Sylvia, Christabel & Adela

Kenan Görgün,

Elles étaient récemment rentrées de vacances.

Leur halage procurait à leur peau une couleur exquise et une sensualité qui n’était pas de leur âge. Durant ces quelques semaines passées à la mer, elles avaient connu une métamorphose. Leurs épaules s’étaient affinées, le galbe de leurs mollets était plus dodu et ferme. Leur dos s’était creusé au milieu et, chez Adela, la plus jeune des sœurs mais la plus athlétique, deux fossettes, au-dessus des reins, soulignaient cette cambrure nouvelle qui affleurait sur le renflement de ses fesses. Droite dans son maintien, ferme dans ses lignes et ses formes, son jeune corps possédait déjà, à échelle réduite, les arguments qu’elle afficherait sans doute avec une entêtante évidence d’ici quelques années. Les traits de leurs visages étaient mieux dessinés aussi, et les quelques kilos perdus au fil des jeux aquatiques leur avait fait gagner un surcroît de maturité.

« Sylvia, attends que ta sœur ait fini de se rincer ! »

« Ouais, maman, c’est bon ! »

« Maman, est-ce que tu veux bien rappeler à Sylvia que j’étais là avant elle !? »

« Sylvia, je te confirme que Christabel est née exactement trois ans avant toi, alors sois gentille, n’essaie pas de monopoliser la baignoire avant elle ! »

Sylvia avait neuf ans, et Christabel fêterait ses douze ans dans quelques semaines, (à grand bruit : elle bassinait ses parents pour qu’ils dégagent les meubles et fassent de la place aux torrents d’amis qu’elle escomptait). Adela, la benjamine, sept ans, prenait expressément son temps pour faire durer le plaisir d’avoir été la première réveillée aujourd’hui et profiter d’une salle de bain immaculée. Sous le jet d’eau, les dentelles de mousse qui fondaient sur sa peau brunie ressemblaient à des pièces de lingerie dont elle se serait progressivement dévêtue. Un mois plus tôt, imitant ses deux aînées, elle avait entrepris de composer sa propre trousse de maquillage. Rien d’extraordinaire encore : un flacon de vernis translucide pour les ongles, que Sylvia lui avait cédé à contrecœur le jour où elle l’avait fait acheter à leur mère, quelques élastiques pour ses cheveux, des tampons d’ouate et de plaquettes de fond de teint aux couleurs fantaisistes. Néanmoins, quand Sylvia, mieux équipée, et Christabel, n’ayant rien à envier aux jeunes filles du secondaire qu’elle observait depuis la cour des primaires, se plantaient devant la glace et entamaient leur transformation en Créatures, Adela se dressait à leurs côtés et se barbouillait de son mieux. Nettoyer sa figure, avec ouate et désinfectant, prenait dix autres minutes, qui menaient au quart d’heure le retard avec lequel les trois sœurs arrivaient en classe, chacune éprouvant un plaisir non dissimulé à rompre la somnolence des élèves ponctuels et à être le centre de l’intérêt, les deux plus grandes foulant même le sol pauvrement dallé du local comme si elles marchaient sur un podium de mode.

Mais aujourd’hui, on était dimanche. Pas d’école, pas de retard, pas d’institutrice à se coltiner ni d’obscures connaissances à absorber pendant des heures alors qu’on ne rêve que de soi et d’accomplissements plus bandants qu’un diplôme sur papier laine ; aujourd’hui, même le Seigneur dormait, ce que les filles n’avaient aucune peine à croire lorsqu’elles assistaient à la messe). Toute la matinée, les trois sœurs purent virevolter à leur guise entre la salle de bain et leur chambre.

Une seule chambre pour trois.

