Mesdames, Messieurs, chers amis,

Je suis content que vous soyez là et tant mieux si vous n’êtes pas nombreux. Cela me donne le courage de vous parler. Je n’ai pas l’habitude de faire des discours et ceux des autres m’assomment. Je n’ai pas l’intention de vous ennuyer avec des mots ronflants, mais je dois vous annoncer que vous assistez à une première mondiale. Je voudrais tout d’abord adresser des remerciements chaleureux, sincères, et dire ma gratitude à Renaud Alexandre. Un grand pianiste. Audacieux, téméraire pour s’attaquer à cette musique, la mienne. Pour que vous puissiez vous retrouver dans les hauts et les bas, les méandres de ce vous allez entendre, il importe que je vous fasse un bref historique des circonstances qui ont présidé à la naissance de ma sonate.

Le premier mouvement est très vif. Je l’ai écrit voici une quinzaine d’années. Je vivais alors des moments d’euphorie. Je venais de faire ce que je croyais être la grande rencontre de ma vie. Aimée. Un nom prédestiné. Elle était plus âgée que moi. Quatre ou cinq ans. Qu’importe. J’avais alors trente-cinq ans et n’avais eu que des déboires dans ma vie amoureuse. Un désert jonché de précipices. Quand Aimée avait fait son apparition, c’était l’effervescence, le débordement. D’où l’extrême vivacité des premières notes de ce mouvement. Aimée était la première personne que j’aie connue qui savait écouter, la première à suivre ma musique en silence. Elle l’absorbait au point qu’on pouvait confondre l’intensité de son attention avec une absence d’intérêt. La regarder faisait vibrer chacune de mes phrases. Elle m’avoua ensuite qu’elle ne connaissait rien en musique, qu’elle n’avait jamais appris le solfège, mais qu’elle avait aimé du premier coup la mienne. Elle était pharmacienne et je peux vous dire que pour un homme qui souffre de maux de tête, de dos, de ventre, ce fut une bénédiction. Elle avait toujours des remèdes à portée de la main et elle me les prodiguait. Comme vous pouvez l’imaginer, elle faisait confiance aux pilules et aux pommades. Des années plus tard, alors que nous nous étions séparés, des amis m’ont confié qu’ils ne la trouvaient pas jolie alors que moi, à la regarder dans ses moments de méditation, les yeux fermés, respirant sans bruit, toute écoute, je la trouvais belle.

Vous serez saisis par les notes suivantes. Une chute. Après le crescendo d’une mélodie quasi romantique, c’est le brouhaha, le bruit indistinct. À ma grande surprise, Aimée ne s’éveillait en réalité qu’aux sons de la chansonnette la plus sirupeuse, suivant de la tête la mélodie, chantonnant à voix basse. Elle le faisait, il est vrai, en mon absence, quand elle se trouvait seule. Cela l’apaisait disait-elle, la reposait, alors que ma musique la remuait, l’épuisait. Aussi après l’éclat du début, c’est la descente dans la chansonnette avant le retour à la douceur.

J’ai fait découvrir Debussy à Aimée. Elle n’en connaissait même pas le nom. Oh, elle écoutait certaines compositions à la mode. Chopin, Ravel. Je parle du piano. J’avoue que je n’ai jamais compris la réputation qu’on a faite à Chopin. Une renommée fabriquée par les virtuoses à la manque et, surtout, par les fabricants de disques. Vous conviendrez qu’à la longue, Chopin devient inécoutable. Parmi vous, certains ne seraient pas d’accord, mais vous ne pouvez pas manquer de constater qu’il n’y a pas de création, pas d’invention dans sa musique. Des exercices intitulés études et des danses, des mélodies de chansonnettes mises au goût du jour par une insupportable prétention. Un jour, dans un café où le Boléro du Ravel nous assourdissait, Aimée sursauta presque de joie. Elle aimait cette ritournelle et se trouvait en pays de connaissance. Quelle horreur ! Cela vous lève le cœur. Encore une escroquerie des marchands de disques. Mais revenons à des propos plus sérieux.

