Une passion d’été

Colette Braeckman,

Cet été-là était torride. Yolande et moi, nous avions pris l’habitude de sécher les cours et d’aller nous faire bronzer les fesses dans les genêts. Nous passions nos après-midi le nez enfoui au milieu des tiges rugueuses. Les massifs de fleurs sauvages qui poussaient à l’époque sur ce terrain laissé à l’abandon dégageaient des parfums un peu âpres qui nous montaient à la tête. Durant des heures, rougies par le soleil, nous bavardions, jusqu’à ce que les ombres s’allongent. Il était temps alors de filer, de rentrer chez nous en traînant un cartable qui n’avait pas été ouvert et d’allumer la radio pour suivre les dernières nouvelles. La télévision existait-elle à l’époque ? Certainement, mais nos parents n’en voulaient pas. Dans la famille de Yolande comme dans la mienne, on répétait qu’il ne fallait pas distraire les jeunes, ni leur bourrer le crâne. Notre crâne à nous, de toute façon, était drôlement bouffé et nous passions tout notre temps libre à le vider, à décortiquer systématiquement les inepties qu’on entendait « dans le poste » ou que nous lisions dans le journal catholique, le seul admis dans la maison de nos parents et qui n’était de toute manière pas pire que les autres.

Il faut dire aussi qu’à cette époque-là, Yolande et moi nous étions amoureuses. D’abord de tous ceux qui passaient, les chefs scouts, les jardiniers, les enfants de chœur qui mélangeaient leurs burettes en nous regardant. Même le curé aurait fait l’affaire s’il n’avait été homosexuel et jaloux des éphèbes du patronage local qu’il réquisitionnait sans scrupule pour servir ses messes.

Nous étions jalouses de ces filles qui rentraient d’Afrique et qui envahissaient nos classes. Elles nous semblaient bien plus belles que les gamines pâlottes et exaltées que nous étions, leur bronzage résistait mieux aux jours de pluie et elles nous regardaient avec un air de supériorité insupportable. Ne venaient-elles pas du Congo ? N’avaient-elles pas vécu en direct, sur place, des événements terribles ? Elles racontaient comment leurs parents s’étaient enfuis en quelques heures, elles décrivaient, comme si elles en avaient été les témoins, sinon les victimes, des événements surprenants : du jour au lendemain, leur boy (c’est ainsi que là-bas elles appelaient leur domestique) avait refusé d’obéir, il avait levé la tête, les avait regardés droit dans les yeux et avait refusé le tutoiement. Les filles racontaient cela comme si elles avaient été personnellement brutalisées.

Elles décrivaient l’angoisse, le désarroi des colons blancs, la révolte des soldats noirs qui n’écoutaient plus personne. Ensuite, évidemment, elles parlaient de viols. De femmes blanches qui s’étaient retrouvées entre les mains des pillards, qui avaient été forcées, conquises. Les filles racontaient aussi des histoires de religieuses violées, et elles n’omettaient aucun détail, décrivant même les humiliations infligées à la mère supérieure. Et puis elles désignaient les coupables, répétant les imprécations de leurs parents, leurs lamentations. Car ces nouvelles élèves appartenaient à des familles de fonctionnaires, de colons, qui avaient tout perdu en quelques jours, sauf leurs économies depuis longtemps placées en Belgique, ou leur maison, construite et aménagée lors de chaque retour en métropole.

Un seul nom émergeait de tous ces récits passionnés, celui d’un Premier Ministre qui avait, disaient-elles, humilié le roi, défié la Belgique et finalement provoqué le départ de tous ces Belges qui auraient tant voulu rester pour assurer la prospérité de ce beau pays : Patrice Lumumba.