Bien que spacieuse, cette pièce, pliant leurs volontés aux lois de la cohabitation, était une de leurs plus obstinées sources de conflit. Non qu’elles ne s’entendent pas, que du contraire, ces trois-là formaient une merveilleuse et détestable alliance à chaque fois qu’il s’agissait de faire du lobbying pour obtenir ce qu’elles voulaient ; mais la restriction symbolique de liberté leur insupportait. Entre Sylvia, Christabel et Adela, point de discorde, non. Leurs préoccupations étaient trop compatibles, déclinaisons d’un même désir à divers stades d’évolution – le désir de séduire et de plaire –, si bien qu’une dispute (ou ce qui passait pour) n’était jamais qu’une vague d’agitation passagère, et certainement ludique pour les trois sœurs, qui n’aimaient rien tant que savourer le spectacle de leurs parents démunis. Généralement, ces derniers avaient le goût des programmes télévisés. Le week-end était l’occasion de s’y adonner de longues heures, avant et après avoir fait les courses hebdomadaires. Claude et Virginie connaissaient autant de programmes que leurs filles, bien que d’un genre différent – mais pas d’un genre si différent que ça, à la réflexion.

La vérité, c’est que la télévision avait infantilisé ces adultes dans des proportions plus graves que le traditionnel abêtissement entraîné par une exposition prolongée aux ondes cathodiques. Mais la vraie révolution de la lucarne était d’avoir amené ces adultes à s’éprendre de comportements et de croyances qui n’étaient plus et ne devaient plus être de leur âge. Ils étaient censés avoir dépassé ça. Ils avaient la charge d’êtres humains plus jeunes et délicats. Cette clairvoyance et cette sincérité que les plus jeunes sont en droit d’attendre de leurs aînés n’avaient pas, dans cette maison comme en bien d’autres, survécu aux pages de pub, et cette carence débouchait sur des silences vertigineux et des crises violentes entre les parents et leurs filles.

En matière de substances cathodiques, ces dernières prisaient surtout les chaînes musicales et les émissions de téléréalité dont elles appelaient les protagonistes par le petit nom. Il y avait aussi Internet – il y avait toujours Internet. Avait-on jamais vu plus grande et accessible liberté ? Christabel, l‘aînée, attendait avec impatience qu’Antoine se connecte et qu’ils puissent recréer leur intimité du soir – entre 19 et 20h, Sylvia et Adela fichaient une paix royale à leur aînée. Lorsque celle-ci avait eu sa dose d’Antoine virtuel, les trois petites sortaient de leurs armoires les poupées qu’elles y conservaient précieusement, unissaient leur imagination et entamaient un jeu dont elles ne pouvaient plus se passer : exister en tant que vraies femmes à travers leurs poupées et leurs formes si affriolantes. Grandir plus vite que de raison mais rester attachées à ces poupées faisaient des sœurs des individus échappant aux définitions faciles et aux moyens de pression de leurs géniteurs.

Ces fabricants anonymes de poupées donnaient le sentiment aux trois sœurs d’avoir compris une chose essentielle à leur sujet : elles n’étaient pas vraiment des enfants. Oui, il y avait l’âge, bien sûr, si difficile à nier. Il y avait les aptitudes physiques encore limitées, l’école où elles étaient obligées de se rendre cinq jours par semaine, et le fait qu’elles se sentissent effectivement liées à leurs parents. Toutefois, quelque part, d’une manière pas toujours facile à dire avec des mots, elles sentaient qu’elles n’étaient pas ce qu’on entend par enfant. Ou fillette. Non, plutôt des femmes, aux apparences trompeuses pour l’instant. Au fond d’elles vibrait un instinct, une perception du monde, des autres, et des échanges possibles entre les êtres, qui n’étaient pas celles d’un enfant. En attendant que la nature leur offre des instruments à la mesure de leurs identités, elles avaient leurs poupées.

Elles pouvaient, à travers elles, s’exercer à devenir ce qu’elles étaient, se projeter dans un futur pas si éloigné, quelques années tout au plus, et se préparer à jouer les rôles d’avidité et de liberté qui les attendaient. Leurs poupées, toutes différentes mais toutes plastiquement parfaites, occupaient une place centrale dans l’équilibre de leur vie réelle et imaginaire et dans les espoirs qu’elles nourrissaient.

