Un jour, dans un restaurant, hors de l’espace et du temps, on me servit l’amour sous forme de tripes froides.

Fernando Pessoa (Alvaro de Campos), Tripes à la mode de Caen

Comme dans bien d’autres récits, le principal personnage de cette courte histoire était un vieux philosophe ; qu’il soit vieux n’avait pas tellement d’importance, et qu’il soit philosophe n’en avait pas vraiment plus. Disons simplement que c’était quelqu’un qui aimait penser. Cet homme se trouvait dans sa cuisine, une petite pièce étroite, obscure et étouffante, où trônait, superbe, un magnifique réfrigérateur. Mais ce jour-là, l’adjectif « magnifique » était un peu inapproprié. C’était devenu un monstre. Un traître. Certes, il avait été un ami, un soutien pratique et efficace, digne de confiance ; mais il s’agissait à présent d’une machine infernale, dont le contenu était désormais maléfique. Le vieux philosophe s’en approcha discrètement, un peu effrayé par le ronronnement angoissant de l’engin, puis, d’un geste bref, il ouvrit la porte, le prenant par surprise. À l’intérieur, il y avait, entre autres, un bifteck paresseusement allongé sur une assiette blanchâtre. Ce bifteck n’était pas un simple bifteck ; il provoquait tout autour de lui un sentiment de malaise, et on aurait cru entendre une pulsation étrange dès qu’on s’en approchait, comme s’il avait voulu dire : « Ne me mangez pas ! Je suis votre fin ! Ne me mangez pas ! » Mais le vieux philosophe n’avait pas l’intention d’obéir à un bifteck. Dans un acte de bravoure, il s’empara de l’assiette, jeta sans ménagement la viande dans une poêle et ferma le réfrigérateur, sans autre forme de procès. Celui-ci prit très mal la chose et commença à émettre un « bip » sonore et continu, qui semblait signifier : « Un peu de respect pour mes gonds, vieillard ! » Il eût été stoïque d’affronter ce bip en disant au réfrigérateur : « Tu peux toujours courir, je ne céderai pas ! » Mais le vieux philosophe ne savait que trop bien qu’il n’y avait rien à faire contre le réfrigérateur. Il était le plus fort, voilà tout. Alors, avec une infinie délicatesse, il rouvrit la porte, pour la refermer précautionneusement, sans violence, sans brutalité, sans hâte. La machine émit un grésillement de soulagement.

Le bifteck était prêt. Le philosophe prit des couverts, s’assit à une table et commença à manger. Ça n’avait pas de goût. Il mit du sel. Ça n’avait toujours pas de goût. Il essaya le poivre. Toujours pas de goût. Des épices. Pas de goût. Des herbes de Provence. Pas de goût. Tout dans ce bifteck était dégoût. Il n’y avait rien à faire. Alors, sinistrement, le vieux philosophe mâcha et remâcha des bouts de viande, sans un bruit, sans un mot. Et le bifteck semblait dire : « C’est ça, mange-moi ! Mange ! Mange que je vienne te pourrir les entrailles ! Mange que je te détruise les neurones ! Mange ! » Et le philosophe de manger, toujours de plus en plus macabre. Après avoir fini, il passa l’assiette sous l’eau et la mit à sécher. Il soupira profondément, sentant le bifteck lui peser sur le ventre. Ah, si ça n’avait été que le ventre ! Le bifteck se vengeait, en vérité ! « Ah, tu as voulu me dévorer ? Eh bien à mon tour maintenant ! Je vais me gaver de tes synapses ! Me repaître de ton cortex ! Me resservir de tes neurones ! » Et le bifteck de dévorer, de plus en plus euphorique.

Le vieux philosophe ne souffrait pas. Il ne sentait rien. Le festin du bifteck vengeur semblait ne pas vraiment l’affecter. Il se traîna jusqu’à son bureau et prit un exemplaire de la Critique de la raison pure. Bizarrement, il lui semblait mieux comprendre, alors que, petit à petit, son cerveau était englouti par l’appétit vorace du bifteck. Plus encore, tout lui semblait clair, tout lui semblait évident. Kant lui paraissait simple, un vrai jeu d’enfant, même. Il sourit d’un air béat, mais ce court plaisir ne dura pas.Une question de la plus haute importance lui percuta l’esprit. Une question fondamentale. Une question effroyable, perverse dans sa simplicité. Le vieux philosophe prit un stylo et écrivit tout doucement, avant de mourir :

Qui, du fou ou de la vache, est apparu le premier ?

Partager