Le deuxième mouvement de la sonate est moderato. Chaque note est quasi autonome. Loin des saccades, une lenteur voulue. Du minimalisme comme disent les écrivains. Je l’ai écrit deux ans après le premier. Je vivais encore avec Aimée mais c’était le début du mutisme. Je commençais à me demander si son silence n’était pas du mutisme. Tout à l’heure, j’ai fait allusion à Debussy et certains parmi vous pourraient croire que ce mouvement est un décalque des Cloches à travers les feuilles de Debussy. Morceau génial. J’en étais bien loin, à moins que nous ne soyons nés sous la même étoile. Ce n’est qu’après coup que j’ai pu y déceler non pas une influence mais un écho, telle une réponse à une interrogation. Deux univers dissemblables.

Par un hasard béni, je suis tombé un jour sur l’enregistrement d’un candomblé brésilien. Il faut que je vous explique. Quand les Noirs furent emmenés au Brésil comme esclaves, ils avaient gardé les sons de leur musique rituelle. Trois notes qui ont donné naissance à la samba. Il faut cependant remonter à la pureté de l’origine. Bahia. Les Noirs se disaient chrétiens, catholiques. Ils y étaient obligés mais en réalité, ils célébraient leurs dieux africains en les affublant de noms de saints chrétiens. Saint Georges et ainsi de suite. J’avais absorbé cette musique souterraine qui est restée inconsciemment inscrite en moi. Je dois ajouter que je ne suis jamais allé au Brésil et, pour vous dire la vérité, l’Amérique du Sud ne m’a jamais attiré. Or, cette musique est ressortie, a surgi à la surface lors de ma visite à Bali.

La banque où je travaille et dont je suis le directeur du service international me confie des missions à l’étranger. Je remplis mes fonctions en toute honnêteté. Je suis efficace et c’est ainsi que j’ai pu escalader les marches de la hiérarchie pour atteindre un quasi-sommet. Ainsi donc, j’étais en mission à Djakarta. Étant retombé dans le célibat qui n’est point synonyme de solitude, j’avais décidé de prendre quelques jours de congé à Bali. Ce fut une grande découverte. En Inde, on croit à la réincarnation.

Peut-être je ne vis que ma deuxième naissance, la première ayant eu lieu à Bali. Cette musique est la mienne et, pour moi, elle a précédé toutes les autres. Je ne m’étais guère préoccupé des instruments, des quarts de ton des musiques indienne ou arabe. La musique s’écoute, s’entend et elle nourrit surtout si vous en êtes un humble serviteur, un artisan, un ouvrier. Ainsi donc, le deuxième mouvement de ma sonate est un métissage d’Afrique, d’Amérique et d’Asie. On a travesti la musique du Brésil par ce qu’on nomme le saudade importé du Portugal. Une mélancolie sans motif et sans objet, un état d’âme délétère qui refuse la tristesse et la transforme en abandon, en une abstraction du sentiment.

J’ai tenté de m’en éloigner, de m’en défendre dans le troisième mouvement. La tristesse n’est pas la mélancolie. J’ai attendu des semaines, des mois avant de m’engager dans cette voie. Aimée était partie. Elle avait fini par me quitter. Elle fut la première à comprendre. Nous ne parlions plus. Rien. Passe-moi le sel, prends ce morceau de pain. Cela se résumait à cela. Nous ne nous regardions plus. Des ombres. Elle faisait parfois semblant d’écouter mes explications, mais ne feignait plus l’attention en écoutant mes compositions. Elle vieillissait et croyait qu’elle avait besoin d’un autre homme. J’étais devenu un poids. Je l’encombrais. Nous ne faisions plus l’amour, n’en ressentions plus le besoin. Je n’avais pas le courage de dire : c’est fini. J’avais besoin de quelqu’un qui m’écouterait, fût-ce en faisant semblant. Ce fut Aimée qui sonna la cloche du départ. Le mouvement commence justement par le son de cloche, puis c’est une marche, une route saccadée, obstruée par les obstacles. Une tristesse réelle et nullement dissoute dans la mélancolie. Il est plus dur d’exprimer la tristesse que l’explosion de joie. La souffrance est un long chemin sous-jacent à la banalité du quotidien. J’ai repris l’écriture de ce passage tant de fois. Aimée n’était plus là pour l’écouter. Personne d’autre et moi-même j’avais du mal à le suivre car je l’ai jalonné d’interruptions, de silences brefs qui ne laissent pas du temps à la réflexion. Un flux d’élancements dans le ventre, le dos. Ce n’est pas agréable à l’oreille mais c’est cela aussi la musique.