Vraiment, aucune des trois sœurs ne voulait penser à ce qu’elles feraient de leurs soirées si elles n’avaient pas leurs poupées. Bien qu’elles ne vissent pas qui aurait pu vouloir leur retirer leurs précieuses alliées… Papa ? Maman ? Si pour d’obscures raisons, leurs parents se piquaient de leur interdire les films complexes (et souvent inavouables) qu’elles s’inventaient chaque soir en compagnie de leurs poupées, elles auraient contrevenu à cet ordre qui, à leurs yeux, n’aurait eu aucune raison d’être ; elles n’allaient certainement pas obéir à une instruction ridicule, même si elle émanait de leurs parents, encore moins s’ils soulevaient ces objections débiles qu’on entend parfois aux parents : aller au lit, il est tard, et les devoirs ?, etc.

Qui d’autre aurait pu vouloir rompre l’alliance scellée entre les sœurs et leurs superbes poupées ? Elles prenaient de plus en plus souvent le risque de les amener à l’école, pour pallier au vide de leurs journées en classe et pimenter leurs quarts d’heure de récréation… Enfin, le risque… Un bien grand mot… Leur surveillante à la salle d’études, remplaçante de la pieuvre malsaine de soixante piges qui leur servait habituellement de gendarme, était une jeune femme blonde comme les blés, pas trop regardante sur ce qu’on faisait dès lors qu’on avait les mains propres et qu’on participait si notre participation était requise. Ce qui était rarement le cas, car la jeune femme elle-même avait parfois l’air de se demander pourquoi le temps était si long, et tenait, au téléphone, de longues conversations mystérieuses, ponctuées de rires qui l’étaient beaucoup moins.

Dans ces moments-là, les trois sœurs adoraient mettre en scène, grâce à leurs poupées, les choses qui devaient traverser l’esprit de l’institutrice suppléante, qui ressemblait d’ailleurs à leurs poupées de manière troublante. Les trois sœurs se mirent à l’observer, à étudier ses gestes… et à reproduire, le soir, cette panoplie comportementale qui leur fournissait de précieux jalons sur la voie de ce monde sensuel qu’il leur tardait d’intégrer ; se rapprocher du but qu’elles pressentaient être le leur et qu’elles avaient appris à caractériser dans leurs consciences grâce à tous les détails glanés dans les pubs, les clips, les films, les séries, les émissions, les rues même de la ville, devenue une sorte d’écran géant traversé en permanence par des modèles séduisants de jeunes filles qui avaient du être comme elles il y a peu… Se rapprocher de ce but eut des répercussions sur leurs notes scolaires, et cela aussitôt que leur surveillante de la salle d’études, la Pieuvre de Soixante Piges, fut revenue de son congé-maladie.

Convocation immédiate des parents, cellule de crise : l’Education Des Filles Est En Cause, Seigneur Tout Puissant Qui N’Etes Pas Un Homme Comme Les Autres et M’En Allez Comprendre Mes Craintes Pour Ces Petites Qui Se Prennent Déjà Si Tôt Pour Ce Qu’Elles Ne Sont Pas Et Non Seulement Viennent À L’Ecole Avec Leurs Poupées Et Incitent D’Autres Chérubins À En Faire Autant Mais De Plus N’Ont Aucune Honte À Mimer Des Choses Peu Catholiques Avec Ces Simulacres De Femmes …Aidez-moi à trouver les mots les plus justes pour mettre leurs parents en garde contre les menaces qui guettent leurs pauvres innocentes !

 

Can U take me home

Where we can be alone ?

Can U make me happy

Till my pain is gone ?

Can U get me excited ?

Excited enough 2 thank the God above 4 the human body ?[1]

 

Peux-tu m’emmener à la maison

Là où nous pourrons être seuls ?

Peux-tu me rendre heureux

Jusqu’à ce que la douleur s’en aille ?

Peux-tu m’exciter ?

Au point de me faire remercier Dieu pour nous avoir donné ce corps humain ?

 

Claude se sentait harassé, aujourd’hui. Trois avortements rien qu’en matinée !