Lorsque les filles crachaient ces consonnes sonores en se mettant la main devant la bouche comme si elles étouffaient un rot, Yolande et moi nous nous regardions à la dérobée. Nous rougissions, prises au piège, nous étouffions des fous rires nerveux. Car Lumumba, justement, nous ne connaissions que lui. Il était le héros de nos après-midi dans les genêts, c’est à eau* de lui que nous ne manquions aucun bulletin d’information, nous découpions soigneusement le journal familial pour repêcher au milieu des articles odieux, quelques phrases qui relançaient notre enthousiasme. Nous avions tout appris par cœur, les insultes dont il était abreuvé, les quelques rares éloges qui glissaient dans le fiel. Nous avions lu que le journaliste s’était indigné de voir Lumumba, invité à Washington, être prié de dormir dans une chambre qui avait hébergé le roi Baudouin, nous avions ri de la surprise de ce scribouillard, qui osait s’étonner du fait que le grand Nègre se tenait bien à table et que sa prestance avait impressionné les Américains.

En réalité, si nous manquions les cours de maths et de religion, c’est parce que, depuis des mois, le Congo nous tenait éveillées. Nous avions suivi de loin les préparatifs de l’indépendance, essayé de comprendre les calculs économiques, les manœuvres politiques, mais à vrai dire, tout cela nous dépassai Notre passion, c’était celui que Yolande, avec une familiarité dont j’étais jalouse, appelait Patrice. Patrice ! Il n’était question que de lui dans la presse, où l’on racontait ses débuts d’évolué (quel terme stupide !), où l’on osait dire qu’à Stanleyville, il avait commis des indélicatesses alors qu’il était « simple commis » à la poste. Même nous, nous savions qu’en ce temps-là, un Nègre pouvait pas être autre chose qu’un commis, puisque des universitaires, il n’y en avait pas encore, à part quelques types qui venaient d’être admis à Louvain et Bruxelles et qui semblaient toujours étonnés de ce qui leur arrivait.

Nous avions suivi Patrice lorsqu’il avait été arrêté, nous aurions voulu aller l’accueillir à Zaventem, qui était encore Melsbroek à l’époque, l’applaudir, pour avoir été tiré de sa prison et envoyé à Bruxelles pour y discuter de l’avenir de son pays. Par la suite, nous avions appris par cœur son discours du trente juin, ou au moins les quelques phrases que le journal avait daigné publier, et nous étions bien d’accord avec lui lorsqu’il dénonçait les humiliations que les Belges avaient infligées aux Congolais.

Cet été-là, pour la première fois, c’est à regret que nous étions parties en vacances, début juillet. D’abord parce que les congés allaient nous séparer, Yolande et moi, et que nous ne pouvions partager avec personne notre enthousiasme pour Patrice, ensuite parce que les montagnes suisses ou les plages de Bretagne nous semblaient désespérément loin du Congo. Il nous semblait que seule Bruxelles était proche de Léopoldville, où se passaient tant de choses, où nous aurions voulu être. Nos parents allaient-ils nous garder les journaux, nous parler du Congo dans leurs lettres ? Nous savions bien que non, qu’il n’allait être question, une fois de plus, que de conseils, de recommandations en tout genre. Nous savions que nos proches se moquaient de nous, que les autres élèves nous considéraient comme des excentriques, car nous avions à peu près cessé de fréquenter les garçons du collège Saint-Pierre pour ne plus parler que de ce grand type qui était traité d’assassin dans toutes les familles…

C’est avec soulagement que nous avons vu les vacances se terminer, des vacances qui avaient ressemblé à un exil et qui nous avaient tenues loin de nos révoltes, de nos amours.

En septembre, les genêts du terrain vague n’étaient plus que des buissons ternis, brûlés par le soleil. Nous avions essayé d’entretenir notre bronzage en nous enduisant de chicorée, mais la pluie emportait le résultat de nos efforts en longues coulées brunes. Désormais, c’est en marchant que nous parlions de Patrice ; nous découpions sa photo dans le journal, nous essayions de récapituler tout ce qui lui arrivait, sa destitution par un président Kasa-Vubu que les Belges lui préféraient et qui ressemblait à un vieux curé, sa fuite, son emprisonnement.

