Pour tout le monde ici, je suis le réfugié roumain. Ils me croient traducteur, trafiqué par un passeur pour qui c’était trop loin l’Amérique. Ils me laissent tranquille parce que je m’assieds et que je mange proprement les frites que les clients me filent. Les vrais mendiants, ils travaillent debout, de table en table. Toujours prêts à déguerpir quand un employé arrive avec sa visière réglementaire. Ça, je dois reconnaître, les collaborateurs portent leur tenue comme il faut. Rien à dire.

Aujourd’hui, j’ai harponné un monsieur dans la quarantaine. Un gentil. Il a fait tout ce qu’on souhaitait de lui. Il a attendu dans la file sans s’énerver. Il a choisi un menu parmi les trois qu’on propose. Il a pris l’option « mega » – quelques frites en plus pour vingt-cinq balles en moins dans son porte-monnaie. Il a trouvé normal qu’on lui dépose une seule serviette sur son plateau. Il a pris le gâteau au chocolat pour un cadeau de la maison, alors que c’est le seul moyen de faire goûter le nouveau Cake-chose. J’ai oublié le nom, mais on l’a testé, d’habitude les gens le retiennent. Le gentil client a dit merci à l’étudiant qui le servait, puis il a regardé la vitrine avec les cadeaux qu’on offrirait à ses enfants s’il avait la bonne idée de revenir avec eux samedi.

Je me suis installé pas trop près du monsieur, sur la banquette en plastique. La décoration date d’il y a quinze ans. Ce vert gazon remonte au temps où on vendait de la convenience façon clean. On se comprend, hein ? Ça va vite, ça brille bien propre, le siège moule le dos et le client se croit relax. Mais après un quart d’heure, le plastique et la peau font mauvais ménage, donc le client libère la place. Du fait exprès.

Le monsieur a écouté quand je l’ai baratiné pour les frites. Un jour, je lui ai dit, je gagnerai 100 000 francs par mois en traduisant du roumain pour l’Europe. Il a souri. Je connais mon affaire. Dès que quelque chose ici sort de l’ordinaire – moi le traducteur roumain, par exemple –, ils craquent. Aucun client ne s’est jamais plaint. Aucun ne m’a jamais plaint non plus, d’ailleurs. Je suis la version pour adultes de Big Clown, le super-ami des enfants.

*

Pour me fondre dans le décor, j’y vais toujours par petit peu. Je commence un lundi matin, dix minutes assis à parler avec quelqu’un. Je reviens à midi comme quand on travaille et à six heures comme si j’avais fini ma journée. J’aborde les gens poliment, en roulant un peu les « r » – maman était italienne et ça me sert toujours. Le lendemain, je reviens plus longtemps. Et puis encore plus. Comme ça, le personnel s’y fait.

Je dis « le personnel ». C’est un tout, ça se renouvelle. Il y en a un dans le tas qui me regarde, qui se demande ce que je fais là, il demande à son collègue et l’autre lui chuchote que je suis sans doute un habitué. Il ne sait pas, il n’était pas là la semaine passée, mais il pense bien qu’on lui a dit. À force, ça leur fout dans l’idée que j’aime leurs produits, mais que je n’ai pas le sou. Les voilà déjà bien embêtés. Par les temps qui courent, les « gravement accros » (une visite par semaine au moins), faut les caresser dans le sens du poil de la bête.

Et un mercredi après-midi, depuis le temps que dure mon manège, on ne me voit plus, paf ! Je m’installe définitivement. Personne n’ose foutre un vieux à la porte le jour des anniversaires. Je trouve une même devant un gobelet de café – le modèle avec l’anse en carton, sans couvercle – qui regarde les mouflets et l’animatrice. Et je cause. Pas de mémé ? Pareil. Je contemple, la larme à l’œil sortie de la pub Disneyland. Ici, c’est ça, mais moins cher. Ça dure deux heures et gare si on dépasse l’horaire, autant par môme et basta cosi. Comme disait maman.

Hier, l’animatrice a jeté trop de confettis. J’ai noté ça, pas bon. On a raccourci les chalumeaux de trois millimètres, réduit l’épaisseur des serviettes en papier, rétréci le diamètre du ravier de mayonnaise et coupé des frites plus fines pour utiliser moins de pommes de terre. Et patatras, on gaspille. Surconsommation d’un paquet de confettis à chaque anniversaire, vingt anniversaires en moyenne par semaine, 52 semaines, fois 538 restaurants… Si tout le monde faisait comme ça, ça boufferait dix pour cent des économies sur les pailles. Heureusement que je suis là pour surveiller. On ne me dit pas tout, je le savais.