Un des effets les plus indiscutables des vacances d’été sur les activités du planning familial… Une femme était passée consulter pour un curetage. Catherine Saint-Georges, elle s’appelait. Trente-quatre ans déjà. Claude avait essayé de la dissuader. À cet âge. Et puis, elle n’avait pas l’air d’aller si mal… Il se maudit de s’inquiéter du bien-être de cette étrangère alors que le sien laissait tant à désirer.

Encore deux mois d’été où il avait été assigné à résidence, bon sang ! Avant qu’il n’ait eu le temps de souffler, la rentrée était revenue, moqueuse, et avec elle les frais scolaires qui allaient en augmentant alors que la nécessité d’aller à l’école, elle, semblait s’amenuiser. Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait pas obtenu de congé auprès de la direction du planning qui l’employait depuis dix ans.

Dix ans de bons et loyaux services, ça devait pourtant compter, non ?

Au lieu de quoi il avait juste eu le loisir d’aider sa femme, Virginie, à boucler les valises en vue des vacances des petites – et d’elle-même… Lui qui avait eu l’occasion de se sentir oppressé à plus d’un titre par l’omniprésence de ces femmes bizarres sous son toit, il avait vraiment eu la conviction, à ce moment-là, d’être joliment pigeonné par le sort. Il faut dire qu’elles avaient semblé plus heureuses, le jour du départ, qu’il ne les avait jamais vues, comme si le simple éloignement d’avec l’homme de la maison avait suffi à revigorer leurs natures mortes ! Il avait eu du mal à l’avaler. Avant que les choses ne se goupillent, il s’était dit qu’il serait content de se retrouver seul et de sortir avec ses vieux potes qu’il ne voyait presque plus.

Mais le jour J, alors qu’il rangeait leurs bagages dans leur compartiment du train, direction la côte espagnole, il avait éprouvé un nœud à l’estomac à l’idée que les femmes de sa vie, après avoir empoisonné la sienne pendant onze mois, allaient se dorer sous un beau ciel paëlla, pendant que lui, à peu de choses près, croupirait ici comme une pelleteuse dans un chantier placé en chômage technique – drôle de comparaison, elle traduisait bien son amertume quand, ouvrant la porte, il échoua dans un salon qu’il ne reconnut pas tant il était silencieux.

La plupart des mariages sont bâtis sur une tombe : celle de l’amour, songea-t-il.

C’est Norman Miller qui disait ça…heu…Henry Miller…Oui, c’était mieux.

Bien entendu, sa femme gagnait autant que lui, ou alors à peine moins, ou bien était-ce un peu plus ? Après six cannettes de Gordon Strong, il n’était plus très sûr de ce qu’il gagnait mais juste de ce qu’il claquait en alcool chaque soir. Elle avait le droit de faire ce qu’elle faisait, même s’il n’en était pas. Il était révolu, le temps où la collégialité était nécessaire pour prendre des décisions. Aujourd’hui, il n’y avait plus ni hiérarchie ni majorité requise au suffrage, c’était à qui faisait ce qu’il voulait dès qu’il pouvait ! Selon cette logique implacable, il avait donc tout à fait raison de se pinter chaque soir dès qu’il pouvait… En réalité, il doutait que le théorème fut d’application dans ce cas, mais son côté carré et indiscutable lui plaisait bien.

En vertu de quoi il devait normalement se réjouir pour Virginie et les petites.

Les petites…Parlons-en !

Une fille comme premier enfant, ça avait été une joie.

Mais trois… Hum…Comment dire, c’était…répétitif ? Saturant ?

Un garçon, trois kilos au moins, lui eut redonné du poil de la bête entre deux victoires féminines… Les filles, c’était synonyme de peurs ininterrompues, voilà le hic. Une fille était une fille, et rien de ce que les nouvelles lois de la nature et de la société semblaient vouloir dicter à ce sujet n’y changerait rien aux yeux du père, qui savait, pour en être un, à quel point les hommes peuvent être des raclures !

Un monde dirigé par les femmes risquait d’être moins bruyant, c’est évident, même s’il se devait d’être contre – question de survie : il n’y aurait pas eu de place pour lui dans un monde gouverné par elles ! Surtout si sa femme en était.

