insoumis qui avait eu le culot de jeter ces mots impitoyables au Président et à sa cour : « Vous croyez dominer la situation en tentant de passer en force sur des sujets essentiels qui touchent au cœur même de la nation et de son existence. » Voilà exactement les paroles que le type avait prononcées.

Il avait encore tous ses esprits, le vieil homme au regard bleu gris acier, reclus dans le pavillon luxueux destiné aux seniors riches et célèbres. Il aurait pu répéter des lambeaux entiers de discours : les siens bien sûr, mais aussi ceux de ce gars aux yeux exorbités et au menton rond asymétrique. Mais Bon Dieu de bois, quel était son nom à celui-là ? Un véritable tribun digne de Jaurès, qui était resté dans l’opposition jusqu’à son dernier souffle. Combatif, jamais résigné, fidèle à ses convictions de gauche, réfractaire à la compétitivité et l’austérité prônées par le néolibéralisme. Admirable, songea le Président en déglutissant avec peine le poulet tiède et la purée qui traînaient dans l’assiette apportée par l’aide-soignante. Oui, ce gauchiste était un type exceptionnel, il devait bien le reconnaître.

Il repoussa l’assiette, but une gorgée d’eau. Demain, il demanderait qu’on lui prépare un boudin compote, il aurait moins de difficultés à mâcher étant donné ses pauvres dents. Pendant son mandat, il avait toujours prétendu détester ce plat, jugé trop populaire pour un Président. Un cordon-bleu, voilà qui était plus viril, plus chic sans l’être trop. La cuisine française, l’excellence française ! Feindre… Tout le temps, pendant toute sa carrière politique, il avait fait semblant : de préférer tel plat à un autre, d’adorer shooter dans un ballon de foot, d’apprécier une immangeable spécialité locale. Il avait serré la main de vieillards cacochymes qui le dégoûtaient, réconforté des « sans dents » dont le sort lui était indifférent, encouragé de jeunes chômeurs à trouver un travail qui n’existait plus nulle part, salué des électeurs potentiels en slalomant entre les bœufs du salon de l’Agriculture, applaudi ce qu’il détestait. À cette époque, il savait que ses faits et gestes serviraient tôt ou tard son ascension exceptionnelle. Et il s’était plié aux règles, d’abord parce qu’il espérait être élu, ensuite parce qu’il l’avait été. Pré-si-dent de la Ré-pu-bli-que ! La belle affaire ! Une vie d’apparence et de tromperies. Mais… le gauchiste au menton rond et aux discours fracassants, avait-il aussi éprouvé cela ? Et avait-il lui aussi eu ces rêves de grandeur, ces ambitions démesurées, cette envie de devenir Dieu ? Il ne pourrait même pas le lui demander, l’autre était mort depuis longtemps puisqu’il avait une vingtaine d’années de plus que lui. Dommage, ils auraient pu être copains tous les deux… Ils se seraient entretenus du bon vieux temps. Le Président lui aurait même avoué ses regrets, ses remords, ses petites hontes, ses traîtrises. Le gros déballage, ça fait du bien.

Quand l’aide-soignante vint récupérer l’assiette, elle trouva le Président – ou plutôt celui qui l’avait été – assoupi dans son fauteuil, le menton sur la poitrine. Le bavoir pendait, à moitié dénoué. La respiration du vieil homme était régulière. Elle ne s’inquiéta pas et eut même l’impression de le voir apaisé. Les rides qui d’habitude marquaient le front semblaient avoir disparu. Sans bruit, elle posa les couverts sur l’assiette. Avant de refermer la porte, elle lança un dernier regard à son pensionnaire préféré. Sa supérieure l’avait prévenue, elle était responsable de lui, elle ne pouvait faillir à son devoir s’il arrivait le moindre incident à une personne ayant occupé une aussi haute fonction. « Bonne nuit, Monsieur le Président », souffla-t-elle dans un murmure qu’elle fut seule à entendre. Elle était fière d’avoir été investie d’une telle mission. Et il était si cultivé, Monsieur le Président, si intelligent ! Peut-être qu’un jour elle oserait lui dire qu’elle portait le même prénom que celle qu’il avait aimée d’un amour profond et durable.

La porte se referma mollement et à peine entendit-on les pas de l’aide-soignante qui se dirigeait vers la chambre d’un autre notable. Mais dès qu’elle fut partie, le Président – ou, dirons-nous plutôt, ce qu’il en restait – ouvrit un œil et sourit dans le vague. Il se sentait heureux. Un simple petit bonheur ordinaire, rien de bien compliqué. Il s’était enfin souvenu du nom de son adversaire ! Mé… Mé… Comment encore ? Flûte, il venait de nouveau de l’oublier ! Oh pauvre mémoire, oh misérable vieillesse !

Il dut se rendormir, sans doute profondément. Ses rêves l’emportèrent dans un tourbillon d’images incontrôlées qui défilaient comme dans un film dont il était parfois le héros. Dans la vitrine d’une boutique, un reflet lui apparaissait, qui n’était pas vraiment le sien. Il était sur un scooter, il portait un costume de ville et un casque de moto. À chaque feu rouge, il s’arrêtait sagement puis redémarrait en douceur dans les rues matinales de Paris. Il garait le scooter devant une habitation, verrouillait l’antivol, extrayait du coffret arrière un sachet en papier. Il montait un long escalier, sonnait à une porte, toujours coiffé de son casque, la visière rabattue sur le visage. Une dame vêtue comme une infirmière lui ouvrait. « Oh, merci mon chéri. Quelle bonne odeur, ces croissants, tu es un amour ! Entre vite, il ne faut surtout pas qu’on nous surprenne. »

Après ce rêve incongru en vint un autre, beaucoup moins agréable, où il se retrouvait en compagnie de divers chefs d’État lors d’une réception à l’Élysée. Des commentaires moqueurs lui parvenaient, en anglais, en russe, en italien, en allemand. Chose curieuse, il les comprenait très bien. Les rêves nous rendent multilingues. Tous les yeux étaient braqués sur son pantalon souillé, et en particulier ceux d’une dame teutonne vêtue d’un tailleur strict de couleur jaune. Elle ricanait en le montrant du doigt : « Lächerlich, groteske… Schmutziges kleines Kind ! » Il avait beau essayer de dissimuler la tache derrière ses mains plaquées, elle s’élargissait et l’odeur d’urine envahissait la salle pleine dans laquelle zigzaguaient les serveurs avec le champagne et les plateaux d’amuse-bouche.

Au réveil, il chassa le cauchemar de son esprit, tâta son peignoir, son pyjama et la protection optimale spécial senior qui lui enveloppait le bas-ventre. Parfait. Tout était sec, tout était sous contrôle. Il maîtrisait la situation, ainsi qu’il l’avait toujours fait. Comme un vrai chef.

Lorsque l’infirmière du matin arriva pour les soins, le Président était d’humeur guillerette. Il se laissa conduire vers la salle de bains, ne rechigna pas quand la dame baissa son pyjama pour lui laver les parties intimes. Il se permit même quelques blagues graveleuses dont il avait bien peu l’habitude. Il avait l’impression d’avoir retrouvé une seconde jeunesse. Son esprit fonctionnait à cent pour cent, sa mémoire était aussi intacte que celle d’un adolescent. Et le nom de son ancien adversaire lui revint soudain comme une évidence. Mél… Mélench… Mé-len-chon. Bingo, c’était ça !

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