Un demi-dollar pour l’Europe

André-Marcel Adamek,

Une nouvelle coupure de courant a interrompu ma réponse à la lettre de John Jordan, un chroniqueur américain que j’avais rencontré en 2010 à Montréal et avec lequel je m’étais rapidement lié d’amitié.

Démocrate et fervent d’Obama, il m’était apparu alors comme un idéaliste égaré dans les couloirs du Washington Post. Il pratiquait très correctement notre langue et avait consacré ses études et ses recherches à l’Histoire du Vieux Continent. Spécialiste réputé des questions européennes dans les colonnes de son quotidien, il se passionnait aussi pour les vins français avec une nette prédilection pour le gigondas, ce qui avait alors, dans une large mesure, contribué à notre rapprochement.

Nous nous sommes perdus de vue depuis lors. Hier matin, une lettre de lui m’a rappelé à son souvenir. Il n’avait noté que mon adresse postale. Chargé par son journal de rédiger un copieux article au sujet de la dislocation de l’Union européenne, il me demande mes impressions sur certains aspects qui lui ont échappé. Il faut dire que les événements qui se sont déroulés ici depuis 2011 plongent les observateurs d’outre-Atlantique dans la plus grande perplexité.

Les coupures d’électricité deviennent de plus en plus fréquentes. Les grandes multinationales de l’énergie qui avaient, aux beaux jours de l’Europe, centralisé les réseaux ont fait place à une multitude d’exploitations nationales ou régionales qui ne parviennent plus à gérer les pics de consommation.

Pour éviter les déconvenues, il est prudent de cuisiner entre cinq et neuf heures du matin et de répondre aux courriels après minuit. Mais alors, ce sont les réseaux d’Internet.2 qui se paralysent, pour dix minutes, une heure, parfois deux…

Toute l’admirable technologie numérique des années 2000 part à la dérive. La multiplication des satellites et des systèmes d’exploitation en des standards concurrents brouillent la perception des GSM et des GPS. On en revient de plus en plus aux lignes téléphoniques fixes et aux cartes routières.

À 00 h 48, le courant s’est rétabli, mais le réseau Internet.2 reste indisponible. Je continue à écrire ma réponse à John en l’enregistrant sous la rubrique brouillons de mon logiciel.

 

M. John Jordan, 9 th Avenue, 123

Newark, New Jersey, USA

john.jordan@mailbox.us

Bruxelles, le 16 juin 2017

Mon cher John,

Ta lettre m’est parvenue avec plus de quinze jours de retard. Il est vrai que les nouvelles frontières ralentissent considérablement l’acheminement du courrier. Je tente donc, pour gagner du temps, de te faire parvenir mes réflexions via ton adresse de courriel, en espérant qu’elles ne s’évanouissent pas en cours de route.

Tes interrogations sur la dislocation de l’Union européenne sont complexes et je suis loin d’être un spécialiste de la question. Considère donc, sans plus, que mes réponses sont celles d’un citoyen attentif.

À l’origine du désastre, il y a eu, en 2010, l’effondrement financier de la Grèce, dixième membre adhérent à la CE. La question de la solidarité économique au sein de la Communauté s’est alors posée avec acuité. Après beaucoup de tergiversations, une aide fut accordée à ce pays sous forme de prêt, à condition que ses dirigeants adoptent une politique sévère d’austérité.

De graves émeutes, causant plusieurs dizaines de morts et suivies d’élections précipitées, ont amené au pouvoir un parti nationaliste grec dont le premier souci fut de rompre tout engagement envers la CE.

Peu de temps après, placé dans la même situation, le Portugal s’est également désengagé face aux nouvelles exigences de la Politique agricole commune.

Il faut préciser qu’à cette époque, les agriculteurs des vingt-sept pays membres, mal compris, déçus autant qu’endettés, auraient aimé empaler au bout de leurs fourches les technocrates de Bruxelles. Ils commencèrent à répandre des milliers d’hectolitres de lait frais sur les chaussées et à travers champs. Puis, dès 2012, leurs puissants tracteurs se lancèrent à l’assaut des bâtiments qui abritaient l’Administration européenne, occasionnant des dégâts considérables. Par ailleurs, les mesures d’austérité et de modération salariale entraînèrent un peu partout des grèves successives qui paralysèrent l’économie et handicapèrent la progression économique de chaque nation.

Après les élections de 2014, les Espagnols ont emboîté le pas en décrétant leur autonomie totale vis-à-vis des règlements imposés par l’Europe. Trois mois plus tard, le triomphe de la Ligue du Nord conduisit l’Italie à se retirer à son tour. Quant aux pays de l’Est, au bout de deux ans d’hésitation et de palabres, ils décidèrent de se rallier en masse à l’Alliance de Russie, considérablement enrichie par ses ressources gazières.