Mais plus sérieusement… Il se demanda si, mis à part son impossibilité à prendre congé, il n’y aurait vraiment pas eu une place, pour un homme, dans cette escapade organisée par son épouse et ses filles… Pas la moindre ? Papa reste et veille sur la maison, alors on y va entre nous et on se fait des soirées pyjama ?! La perspective semblait réaliste à première vue… Sauf que, pour des raisons déviantes, Virginie avait tendance à exciter les penchants les moins réfléchis de leurs filles. Pourquoi ? Une fois, elle avait laissé échapper un semblant d’explication : elle-même avait été si peu sensuelle, et cette sécheresse lui avait rendue la vie plus difficile. Elle disait, pas exactement en ces termes, qu’elle le regrettait ; si elle s’y était prise autrement, elle aurait pu éviter quelques embûches… Dans quelle mesure intégrait-elle leur mariage dans cette catégorie ? Il la connaissait, la réponse – cruelle, elle le jetait aujourd’hui aux abois. Ce bouleversement dans les croyances de sa femme, qui ressemblait tant à une Prise de Conscience, dans quelle mesure le mettait-il en danger, lui ? Encore une fois, n’y avait-il vraiment pas de place pour un homme dans cette configuration ? Si, bien sûr que si.

Mais peut-être qu’il n’était pas cet homme ! Ah, la douleur cuisante !

Après tout, elle n’avait pas rouspété plus que cela, lorsqu’il était rentré ce soir-là, bien entamé à la Gordon, pour lui annoncer qu’il n’avait pas obtenu de congés. Il pouvait certes prendre des vacances mais ils ne seraient pas payés. Eu égard au loyer et à tout ce qui s’ensuit et qu’à peu près n’importe qui, aujourd’hui, connait sur le bout des doigts, il n’avait pu accepter ces conditions, quand bien même il se serait soucié de resserrer ses liens familiaux – ce qui n‘était pas exactement le cas non plus. Au fond de lui, il avait l’intuition qu’alimenter ces liens mordicus, c’était se tromper sur le véritable sens de tout ce cirque biologique fait d’accouplement et de reproduction et auquel on donnait le nom rassurant de Famille. C’était comme si un lutin plaisantin, au fond de lui, l’empêchait d’accomplir les actions qui auraient profité à sa Famille, comme s’il pressentait que la laisser mourir de sa belle mort n’était pas une si mauvaise issue…

Qu’importe, il se sentait en ce moment plus handicapé que jamais.

Il se rappela ces jours où son père, ayant levé le coude, le sermonnait sur l’aide qu’il s’estimait en droit d’attendre de sa part afin qu’ils conjuguent leurs forces à mater sa mère. La solidarité entre les hommes, entre les pères et les fils ! Ayant discouru jusqu’à plus soif, il se resservait un verre de bourbon et allait s’avachir sur le canapé pour lancer, là sous les yeux de son fils qui n’avait pas encore dix ans, un de ces pornos granuleux branlottés en Allemagne dans les années 80.

Dans ces moments de suspension incrédule et de terreur froide, le petit Claude, qui n’avait pas encore tiré la moindre goutte de ses masturbations, restait figé, un peu en retrait (mais pas tant que ça) de la télé et du canapé où gisait son père. Il advenait parfois que sa mère rentre alors – Claude envisagea plus tard l’éventualité que son père ait précisément chronométré ses séances en fonction des retours de sa mère qui occupait des emplois ponctuels de vendeuse. Dans quel but son père aurait-il fait exprès de se mater des pornos aux heures où sa mère allait rentrer ? Par X ample, pour provoquer des scènes de ménage, qui redonneraient un peu de sens aux après-midi sans fin d’un homme comme son père. Démontrer à l’enfant, témoin oculaire, à quel point sa mère était une créature détestable et susceptible, puisque de toute évidence elle avait à peine franchi la porte, et vu les deux hommes de la maison « tranquillement installés », qu’elle poussait un cri et jetait son sac à main sur le père ou sur la télévision, tout en essayant de l’autre main de pousser Claude hors de la pièce, en lui faisant parfois vraiment mal au bras… S’ensuivait exactement ce qu’avait projeté le père en agissant de la sorte : cris et châtiment, avec le père dans le rôle du punisseur, à qui la colère faisait parcourir la gamme complète de tous les abus auxquels on peut se livrer lorsqu’on se sait porté par la supériorité physique, ceci comprenant – Claude adulte en eut des frissons – le viol de sa propre femme, au pied d’un poste de télé qui continuait à diffuser la nappe électrostatique et sonore des acrobaties pornographes tant prisées par le paternel.