Et maintenant nous en venons au dernier mouvement. Vivace disent les anciens. Pourtant on est devant un homme seul qui cherche une halte dans le désert qu’il s’était lui-même imposé. C’est ponctué de notes dissonantes, le bruit des pas sur le sable, quasi inaudible oui, mais qui assourdit le marcheur. Je me sentais sans direction, sans autre désir que celui de poursuivre la marche. Et puis, à mesure que les pas s’enfoncent sans bruit dans le sable, c’est subitement la découverte de la source. Ne riez pas. Je vous ai dit que je travaille dans une banque. Il y a quelques années, certains s’en souviendront, il y eut des mouvements brusques, abrupts à la bourse. Des chutes et des rebondissements, des ruptures fulgurantes. Certains gagnaient des millions, d’autres perdaient tout leur capital. Les prétendus experts ne savaient où donner de la tête. On conseillait d’acheter et de vendre. Je ne joue pas à la Bourse mais c’est mon métier d’en suivre les mouvements. J’aurais pu faire des millions ou en perdre. Un jour, rentrant du bureau, j’ai perçu la ressemblance, j’allais dire l’équivalence, du marcheur avançant sur le sable du désert et du joueur à la bourse. Des hauts et des bas, Sans logique. Ainsi à la suite des pas monotones, des sons discordants font irruption.

J’ai failli tomber dans les dédales de la musique dodécaphonique. L’horreur ! Quand on n’a plus rien à dire, on glose sur la manière de le dire. On invente des formules quand le fond résiste et fuit. Je ne voulais pas tomber malgré moi, inconsciemment dans ce guet-apens. Le mouvement de la bourse peut être incompréhensible, mais il n’est pas abstrait. Ce sont des millions qu’on gagne ou qu’on perd. Vous allez me dire qu’on ne le fait que sur papier car on n’en voit jamais la couleur. C’est vrai. Mais quand vous vous présentez au guichet de votre banque, vous pouvez retirer le prix d’un billet d’avion pour la Martinique ou les Baléares, choisir des hôtels à quatre ou cinq étoiles et quand on sait que votre portefeuille déborde, on se précipite autour de vous, on s’incline : les belles femmes, les subalternes. On est serviable jusqu’à la servitude. Tout vous est permis. Et puis, la nuit, la tête sur l’oreiller, tentant d’apprivoiser le sommeil, vous êtes de nouveau seul, marchant dans le désert, ne sachant comment avancer et vers quoi.

Vous vous dites alors que les meilleurs repas sont susceptibles de provoquer l’indigestion et que les vêtements les plus élégants ne vous protègent pas toujours du froid ou de la chaleur. Ainsi, dans ce mouvement, c’est une continuelle reprise de notes, sans mélodie, sans suite. Difficile à écouter. Cela décrit mon état. Je suis libre, seul. J’ai de quoi manger, j’habite un appartement confortable. J’écoute et les notes discordantes m’agressent, m’assourdissent. Ce n’est rien, un rien qui ne s’arrête plus, qui se poursuit jusqu’à l’infini. Or, ce qui importe c’est de ne pas interrompre la marche dans le désert. Aussi, cette sonate ne finit pas, n’a pas de conclusion.

Je regarde l’heure et m’aperçois que j’ai épuisé le temps alloué à ce morceau. Je ne veux pas vous empêcher d’écouter Chopin et cet autre horrible faiseur Liszt qui sont au programme. Vous êtes venus pour cela. Vous avez payé votre place. La musique que vous désirez écouter vous appartient. C’est votre affaire. Il n’y a plus de temps pour la mienne. Certains parmi vous se sentiront soulagés de ne pas subir un pensum. Toutes mes explications sont futiles, inutiles. On n’explique pas la musique, comme on n’explique ni un tableau ni un poème. On explique le vide. Je n’ai point réellement parlé de ma sonate et, dans ces conditions, il vaut mieux que vous ne l’écoutiez pas aujourd’hui. Il y aura peut-être une autre occasion.

Partager