Une semaine dans la vie de Léa

Colette Lambrichs,

Lundi

J’avais rendez-vous à la banque avec Madame Murat, la nouvelle chargée de clientèle qui remplace Monsieur Portier, lui-même promu à un autre poste. Elle était impatiente, m’avait-elle dit au téléphone, de connaître la titulaire d’un si joli portefeuille.

Je suis arrivée à quinze heures pile, avec la ponctualité qui m’est coutumière. Très aimable, elle m’a introduite dans son bureau et a refermé la porte.

— Faisons le tour de la situation.

— Permettez-vous que je me mette à l’aise ?

— Je vous en prie, m’a-t-elle répondu.

J’ai donc enlevé mon manteau, ma robe, mon soutien-gorge, ma culotte, mes bas et mes souliers.

— Parlons d’abord des taux, ai-je suggéré.

Elle ne doit pas être compétente, car elle est restée muette, les yeux exorbités.

— Préférez-vous que nous commencions par les obligations ? ai-je proposé, conciliante.

Comme elle ne me paraissait pas dans son assiette, je n’ai pas insisté. J’ai remis mes vêtements et lui ai quand même conseillé de ne plus, à l’avenir, me déranger pour rien.

Mardi

J’ai lu quelque part qu’on emmenait les enfants des écoles à Auschwitz pour leur apprendre la barbarie. Cela m’a donné l’idée de demander à Carmen de m’accompagner chez le boucher.

Carmen est le nom de ma vache. Elle est d’une beauté stupéfiante. Sa robe brune, lisse et soyeuse ondoie dans la lumière du matin. Le dessin pur et puissant de ses cornes blanches coiffe d’un pinceau de lumière ses prunelles dorées. Elle a les chevilles fines, le sabot sonore et la queue plus cinglante qu’un fouet.

Nous avons été très mal accueillies : les animaux, m’a-t-on précisé, sont interdits dans le magasin.

— Vous voulez parler d’animaux vivants ? ai-je interrogé.

Un grossier personnage emmailloté d’un tablier maculé de sang a dressé les poings, d’un air peu engageant.

J’ai pris les clients à témoin.

— J’étais venue avec Carmen dans un but pédagogique. Pour qu’elle comprenne ce qui attend toutes celles de sa race et qu’elle n’oublie jamais ce dont les hommes sont capables.

Mais Carmen n’est pas méchante. Elle n’a encorné personne. En se retournant, elle a seulement laissé comme obole à ses sœurs, réduites en pâté ou découpées en bavette et aloyau, une bouse chaude et odorante qui, pendant quelques instants, a parfumé de campagne la grande ville aseptisée.

Mercredi

Je suis si distraite ! J’ai complètement oublié de répondre aux nombreux commandements délivrés par l’huissier à la voix espiègle ! Nous avons bien ri ensemble : il y avait un tel paquet de contraventions en retard !

Les manutentionnaires et le commissaire de police ont débarqué ce matin pour enlever les meubles. Ils sont tous très sympathiques, c’est pourquoi je les aide de mon mieux.

— N’oubliez pas le canapé. Il est ancien, il appartenait à mon arrière-grand-père. Ni ce grand assemblage de canettes de bière qui vaut beaucoup d’argent : c’est un César !

Ils pensent que je suis folle mais gentille. Les objets sont si lourds, si encombrants… Et les livres pèsent des tonnes. Les visages de ces pauvres gens ruissellent de sueur. Quand l’appartement est vidé, à l’exclusion d’un lit, d’une table et d’un vieux fauteuil, je devine qu’ils aimeraient boire un verre.

— Chers amis, je n’ai rien de frais à vous offrir. Mon frigidaire est dans votre camion. Mes chaises aussi, d’ailleurs. Alors, si le cœur vous en dit, asseyez-vous par terre et reposez-vous.

Ils refusent poliment et prennent congé, l’air hagard.

Jeudi

Les progrès du cancer de Dumur, le secrétaire de Vallette, le patron du Mercure de France, me tiennent en haleine. Je m’inquiète de ses rechutes, me réjouis de ses rémissions, attends fébrilement de ses nouvelles à chaque page du Journal de Léautaud. J’appelle ma mère :

— Il va quitter l’hôpital, reprendre ses activités.

Je perçois son émotion : elle croit qu’il s’agit de mon frère qui se meurt à la Salpêtrière. Je la détrompe.

— Dumur, Dumur, je ne vois pas…

Quand je lui explique que Dumur est mort il y a plus de soixante ans, la colère et l’indignation s’emparent de sa voix.

— La littérature, m’annonce-t-elle, a dévoré ton cœur.

Et elle raccroche.

Vendredi

Je me suis rendue à une vente aux enchères : de jeunes entrepreneurs à la pointe de la nouvelle économie ont décidé de mettre à prix un beau choix de mots du dictionnaire. « Tuer » et « mourir » ont atteint des sommes astronomiques, j’ai dû me rabattre sur « cannibale » et « orang-outang ». Lorsque les privatisations seront lancées, je toucherai d’énormes royalties.

Samedi

J’ai pris le parti de me sonder chaque matin.

Sept heures : 25 % de moi-même m’invite à me lever, 30 % estime qu’il vaut mieux que je reste couchée, 40 % s’abstient. Je compte : 5 % d’égaré !

Huit heures : 35 % de moi-même prétend qu’il faut me mettre debout, 38 % persiste à choisir la position allongée. L’abstention s’est réduite à 20 % et il y a maintenant 7 % dans la nature.

La situation évolue lentement. Le pourcentage n’entrant dans aucune catégorie ne cesse de croître.

Sur le sol, à côté du réveil, mon carnet se remplit de chiffres. À la fin de la journée je pourrai dessiner trois courbes traduisant, au plus près, mon opinion sur la question posée. Je me promets de renouveler l’expérience sur chaque geste exigeant une décision importante : me laver les dents avant ou après le petit-déjeuner ; boire du café ou du thé ; avec ou sans lait… Ensuite, je tracerai sur papier transparent des graphiques correspondant à l’évolution constatée, heure après heure. Lorsque je superposerai les calques, ce sera un jeu d’enfant de vérifier l’état de mon opinion, à tout moment du jour.

Hélas, le pourcentage résiduel grossit comme une hydre.

Dimanche

Comment placer les dommages et intérêts que mes parents seront condamnés à me verser pour m’avoir engendrée ?

Demain, j’irai peut-être revoir Madame Murat.

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