Etait-il Dieu possible de démarrer dans la vie en étant si mal barré ?

Il avait longtemps cru qu’un emploi dans un centre de planning, témoin de tous les dysfonctionnements possibles et imaginables des familles, l’aiderait à être un meilleur mari, un père plus averti, plus fin, plus psychologue. C’était stupide. Est-ce qu’un syndicaliste était à l’abri du chômage ? Etre immergé dans les difficultés des autres le soûlait et lui ôtait toute velléité, le soir venu, de jouer au parent modèle avec la tribu jacassante qui l’accueillait à son retour. Difficile de transmettre des valeurs à ses enfants (et a fortiori à des filles aussi incontrôlables) lorsqu’on n’est soi-même plus très sûr de ce qui est bon ou mauvais pour les êtres.

Qui, aujourd’hui, voyait juste ? Eux, les « grands », qui s’imposent des codes parce que perdre pied, se mettre en danger, même s’ils savent que cela leur donnerait un coup de fouet salutaire, implique un vertige trop aigu ? Ou bien ces « petites » filles qui ont parfois l’air d’en savoir plus long sur les nouveaux courants qui modèlent la société et se définissent de plus en plus par la profanation de toutes les formes de barrières, avérées ou imaginaires, utiles ou futiles ?

Le soir où les filles rentrèrent avec leurs bulletins, Claude regardait avec intérêt (un réel intérêt, non feint, chose rare) le premier épisode de Angels In America.

Tournée par le réalisateur du Lauréat (Ah, Dustin Hoffman en étudiant presque abusé sexuellement par Anne Bancroft!), la série retraçait l’émergence du Sida dans les années 80 à New York. Un sujet bien senti…Mais alors ! Ce qui avait traumatisé Claude, c’est qu’Al Pacino, les cheveux blonds oxygénés coupés à la brosse, joue une pédale ! Marie mère de Dieu, il mafioso dans un tel rôle, ça avait eu de quoi lui faire tomber les burnes comme des fruits trop mûrs ! Mais ensuite il s’y était fait et n’en avait que plus admiré le comédien… au point de devenir accroc à la série. Accro au point que, quand les filles lui montrèrent leurs bulletins, à la limite du désastre, il ne releva pas la gravité de la situation. Quant à leur mère, trois fois hélas, elle était tombée sous le charme de Meryl Streep, également présente au générique.

 

Sur le chemin du retour, Christabel, l’aînée, avait briefé ses deux sœurs. Leurs bulletins comportaient tous un mot stipulant que les sœurs venaient à l‘école avec des poupées et y simulaient des actes pas très… Elles devraient nier en bloc. Une fois, Christabel avait surpris leurs parents à faire des choses réservées aux grands… Elle n’en avait pas dormi de la nuit parce que sa mère bondissait sur le ventre de leur père et gémissait comme si elle avait mal. Pour la petite, elle avait eu bel et bien mal, et de ce jour, l’accouplement sexuel à proprement dit la terrorisait en vérité plus fort que toute excitation éventuelle. La preuve qu’il y avait une distance entre le vrai et le faux et qu’il fallait maîtriser cette science des limites.

