L’oncle Maurice ne se rasait pas tous les jours. Lorsque je l’embrassais, je sentais sa peau rêche. Il portait souvent une casquette et fumait avec un porte-cigarettes.
Tante Bertha était toujours en tablier. Elle était si mince qu’elle ne semblait pas être une femme. Son manque absolu de coquetterie devait aussi y être pour beaucoup.
Ils se tenaient, l’hiver, près du gros poêle aux nombreuses fenêtres, qui, ouvertes, laissaient apparaître le charbon rougeoyant. Elle ou lui, ou chacun à tour de rôle, y faisaient frire parfois un sauret.
Le pétrin faisait face au buffet. Tante Bertha y faisait du pain et des tartes au riz – del dorée. Elle djazait wallon, comme le grand Maurice qui me disait pour rire Va sti faire enradji, m’fi.
La musique de la langue était wallonne. Quelques mots chantent encore à mon oreille : tchar, krompir, jusqu’à torat, z’est’insakwè… L’humeur était wallonne : les flamins sont nin des djins, la lumière était wallonne : del solo.
Il faisait bon vivre alors dans la cachette, à mon nos otes, dans la petite maison en bois, aux confins d’un village, sur le chemin des Hazallées, pas loin de la forêt, où l’oncle Maurice posait des collets pour attraper les oiseaux, à côté de l’étable, qui jouxtait la baraque, où vivait le cochon que l’on allait bientôt tuer pour faire du jambon, du boudin. Tout cela était très peu casher, mais se cacher n’est pas vraiment casher. C’est s’appeler par exemple Jacki tout court (quand on me demandait de décliner mon identité – au nom trop révélateur –, je répondais Jacki tout court, et les gens pensaient que c’était là mon nom de famille).
C’est une histoire, parmi tant d’autres, d’enfant caché, avec sa maman qui tremblait de peur pour moi, bien sûr, chez un ferrailleur et sa femme, illettrés et pauvres – extraordinairement ordinaires.
La Wallonie, depuis ces vacances de guerre, a toujours rimé pour moi avec survie, et je pourrais revenir là-bas et parcourir les yeux fermés le chemin qui mène de la gare aux limites du village, vers le baraquement aujourd’hui détruit, près du ru aux têtards, où je jetais aussi – cruauté d’enfant – des escargots vivants, près du petit paradis, une prairie en forme de petit vallon que j’appelais ainsi, car je m’y réfugiais avec ma mère, tout dans la joie d’être ensemble, hors du temps. Ma mère, elle, cachait son chagrin en m’adorant davantage, en me donnant cette famille d’adoption et ce petit paradis.
Depuis ces jours, qui durèrent neuf mois – le temps d’une naissance –, voici plus de cinquante ans – le temps presque d’une vie –, j’ai gardé un peu l’accent wallon – une manière de traîner sur la dernière syllabe –, l’obsession douce et nostalgique de quelques prénoms, du nom du village du miracle d’être vivant – Barvaux, Barvaux sur l’Ourthe –, le surnom de la montagne à demi boisée que l’on voyait de la baraque jaune – le mont Pelé. Le prénom aussi des deux sœurs qui me serraient, en sandwich, entre elles, Marthe et Paula. Et les images de tant de visages, et le souvenir de vues de cartes postales, et les gestes de lancer devant moi le cerceau – une roue de bicyclette –, et l’innocence du jeu avec des pierres, avec le chien Johnny et la chèvre Rosa, et le goût un peu suret des groseilles vertes, cueillies au prix d’égratignures. Et l’inconfort de la toilette en bois avec un grand trou et le pipi au lit pour manifester peut-être le manque de celui qui ne se cachait pas, qui ne pourrait plus jamais se cacher.
Il y avait aussi, sur la route qui menait de Marche à Liège et de Liège à Marche en Famenne, des camions qui passaient avec des soldats allemands, qui parfois s’arrêtaient. Un ou deux soldats, avec casque et grosse gabardine verte, entraient dans la maison en bois et me demandaient si je ne voulais pas faire un tour avec eux. Parfois, ils faisaient irruption dans la pièce où nous nous tenions, près du poêle, mitraillette pointée sur nous, à la recherche du fils qui était dans la Résistance.
Le pays, ce sont ces gens qui m’ont donné la clé du cœur – la possibilité d’aimer les lieux, les êtres qui y vivaient, leur langue, leurs gestes, le gîte et le couvert.
J’ai eu la chance de connaître ces gens, des Wallons, de simples djins qui ne savaient même pas qu’ils étaient courageux, qu’ils étaient des justes. Ils m’ont donné, avec le prolongement de la vie, à tout jamais, une musique de la langue d’enfance.