Et le flamand de l’animatrice, pas terrible. Bun de bin[1] ! On leur demande juste de parler trois langues, d’être sympa et de procurer aux gamins un moment suffisamment unique pour qu’ils aient envie de recommencer. La meilleure expérience possible de leur vie d’enfants dans des appartements trop petits pour fêter les cinq ans de Jill, Cindy et Kevin. Les logements sont étroits parce que les parents sont pauvres. On le sait de manière scientifique grâce à une étude socio-sémantique croisée sur les prénoms des séries télé et ceux des gosses qui viennent aux anniversaires chez nous depuis 1995.

*

La plus ancienne au comptoir, c’est Natacha. De la graine de manager, dur d’en trouver des comme ça. D’abord, faut qu’ils aient arrêté les études. On les choisit à l’image de notre produit vedette : juste un peu hachés par la vie, mais rien que du muscle pour bosser. Pas d’os, pas de nerfs qui pourraient leur faire des idées, jamais de liant genre cervelle comme dans le hamburger bas de gamme qui se vend ailleurs, mais pas chez nous.

En France, ils disent « bac plus 2, c’est la matière la plus malléable ». Faut que la hiérarchie les malaxe. Phase plasticine. Tu seras manager, Natacha. Une fois par an, on leur fait une surboum – une « mégateuf pour nos hot teams » claironne la Française de la communication. Elle m’a bassiné pendant des années avec « la cohérence du vocabulaire par rapport au vécu d’insertion sociétale de nos collaborateurs ». Paraît qu’il faut parler leurs mots à eux, sinon ça les déstabilise et ils s’en vont travailler dans un supermarché, le fun en moins, parce que c’est congé le dimanche. Leurs copains se foutent d’eux parce qu’ils sentent la friture.

Moi aussi, mes anciens potes de l’école de commerce me demandent ce que je peux trouver d’intéressant à cuire des hamburgers depuis trente ans. Mais je ne cuis pas des hamburgers ! Je le dis à mes cadres, à mes équipes, aux journalistes et aux analystes financiers. Je vends du partir-revenir, du plaisir-sans-finir, du souvenir-délire.

Ça demande des spécialistes. Quality manager, packaging manager, young customers manager et maintenant mature customers manager. C’est une nouvelle fonction pour séduire les seniors, mais ils ne supportent plus qu’on les appelle comme ça. Donc, on dit « mûrs » et notre nouveau slogan – « la saveur de l’expérience » – leur tend la main. Et ça n’est pas fini, on vit avec le temps. On va définir les jobs de vegetarian customers manager, de food, anxiety manager et on engagera un médecin qui répondra aux plaintes des clients en signant « Docteur » ou Doctor, encore plus scientifique en anglais. Ça va leur en boucher un coin, aux enragés de la vache folle.

Évidemment, le personnel ici ne voit pas que je zieute. Oh, le personnel sait qu’on paie des gens pour les observer et cher encore, 4 000 francs l’heure rapport compris. Visiteurs fantômes… un vrai métier. Notre fournisseur de faux clients travaille aussi pour Orbis Bank et Mercedes. La dame, là, 35 ans, genre cadre pressée, sûr qu’elle est en mission pour nous. Elle a été désagréable exprès avec Natacha. Elle l’a fait exprès de dire que les frites étaient froides. Elle a renversé exprès son jus d’orange quand Natacha a ramené de nouvelles frites. Heureusement, Natacha a réussi à placer : « Des frites qui crissent, quel délice ! ». Bien, très bien.

Zieuter, mon père spirituel faisait déjà ça. Le baron Antoine de Waillet, l’inventeur des supermarchés, il a tout imaginé. Il enfilait un vieux paletot et il partait dans ses grands magasins agacer les vendeuses avec ses airs de misère. On ne le reconnaissait jamais. Moi pareil. Toute la boîte croit que je suis en voyage d’affaires aux États-Unis en train de visiter Tortilla Express, Fisherman’s Way et tout ça.