Christabel en avait eu l’expérience un jour qu’elle était tombée sur Sybil et que celle-ci allait au cinéma. Certains soirs après les cours, cette Sybil vendait de la beu sur les marches de la Bourse. Elle était mignonne, elle interpellait les passants d’un murmure et cela suffisait à les attirer auprès d’elle avec coopération – les hommes, jeunes et moins jeunes, étaient même prêts à coopérer au-delà de toute attente. Il n’empêche que deux fois sur trois, on faisait une drôle de tête en l’entendant proposer de l’herbe. Encore qu’on feignît de ne pas être surpris outre mesure : de l’importance de paraître au parfum du monde dans lequel on vit et où ce genre de personnages doit être chose courante puisqu’en voici une, lisse, frêle, à refourguer sa marchandise alors qu’elle n’a pas seize ans.

Il faut dire que les fringues coûtent cher, les sous-vêtements, les maquillages et les soins, d’où le besoin croissant d’une autogestion financière affranchie de la bourse des parents et seule capable de vous faire garder le rythme effréné auquel les publicistes dégainent leurs concepts. Même si les deux parents travaillent, il est utopique de vouloir leur soutirer un argent de poche suffisant.

Ce soir-là, avec Sybil, Christabel avait été voir le film Kinsey. Elles ne savaient rien de l’histoire de ce sexologue qui expérimentait, données scientifiques à l’appui, les différentes formes de sexualité ayant cours en Amérique. Elles avaient simplement lu, sur l’affiche, le slogan « Let’s talk about sex. » C’était assez évocateur pour justifier l’achat d’un billet. (Christabel se souvenait vaguement d’une chanson de filles qui s’appelait pareil.) De tout le film, elles ne toucheraient pas leur popcorn ; Christabel serait pétrifiée. Zoologie, pédophilie et autres perversions s’étaient donné rendez-vous sur la trajectoire du Dr Kinsey, et toutes fleurissaient chez des gens normaux, voilà ce que le bon docteur faisait éclater au grand jour ! Christabel en fut effrayée. Elle pensait apprécier tout ce qui indiquait une plus grande libération des sens, mais il lui suffit d’imaginer ses propres parents à la place des Gens Normaux du film et… De ce jour, elle sut que, parfois, la pire chose qui puisse nous arriver est d’obtenir ce qu’on veut – et de ne pas y être préparés.

« Lolita, c’est aussi la peur du vieillissement. Lolita est la jeunesse, et la prendre c’est lutter contre ce que le temps a prévu pour nous. S’associer à une créature qui a encore toute la vie devant soi, c’est poser un lapin à la Grande Faucheuse. Dans nos sociétés innerventes, tout ce qui sent la vie, la sève, l’énergie première, est porté aux nues, car perçu comme un poche de résistance téméraire contre un monde qui évacue toute sensualité authentique au profit d’ersatz insipides… Aimer Lolita, c’est aussi, pour l’homme, une manière de contourner les limitations du rôle de père pour accéder à un rôle masculin plus exhaustif… »

 

Claude et Virginie jetèrent les poupées et leurs garde-robes complètes.

À la poubelle, bon vent ! Et interdiction d’y retoucher !

Les sœurs pleuraient comme si elles étaient frappées par une tragédie.

Les parents ne comprenaient pas ces pleurs. Ils étaient rentrés de l’école une demi-heure plus tôt – convocation. Bien qu’il y eut un début de conflit d’opinion entre Claude et Virginie, les deux parents s’étaient pareillement sentis humiliés par ce qui leur avait été rapporté au sujet de leurs filles. C’est surtout de n’avoir pu évaluer l’ampleur du glissement qui opérait chez les trois petites et dans leurs « jeux d’enfants » qui humiliait Claude et le rendit incapable, pendant un moment, de poser les yeux sur ses filles. Virginie, qui avait plus ou moins encouragé cette tendance en croyant y déceler des symptômes d’émancipation, tenta de lutter contre le sentiment d’avoir joué dans cette affaire un rôle un peu trop similaire à celui d’une entremetteuse, poussant le petit cul de leurs filles à se trémousser. Par exemple, n’avoir rien dit en voyant, l’autre jour, Sylvia, 9 ans à peine, enfiler un polo moulant avec, dans le dos, AFTER SEX en lettres dorées disco… alors que, de toute évidence, il y avait là une combinaison malheureuse entre les formes chétives (mais réelles) de Sylvia et ce type d’invitation à peine déguisé qui ornait de plus en plus souvent les vêtements des toutes jeunes filles.