 

Nouvelle coupure. Trois bougies disposées sur la table me permettent d’engloutir un repas froid. Je me rends compte que ma réponse à John Jordan ne lui apprendra rien de ce qu’il ne connaît déjà.

Peut-être devrais-je fouiller davantage afin de mettre en évidence les véritables raisons de la dislocation européenne, réduite aujourd’hui aux six nations qui forment l’AEO (Alliance européenne d’Occident) : la France, l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, le district de Bruxelles et la République wallonne, ce qui réduit de moitié les étoiles d’or qui figuraient jadis sur les drapeaux d’azur.

À 02 h 32, le courant remet en marche mon ordinateur. J’efface tout ce que j’ai écrit à John et je recommence à torturer le clavier dans un certain état de fébrilité.

 

Mon cher John,

Après une longue réflexion, je crois que ce qui a perdu la Communauté européenne réside finalement en la condamnation progressive des plaisirs de vivre sous des prétextes sanitaires sans doute justifiés, mais tellement éloignés de nos cultures ancestrales.

Dès 2007, les rares fumeurs qui osaient allumer une cigarette dans un endroit public étaient considérés, à peu de chose près, comme des tueurs en série.

La même année, on tenta d’interdire le beurre et les fromages au lait cru, ce qui fut finalement adopté en 2013, entraînant la disparition des fromageries artisanales.

Deux ans plus tard, on contraignit les restaurateurs à ne plus servir que deux verres de vin par convive. De leur côté, les cafetiers et taverniers se voyaient infliger des amendes démentielles lorsqu’un client quittait le comptoir avec plus de 0,30 g d’alcool dans le sang. Cette mesure engendra la plus grande crise qu’avait connue le secteur Horeca depuis 1914. La menace d’une nouvelle prohibition planait. De nombreux viticulteurs se suicidèrent après avoir brûlé leurs vignobles dont on voulait convertir le produit en combustibles.

Les gens qui souhaitaient faire la fête commencèrent à s’isoler en leurs murs, porteurs de l’une ou l’autre bouteille appréciable ou d’un étui de cigares odorants.

En 2015, une étude scientifique, argumentée par les découvertes de la nanobiologie, démontra clairement qu’une très grande partie des cancers du poumon était due aux microparticules émises par les moteurs diesel.

Alors que certains députés européens prônaient l’interdiction absolue du tabac, on n’empêcha pas les camions de rouler à travers les villes, leurs pots d’échappement à hauteur de nez des passants.

Et puis, la farouche Communauté fomenta un complot à l’adresse des charcutiers. Les saucissons, salamis, fromages de tête et pâtés furent soumis à des procédés de stérilisation qui les privèrent à jamais de leur goût. Les nouvelles normes condamnèrent également les petites brasseries qui laissaient patauger quelque bactérie en leurs cuves.

De Prague à Berlin, d’Amsterdam à Marseille, on traquait les bacilles les plus innocents. Huit cent mille artisans, à travers les pays qui adhéraient encore à l’Union, se retrouvèrent à la rue, leur matériel confisqué et leurs maisons mises en vente publique pour honorer les prêts de survie accordés par les banquiers.

Alors, les gens devinrent tristes. Ils n’ignoraient pas que les mesures prises allaient leur permettre, dans le meilleur des cas, de vivre dix années de plus. Mais ils n’éprouvaient plus aucune joie en s’attablant pour le repas du soir. Les produits désinfectés qu’ils avalaient avec peine les laissaient affamés durant la nuit. Ils rêvaient de fromages de Herve, de Maroilles ou de Munster odorants arrosés d’un bon médoc. Ils rêvaient des repas de jadis, où l’on n’hésitait pas à laisser faisander les chairs en cave.

Les nationalistes n’ont pas manqué d’exploiter cette tristesse du peuple qui s’est bientôt transformée en révolte. Des commandos terroristes, issus des pays désengagés, s’attaquent aux maigres piliers qui soutiennent encore le grand rêve européen.

Je n’ignore pas, mon cher John, que ton pay, adepte d’un hygiénisme outrancier, a été à l’origine d’une lutte microbicide sans merci, que des fumeurs, pour avoir empesté un corridor, ont été traînés en justice. C’est précisément ce qui nous différenciait : une Amérique, bien que dévouée aux hamburgers épicés d’hormones et aux poulets désinfectés à l’eau de Javel, se tournait résolument vers cette illusion de santé que procurent les vitamines et le sport. Et une Europe où l’on se réunissait avec un plaisir teinté de fraternité autour d’une table, sans se demander si ce que l’on mangeait ou buvait allait raccourcir la vie ou amener les festoyeurs à mourir en bonne santé quelques années plus tard.

L’échec de la Communauté européenne réside peut-être en l’espérance des différents peuples de conserver leur identité, leurs racines, leurs petites joies puériles mais essentielles.

