Toutes nos lèvres sont politiques

Éric Brogniet,

À Yves Boisvert

Il y a l’avant il y a l’après — après c’est irréparable — elle rêve d’être soulevée de bonheur elle rêve d’échapper à sa destinée – deux petites filles qui ne se connaissent pas — la vie est pleine de forêts de terre battue et de palmes le soleil au zénith le ciel purifié sur la savane où couvent les orages sans qu’elle le sache – le soir il y a des chants et des feux des serpents d’un vert émeraude qui coulent dans les herbes sèches parfois on ne mange pas des jours durant et l’eau se fait attendre on est riche du temps qui passe et de la poussière sur les pistes rouges on est heureux tout de même et l’on pleure et l’on rit quand passe la misère il y a des contes qui parlent dans la forêt avec des amulettes et des plantes de sorcellerie, des gazelles et des lions, des hyènes et des varans qu’on ne voit jamais, plus vrais que nature – la case est pleine de rumeurs, ils parlent, ils parlent et c’est mystère — je me demande je ne sais rien – quelle importance on affabule on infibule – ils ont passé la nuit dans la forêt la terre était pleine de cendres ils ont bu des décoctions d’herbes amères et mangé jusqu’à la nausée l’écorce de l’arbre sacré – après les visions sont venues et chacun d’entre nous a reconnu sa vision – la mienne était un oiseau de paradis il volait sur la montagne et sur la mer m’emportant par-dessus la forêt vers des pays inconnus où le ciel était blanc – je me suis réveillée j’avais seize ans et j’étais promise à un homme sur lequel ont passé les outrages du temps dernière des épouses ma jeunesse salie ma beauté jetée jetée jetée aux pieds du tyran

Il y avait du soleil derrière les persiennes – ils jouaient sur le gazon – la Dodge était parquée devant la maison – on entendait les Stones à la radio I can’t get no satisfaction – il y avait aussi ce vieux poète juif qui mourrait quelques années plus tard – Amérique je t’ai tout donné et maintenant je ne suis rien Amérique deux dollars vingt-sept cents le 17 janvier 1956 Je ne puis m’appuyer sur ma propre raison Amérique quand cesserons-nous la guerre des hommes ? Va te faire foutre avec ta bombe atomique Je ne me sens pas bien ne m’embête pas Je ne vais pas écrire mon poème avant d’avoir toute ma raison Amérique quand seras-tu un ange ? Quand vas-tu te déshabiller ? Quand te regarderas-tu à travers la tombe f* ( 1 ) Après high school – Pacific Railway, stations des bus Greyhound, climatisation, la route s’allonge infiniment on traverse des petites villes écrasées par la chaleur on s’enfonce dans le désert on franchit des fleuves et des rivières larges comme des estuaires les forêts défilent à perte de vue dans l’automne tout remué d’or et de pourpre le bus roule d’un océan à l’autre emportant dans la nuit ses destins endormis ses destins de misère et de gloire – sa tête repose sur le coussin du siège-couchette elle porte une petite robe bleu marine et des souliers à talons plats she got the job c’est une chance elle sait où elle va elle ne sait pas où elle va

Ah j’ai vu l’oiseau aux ailes d’argent se soulever au-dessus des nuages — j’avais rassemblé toutes mes économies je suis partie avec un maigre bagage – sur Bruxelles le ciel était gris je ne connaissais pas cette terre on voit des damiers verts et bruns tout sillonnés de toits rouges les routes courent là-dedans rubans gris perle comme les rigoles que creuse l’orage dans nos champs à la saison des pluies je fuyais d’autres rides sur un autre visage il me suivait la nuit et je criais muette dans mon rêve une main froide et plombée me remuait le cœur des larmes sillonnaient mon visage la pluie relavait le paysage – il y avait des tours qui griffaient jusqu’au ciel les couloirs étaient interminables et aseptisés — You are in Belgium the heart of Europe City Bank Master Card American Express je n’ai pour tout passeport que des feuilles de banyans qui remuent dans le vent une idée de la liberté je pleure aussi quand j’entends de la musique elle est pleine de soleils couchants de savanes par milliers – mes ancêtres aussi ont été dispersés aux quatre points de l’horizon – sans cesse nous rendions grâce à ton nom Maintenant tu nous humilies, tu nous rejettes Tu nous traites en bétail de boucherie, tu nous disperses parmi les nations Tu vends ton peuple à vil prix, sans que tu gagnes à ce marché Tu nous exposes aux sarcasmes des voisins, aux rires, aux moqueries de l’entourage Tu fais de nous la fable des nations ; les étrangers haussent les épaules Tout le jour ma déchéance est devant moi, la honte couvre mon visage, sous les sarcasmes et les cris de blasphème, sous les yeux de l’ennemi qui se venge (2)