 

When the lines blur every boy and girl

How we gonna make it in this brave new world ?

Love 4 one another – New world

Love 4 one another – New world [2]

 

Quand les lignes brouillent garçons et filles

Comment va-t-on s’en sortir dans ce monde flambant neuf ?

Aimez-vous les uns les autres – Nouveau Monde

Aimez-vous les uns les autres – Nouveau Monde

 

Sylvia : « Ah ! Moi je préfère quand maman a le chapeau… »

Adela : «  Elle est jolie comme ça… »

Christabel : « Elle va rester éternellement jolie… »

Adela consolatrice : « Mais oui, papa, toi aussi, tu es beau… »

Christabel cynique : « Un peu mieux qu’avant, vous ne trouvez pas ? »

Ce dialogue incongru se déroulait dans le salon familial.

Sur fond d’une musique excessivement doucereuse dénichée dans les quarante-cinq tours de leurs parents, Sylvia, Christabel et Adela s’amusaient à peaufiner les tenues des dépouilles de Claude et Virginie. Leurs corps froids étaient installés sur des chaises rapportées de la cuisine et plantées au centre du salon. Tandis que Sylvia et Adela rajoutaient une couche de mascara sur les paupières de leur mère, Christabel louvoya dans le salon. Pensive, elle observa les poupées démembrées qui traînaient par terre. Elles les avaient récupérées des poubelles dès qu’elles avaient infligée à leur parents cette punition qui n’était que trop méritée. Voilà ce qu’il en coûtait de vouloir empêcher l’évolution des êtres ; c’est votre propre évolution qui pouvait brutalement prendre fin.

C’avait été tellement minable de les faire pleurer en s’acharnant sur leurs poupées et sur tout ce qui leur tombait sous la main. Par terre traînaient, déchiquetées, les revues de sa collection privée et ses quelques livres fétiches… Christabel sourit.

Comme elle avait crié, leur mère, en voyant les bouquins de Lolita Pille !

Hell et Bubble Gum, les deux romans de la pétasse autoproclamée de vingt ans.

Christabel revint vers ses sœurs et leurs parents maintenant aussi apprêtés que des poupées – mais en plus grand si on veut. Une étape avait été franchie ; il fallait aller de l’avant, à présent. Elle approcha de leur père. C’était un homme, s’aperçut-elle, souriant à ce qui constituait une étrange découverte. Un homme comme ceux qui la reluquaient en rue, comme ces instituteurs dont elle s’amusait à provoquer les regards enfiévrés. Discrètement d’abord, moins ensuite, Christabel referma une main entre les jambes de son père. Ses deux sœurs se désintéressèrent du visage de porcelaine de maman et se tournèrent vers l’aînée. Tâtant, faiblement puis plus fort, Christabel leur adressa un sourire crispé. Lorsque vos parents sont morts, grandir devient une expérience différente, songea-t-elle. Vient un moment où il faut commencer à faire les choses – s’y mettre et les faire pour de vrai.

 

« Dans notre monde, qui relève de la mécanique pure, le sexe, comme la machine symbole de notre existence, fonctionne dans un vide absolu : il est stérile, désolé, signe suprême d’impuissance… Personne n’a l’air de croire en la puissance de l’amour – la seule force positive. Personne ne croit en soi (en Dieu, n’en parlons pas.) Personne ne croit en son prochain. Partout ce n’est que peur et méfiance effrénées. Ergo, hardi, baisons à cervelle rabattue, mes amis, pendant qu’il est encore temps ! Telle est, dirait-on, la devise du monde moderne. La guerre, en cela – et nous n’avons pas fini d’en voir – n’est qu’un paroxysme d’étreinte sexuelle : l’étreinte de la mort, dans la peur et dans les ténèbres… »

 

 

Henry Miller.

[1]The Human Body / Prince

[2]New World / Prince

Partager