Entre-temps, notre vie a changé. Il semblerait qu’une peau qui nous avait collé au corps durant toutes ces années d’espérance a été brutalement arrachée. On retrouve nos frontières, nos couleurs, notre petitesse, tandis que ton pays règne à nouveau sans égal sur le monde.

Ton ami fidèle,

A.-M. A.

 

Alors que je suis sur le point d’expédier ce courriel, nouvelle coupure de réseau à 03 h 50. Le doute me ronge.

Faut-il envoyer à mon ami américain ces explications qui me paraissent, après relecture, des plus dérisoires ? Que viennent faire le fromage de Herve, le tabac et le vin dans la grande odyssée européenne ? Je devrais élever le débat en m’appuyant sur des considérations philosophiques ou politiques, c’est sûrement ce qu’il attendait de moi.

Une fois de plus, l’esprit tourmenté par le gigondas, j’efface le texte encodé et je recommence.

 

Sacré fils de pute,

Je réponds avec retard à ta lettre. Il semblerait que la poste américaine mette un temps fou pour faire suivre le courrier vers l’Europe. Cela ne m’étonne pas. Il n’y a rien qui marche chez vous, en dehors de vos porte-avions et de vos sous-marins nucléaires…

Je ne doute à aucun moment que vos diplomates, aux ordres des assassins de la CIA, ont contribué efficacement à l’effondrement de nos institutions.

C’est l’accroissement de notre influence à travers le monde qui a dérangé les dirigeants de ton pays. Nous étions sur le point de séduire la Chine, de leur faire renoncer aux sentences de mort.

Nous devenions les partenaires privilégiés de l’Union de Russie qui avait accepté, en 2012, que la Géorgie intègre notre Communauté.

Mais vous étiez vigilants. Votre mainmise sur la Turquie, les rapports que vous entreteniez avec la droite italienne, les richissimes propriétaires portugais et les nostalgiques de Franco ont amené au pouvoir les plus fervents nationalistes. La cohérence européenne était perdue. Vous aviez gagné votre guerre clandestine contre les mécréants, vous qui ne pouvez prononcer un discours sans faire appel à la bénédiction de Dieu…

 

Non, franchement, je ne peux lui écrire cela. Il faut que je change de ton, d’humeur, de style. Un café, deux verres de gigondas et je reprends ma correspondance.

 

Mon très cher John,

Tu m’as fait l’honneur de m’interroger au sujet de la chute de la Communauté européenne. Comme disait Confucius, « La nature des nations est de se faire et se défaire ». Il n’y a rien à ajouter.

Bien amicalement,

A.-M. A.

 

Peut-être un peu trop bref. D’ailleurs, Confucius n’a jamais dit cela. Il faut que je me concentre. Je me prépare un café fort, un Arabica très serré qui devrait effacer le souvenir du gigondas.

L’aube ne va pas tarder à se lever. Je ne pourrai trouver le sommeil avant d’avoir répondu à John Jordan. Le courant est disponible et le réseau ouvert. Je m’essaye une dernière fois à la rédaction de ce courriel qui commence à me couvrir de démangeaisons.

 

Cher John,

Cela m’a fait plaisir de recevoir ta lettre. Je ne suis pas en mesure de répondre aux questions que tu me poses.

Tout comme toi, je ne comprends pas les véritables raisons de la dislocation de la CE.

Nous nous sentions tellement heureux de franchir les frontières sans être interpellés, de pouvoir régler nos dépenses avec cette monnaie commune dont la cote ne dépasse pas aujourd’hui un demi-dollar.

L’espérance d’une civilisation inspirée par l’équité, la justice et la paix avait enchanté nos cœurs. En cela, nos dirigeants ont été coupables d’avoir légiféré en matières économique et sanitaire sans s’attarder sur les conséquences sociales qui allaient en résulter.

À l’instant où je t’écris, un Européen sur deux se trouve sous le seuil de pauvreté. Les émeutes se multiplient. On brûle des voitures, des villas, des écoles. De nombreux hommes politiques sont assassinés au seuil de leur demeure. Quant aux artistes, aux écrivains et aux journalistes qui s’obstinent dans leur idéal désintégré, ils ont intérêt à tourner casaque s’ils veulent survivre aux persécutions.

La droite extrême triomphe de la démocratie dont elle a usé pour se porter au pouvoir. Il semblerait que l’Histoire, une fois de plus, repasse les plats.

Mais voici qu’on frappe durement à ma porte. Un piétinement de bottes fait craquer le plancher de la terrasse. Je pense, mon cher John, que mon heure est venue. Puisses-tu consacrer ton prochain article à tous ceux qui, en notre vieille Europe, ont lutté envers et contre tous pour une humanité meilleure.

Je t’embrasse très vite avant que mon nom à jamais ne s’efface…

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