She got the job la vie est belle City Bank Master Card American Express elle tape des rapports à longueur de journée dans un bureau aseptisé II y a des gorilles avec des Ray-Bans et des téléphones cellulaires le flingue dans le holster Des hélicoptères tournoient dans le ciel pâle Et que le jardin est beau quand vient le printemps White House dans la neige des amélanchiers et ses gazons vert dollar sur lesquels il lui arrive en songe de promener sa robe blanche et sa virginité Mon psychanalyste pense que je vais à merveille Je fume de la marihuana chaque fois que je peux Amérique cesse de me bousculer je sais ce que je fais Amérique les fleurs de prunier tombent Je n’ai pas lu les journaux depuis des mois, tous les jours quelqu’un se fait juger pour meurtre Est-ce que tu vas laisser Time Magazine régir ta vie émotive ? On me parle toujours de responsabilité. Les hommes d’affaires sont sérieux. Les producteurs de cinéma sont sérieux. Tout le monde est sérieux sauf moi. L’idée me vient que je suis l’Amérique. Je me parle à moi-même de nouveau. (3) On sait et l’on ne sait pas II me parle parfois J’ai peur quand le téléphone sonne Nous nous envoyons en l’air d’une drôle de manière Je ne dis rien de mes prisons ni des millions de nécessiteux qui vivent dans mes pots de fleurs à la lumière de cinq cents soleils Mon ambition est d’être Président bien que je sois catholique (4) Quand il a pris son pied il allume un cigare Le ciel vire au violet il y a des taches pâles sur ma robe noire Je suis renversée la tête dans les coussins du divan Il a semé sur ma nuit des éclaboussures d’étoiles Je suis le drapeau étoilé la bannière alanguie Je ne sais pas encore qu’un type est caché dans les motifs du tapis avec un ordinateur qui mémorise à toute vitesse nos trous noirs II s’appelle Starr Amérique ceci est fort sérieux Amérique ceci est l’impression que me fait l’appareil de télévision Amérique est-ce juste ? Je ferais mieux de me mettre au travail tout de suite (5)

On aurait dit peut-être que quelque chose voulait naître J’ai pris la fuite pour qu’on ne salisse pas ma virginité Noire dehors et blanche en dedans Chez moi au pays le blanc est la couleur du deuil Je porte mon deuil à l’intérieur avec l’enfant que je n’aurai jamais Certains sont venus pour me parler d’espoir Leurs paroles étaient douces comme la musique Certains sont venus mais je ne les ai pas vus II y avait des barreaux aux fenêtres Nous étions vingt par chambre au milieu de nos maigres bagages La pluie lézardait le petit jour On entendait plus loin la rumeur de la ville et la nuit était éclairée comme en plein jour C’était une drôle de lumière froide elle avait la couleur d’une orange La radio diffuse en sourdine une chanson des années quatre-vingts : C’est un pays petit aux frontières internes Où les douaniers pullulent à chaque carrefour Où les vessies des porcs passent pour des lanternes Pendant que le dimanche à la pointe du jour les convoyeurs attendent (6) Ma maison est de transit et gardée par des projecteurs Loyer payé par le Ministère de l’Intérieur C’est pour cela que l’on m’interdit de sortir Le lit de camp, les draps blancs, le coussin où je pose ma tête Je guette longtemps la venue du jour Les convoyeurs attendent Tous les matins du monde sont sans retour

Télex téléscripteurs e-mails satellites qui tournent à l’infini chaînes câblées écrans à plasma écrans pleins de plasma rotatives imprimantes qui chuchotent d’un océan à l’autre Les paroles diffusées à la vitesse de la lumière out of control ils sont show off d’une jungle à l’autre et c’est presque la même misère De nos jours la misère est cotée en Bourse Des profits formidables Une run ininterrompue Le roman virtuel le feuilleton télévisé Dallas c’était la préhistoire La Guerre du Golfe le Moyen Âge O.J. Simpson le siècle des Lumières On débite ici du MacDo en tonnes avec de la viande malade II faut changer de moteur II y a des bouchons sur les autoroutes d’accès au site Là-bas ils bouffent un jour sur deux s’ils ont de la chance Les fosses communes sont mieux nourries Nous sommes tous des chaouins dans les banlieues de la planète Voici que vous vous fiez à des mensonges sans profit. Quoi ? Voler, tuer, être adultère, mentir, encenser Baal, suivre d’autres dieux qui vous sont inconnus ! (7) Dieu c’est ma névrose. Ma névrose est mon Dieu.