Eh non ! J’explore le terrain à l’insu de leur bon gré, mal gré. Depuis trois semaines, mes cadres de direction croient que j’ouvre mon e-mail à l’hôtel aux States. Je pilote tout le business le soir depuis Lasne. Évidemment, je bidouille les envois pour que ça respecte le décalage horaire. Là-bas en Amérique, un consultant voyage à ma place et me transmet les infos. Il vient de découvrir Organic Tipi, un restaurant test planqué à Seattle, on ne sait pas qui est derrière. Mais le concept est génial : tout est free. OGM free, additive free, absolument fabuleux. Adieu les contraintes, vive le naturel, le free, les gens sont prêts à douiller pour ça.

Monsieur Antoine, un génie, je le dis. Un jour, en un éclair, il y a trente-cinq ans, il avait tout compris. « Les femmes travaillent et on ne trouve plus de bonnes qui savent cuisiner. Il faut répondre à ces nouveaux besoins et développer des solutions. » Ça ne servait à rien de briser ses illusions et ma carrière en lui expliquant que beaucoup de gens se passaient de bonniche depuis toujours. Je suis parti immigrer à Chicago, j’ai fait loufiat chez McDo, la belle époque. Golden sixties. J’ai tout retenu, tout copié et reçu Y Award du Best Migrant Student.

Je suis revenu au pays avec cette unique expérience. Puis le matériel est arrivé en container au port d’Anvers. Quelles virées, les mecs ! Deux containers, dix, cent. Un continent de containers. On ouvrait partout. La conquête de l’Europe… L’Allemagne, l’Italie, la France ! La Bourse. Tous mes copains de l’école de commerce ne sont pas entrés en Bourse.

*

Natacha a quitté le comptoir. Je n’aurais peut-être pas dû déclamer toute l’histoire de la firme au gentil monsieur. Fallait pas lui dire que j’avais construit tout ça, que j’étais le mega-boss offert en prime avec le menu. J’aurais pas dû entrer dans la plaine de jeux intérieure et escalader la tour en plastique pour planter le drapeau de ma firme. Le passé, ça me perd à chaque fois.

J’ai tenté de fuir Natacha qui arrivait, je suis descendu en toboggan.

Natacha s’est frayé un chemin parmi les baballes de toutes les couleurs. Je ne me relèverai pas, zut. Elle va me dire que je recommence toujours les mêmes bêtises et que j’ai encore cassé le toboggan. M’en fous, na ! C’est moi qui ai eu l’idée de mettre les plaines de jeux à l’intérieur parce qu’en Belgique, il pleut.

C’est écrit sur le panneau à l’entrée : « Welcome in the Peter’s Magic World ». Peter, c’est moi, honorifique vice president du Groupe depuis le 25 septembre 2000 à 18 heures 17 minutes quand mon actionnaire m’a demandé de présenter ma démission. « Allez Peter, ne faites pas l’enfant. Une petite démission contre un beau chèque. Et vous pourrez continuer à vous rendre utile au Groupe dans un schéma à définir. »

Depuis, je suis en mission spéciale. J’imagine les nouveaux concepts qui briseront la monotonie du moment unique que les gens passent ici. Jusqu’à présent, c’est le faux réfugié qui passe le mieux. Il y a même des clients qui sont tellement contents qu’ils me glissent un billet. Du bénéfice, quel délice !

Natacha va m’offrir un dernier café et me demander de partir. C’est l’application de la fiche 235 c du chapitre dix, « Accueil Client », dans le manuel de procédures. Ils ont pondu une page rien que pour moi, en plus des 1 200 autres : comment foutre l’ancien patron à la porte avec tout le respect qu’on lui doit. Moi, je demande juste à rester dans le restaurant, dans l’odeur qu’on ne trouve qu’ici.

Les roues d’une BMW ont crissé sur le parking. Ça, c’est le directeur de l’exploitation de tout le pays qui arrive, colonne 3 de la fiche 235 c. Quelqu’un a cafté. Gerrit Schoonejans porte sa chemise à lignes, son blazer bleu et le pin’s de la firme. Impeccable, tout à fait aux normes.

Je sais déjà ce qu’il va me dire. « Peter, nous ne vous remercierons jamais assez. ». Je ne pourrai rien répondre. La fiche ne prévoit pas que je dise quelque chose. Et j’ai toujours respecté les règles. Résultat final, je m’en vais. Rien à dire.

 

[1] Le bun est le petit pain succulent dans lequel on glisse le hamburger, quel délice ! Le bin sépare la cuisine du comptoir, on y glisse les hamburgers, quel délice ! (Note du traducteur)

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