Lorsque les nouvelles se faisaient trop rares, nous nous enflammions pour un autre héros, dans un autre coin du monde, qui s’appelait Fidel Castro et tenait tête aux Américains. lui aussi, il était beau, il parlait avec éloquence et autour de nous on en disait le plus grand mal, ce qui suffisait à nourrir notre admiration à son égard. À vrai dire, j’étais de plus en plus infidèle au beau Patrice, parce que je devais rattraper mon retard en maths, parce que d’autres flammes s’étaient allumées, parce que je comprenais de moins en moins ce qui se passait dans le lointain Congo. Yolande, elle, qui lisait et comprenait la presse flamande, car elle était d’origine hollandaise, avait continué suivre les événements et essayait, chaque jour, de me faire partager ses passions.

En janvier, soudain, je me suis réveillée. C’était après les fêtes où je m’étais ennuyée autant que d’habitude, après les vacances de Noël où je n’avais rien fait de spécial. Soudain tout s’était accéléré : Patrice, arrêté, avait tenté de fuir, il avait soudoyé les soldats qui le gardaient, avait été rattrapé et on disait même que les Américains avaient prêté un hélicoptère aux Congola chargés de le rechercher.

Cette chasse à l’homme, que nous suivions pratiquement d’heure en heure car elle tenait toute la Belgique en haleine, avait ranimé nos passions de l’été.

Plus que jamais, nous aimions le beau Nègre, nous souhaitions qu’il s’échappe, qu’il retrouve son poste de Premier Ministre ! Nous ne pouvions parler à personne de notre enthousiasme, de notre affection, car aux yeux de nos parents, des autres élèves, il était l’ennemi numéro un, l’adversaire de tous les Belges, presque autant que Dutroux l’est aujourd’hui.

Yolande et moi, nous n’oublierons jamais cette soirée du 17 janvier. Comme j’avais participé à un ciné-club, j’étais rentrée assez tard, et mon amie avait téléphoné plusieurs fois, en demandant de la rappeler à n’importe quelle heure. Malgré les récriminations de maman, je sautai sur le téléphone dès retour et Yolande, en sanglotant, m’apprit la terrible nouvelle : Patrice avait été assassiné ! Il était mort, elle le savait, elle en était sûre, même si la radio se contentait de dire qu’il avait disparu quelque part au Katanga.

Elle hurlait dans le téléphone, Yolande, elle frôlait la crise de nerfs. Moi, je pleurais aussi, j’essayais de la calmer, je lui disais qu’il y avait peut-être une chance de le retrouver vivant. Qu’un diable d’homme comme lui ne meurt jamais tout à fait. Les mots se bousculaient, mais je devais chuchoter pour que maman, qui me trouvait un peu folle, ne m’entende pas.

À la fin de la conversation, après avoir retourné toutes les hypothèses, passé au crible les informations que Yolande avait repêchées dans la presse flamande et hollandaise, nous avons conclu, sans le moindre doute, que Patrice devait être mort. Le lendemain, la radio nous apprit que, partout dans le monde, les ambassades belges brûlaient, que des manifestants déchiraient le drapeau de notre pays.

Nous découvrîmes que nous n’étions pas les seules à aimer Patrice dans le secret de nos cœurs, que le héros de nos rêves, le champion de notre été avait des partisans dans le monde entier.

Sans nous être concertées, Yolande et moi nous nous vêtîmes de noir pour aller à l’école. Dans mon cas, ce n’était pas difficile, il suffisait de ressortir les vêtements que maman m’avait offerts pour la mort de mon grand-père et que j’avais toujours refusé de porter.

Pendant plusieurs jours, Yolande et moi avons déambulé vêtues de noir, le visage tragique, dans le silence respectueux de nos condisciples qui s’interrogeaient sur l’identité de ce mort qui nous était commun.

À l’époque, nous n’avons rien dit à personne ; par la suite, Yolande et moi nous nous sommes perdues de vue, elle est retournée vivre en Hollande et j’ai peu à peu oublié cette première passion congolaise…

Mais je respire encore, comme si c’était hier, l’odeur des genêts de cet été-là.

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