Il y a des lèvres partout sur les journaux sur les écrans Des lèvres pipées des lèvres de lèpre et de laudanum Des lèvres d’avortements et d’euthanasies Des lèvres HIV Des lèvres manganèse et des lèvres de cuivre Des lèvres qui tremblent sans murmurer Des lèvres qui murmurent sans trembler Des lèvres qu’on diffuse et des lèvres qu’on étouffe dans des coussins La vie est sans papiers la vie est illégale II y a des lèvres de satin dans les magazines et des lèvres ouvertes sur le trou noir du cœur II y a le cœur au bord des lèvres des lèvres de nausées et des lèvres tuméfiées de passages à tabac II y a le tabac que font les lèvres de Naomi Campbell et puis celles de Monica Les lèvres de Tobbak sur les affiches électorales II y a les lèvres carbonisées de Mauthausen et de Dachau Les morts immenses qui se taisent sur les lèvres des commissions d’enquête les petites morts sur les lèvres d’eau mince et de paupières gelées les lèvres qui pourrissent dans des jardins de Marcinelle, au fond d’un trou les lèvres violées des têtes emballées dans des sacs plastiques au bois de la Haine II y a les lèvres étouffées du Heysel et les lèvres qui parlent de nos tombes II y a des lèvres pleines de musique que l’on désinfecte avec képis coussin et menottes Des lèvres pleines d’aiguilles et cousues de fil blanc Il y a les lèvres qui crient dans les stades et ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons La vie est mutilée de ses lèvres II y a des lèvres que l’on fait se taire par décret Les dossiers des administrations et des greffes sont pleins de lèvres On incinère la tumeur la rumeur II y a des lèvres qui prient et des lèvres qui mentent II y a des lèvres ourlées de fièvre et de passion et des lèvres de boucherie à perte d’horizon II y a des lèvres qui saignent et ce n’est pas toujours pour la même raison II y a des lèvres d’organdi et de cristal des lèvres de plainte et de soulagement des lèvres pleines de plaies et d’étonnement il y a des lèvres sur tous les écrans

La vie est sans papiers la vie est illégale II y a des coussins pour toutes les lèvres On a appliqué les procédures légales Les lèvres mortes de Sémira qu’on fit pleurer les lèvres de Monica pour faire jaser Partout toujours on applique les procédures légales Se taire parler se taire parler se taire parler mais ne surtout pas déranger Argent a calculé l’âme de l’Amérique Le Congres est au bord du précipice Éternité le Président a bâti une machine de guerre qui vomira et soulèvera la Russie hors du Kansas Le Siècle américain trahi par un Sénat fou qui ne couche plus avec sa femme (8) Se taire parler se taire parler se taire parler L’important c’est de ne rien dire L’important ce sont les lèvres virtuelles quand le prophète ou le poète sur leurs lèvres chantent des virtualités Detroit a fabriqué un million d’automobiles d’arbres à pneus et de fantômes mais je marche, je marche, et l’Orient marche avec moi, et toute l’Afrique marche et tôt ou tard l’Amérique du Nord marchera (9)

Codéine codex il y a des lèvres de code pénal et de frisson des lèvres de morphine au chevet de nos saisons L’hiver viendra L’hiver viendra avec ses lèvres de pluie sur nos bouches de déraison Parler se taire parler se taire parler se taire il est des bouches qui crient dans des coussins d’amour et des bouches enfouies dans des coussins de mort Les coussins de l’amour sont illégaux les coussins de la mort sont légaux les coussins de l’amour sont politiques les coussins de la mort sont politiques aussi Parler se taire parler se taire parler se taire toutes nos lèvres sont politiques toutes nos lèvres poétiques sont politiques

SCOLIE

Certaines citations en italiques sont intégrées dans le texte. La première est tirée du poème America d’Allen Ginsberg, dans la traduction réalisée en 1960 par Alain Bosquet. La seconde citation est extraite du Psaume 43, Ne nous rejette pas. Le livre des psaumes 1, éd. du Cerf 1977. Les troisième, quatrième et cinquième citations sont empruntées au poème America, d’Allan Ginsberg, déjà cité. La sixième citation est extraite de la chanson de Claude Semai, C’est un pays petit, in Les convoyeurs attendent (Disque Tu veux, Bruxelles, 1982). La septième citation est extraite de Jérémie, 7, Contre le temple, et les deux derniers emprunts sont tirés du poème de Ginsberg, A mort l’oreille de Van Gogh.

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