Esquisse d’une socio-anthropologie de l’évacuation corporelle

Claude Javeau,

On peut être surpris, de prime abord, du peu d’intérêt que les sciences du social ont accordé à des activités qui concernent cependant l’humanité dans son ensemble et qui occupent, dans les allocations temporelles de chacun de nous, une place qui n’est pas négligeable. Je vise ici les diverses opérations d’expulsion de « matières » du corps humain, chyle, urine, pituite ou encore bile, dont il est généralement interdit de disserter, sauf de médicale façon. En particulier, l’évacuation de produits de la digestion, pour toute naturelle qu’elle soit (ne parle-t-on pas de « besoins naturels », d’« accomplir une fonction naturelle » ?) fait l’objet d’une occultation plus ou moins sévère dans les conversations ordinaires et dans la littérature de type courant. On peut lire de longues descriptions de repas, mais on n’en lit guère qui ont trait à la miction ou à la défécation : d’Artagnan, Maigret, Charlus, mangent mais ne pissent ni ne chient. Sous nos latitudes, mais cette attitude est plutôt universelle, la domestication des sphincters, souci majeur des éducateurs de la petite enfance, implique aussi la domestication de la parole qui s’y rattache. Et aussi de celle des lieux où les choses se passent presque obligatoirement : en français, « chiottes » passe pour grossier, alors que « cabinet », « vécé », « toilettes » sont plus ou moins reçus, encore que dans une conversation mondaine leur usage ne soit guère conseillé (les gens bien élevés demanderont, si la chose est nécessaire, où l’on « peut se laver les mains »). Notons toutefois une différence dans le rejet entre la miction (la mention « urinoir », dans des toilettes publiques n’est pas bannie) et la défécation, tenue pour relever d’une aire sémantique à l’écart de laquelle toute personne bien née doit se tenir[1] : tout au plus un médecin pourra-t-il, dans la discrétion de son cabinet, s’enquérir de l’état de vos « selles » ou du nombre de fois où vous « allez à selles ». On sait qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et que l’exclusion de la miction et surtout de la défécation des échanges verbaux acceptables relève du « processus de civilisation » dont Élias s’est fait l’analyste subtil[2]. Il y a du pet dans l’œuvre de Rabelais, il y a encore du clystère dans celle de Molière, on n’en trouve plus chez Diderot, et pas davantage chez Hugo, Flaubert ou Proust, et pas même chez les auteurs de polars les plus noirs. Et on compterait sur les doigts de la main les auteurs de sciences humaines, hormis Freud et ses stades anaux (et leurs commentateurs ultérieurs), qui ont consacré à ces deux fonctions vitales des écrits de quelque importance[3].

Fonctions vitales, en effet. Se voir interdire, par quelque cause interne (maladie, occlusion) ou externe (torture), d’uriner ou de déféquer peut entraîner la mort à terme assez bref. Évacuer, avec manger, boire, dormir, respirer et se protéger du climat, fait partie des seuls véritables « besoins » fondamentaux de l’être humain, j’entends bien au niveau du seul individu (se reproduire ou communiquer concernent l’espèce et non l’individu isolé). Sociologues et ethnologues (ces derniers couramment appelés « anthropologues » de nos jours) ne se sont guère empressés, pas davantage que les historiens, à étudier ces territoires de l’activité humaine que sont la miction et la défécation, alors que le manger, le boire, l’habiller, voire le dormir, ont fait l’objet d’études souvent fort détaillées. Quant au respirer, s’agissant d’une activité permanente consubstantielle à la perdurance de la vie elle-même, elle n’a guère inspiré non plus les auteurs, savants ou autres. On trouvera toutefois de plus fréquentes évocations du rhume que de la diarrhée dans la littérature, y compris dans la bande dessinée.

Je ne vais pas m’atteler ici à la tâche de redresser la barre en ce domaine. Tout au plus vais-je m’efforcer de suggérer quelques pistes d’investigation, que je ne prétends du reste pas réserver aux seuls spécialistes des sciences du social. Uriner et déféquer, certes, sont des actes à la fois individuels et sociaux. Être pris d’un besoin subit, ou le sentir s’amplifier peu à peu dans son bas-ventre, relève de la physiologie individuelle et sa satisfaction concerne en premier chef l’individu, qui peut y découvrir un plaisir considérable – du type « plaisir en mouvement », selon Épicure. Mais ce besoin relève aussi de l’exploration socio-anthropologique, car autour de celui-ci et de sa satisfaction se sont construites des structures de conduite et de représentation dont aucune société connue n’a pu faire l’économie. Certaines de ces conduites ne font que prolonger des comportements animaux, tels que le recouvrement des fèces, ou l’absorption de substances appropriées pour favoriser le travail intestinal (l’« herbe à chats »). Mais d’autres touchent à des champs de signification aussi diversifiés que la santé, l’économie, le sacré ou encore l’éducation. À chacun de ces champs correspond un ensemble de représentations, allant des « mots pour le dire » à l’idéologie, variables évidemment, comme on dit, selon les endroits et les époques.

Du côté de la microsociologie, celle des relations interindividuelles, ce que nous appelons des interactions, on retiendra d’abord le degré plus ou moins élevé de discrétion avec lequel ce genre de choses se déroule. Dans son Journal, le célèbre ethnologue français Alfred Métraux consigne son dégoût face à la coutume d’une certaine peuplade amérindienne, qu’il est en train d’étudier, de déféquer en rond autour du feu, de s’essuyer ensuite avec des mottes d’herbe, et de jeter enfin ces mottes dans le feu, avec les conséquences olfactives que l’on devine. Chez nous, la règle est de s’isoler, si possible dans un lieu ad hoc, offrant une « retraite » individuelle (le ritirata des Italiens) au premier chef pour la défécation, ou collective, comme dans les urinoirs des gares, des hôtels, des écoles, des bureaux, etc. La deuxième règle est de faire disparaître les traces de son passage dans ces lieux, brenneuses ou autres. Brenneuses, d’abord, en actionnant la chasse d’eau et en nettoyant, le cas échéant, la cuvette avec le goupillon. Non brenneuses ensuite, car il est entendu que la fréquentation de ces lieux doit se faire dans la plus grande discrétion, voire la plus grande confidentialité, comme s’il ne s’agissait que d’un épisode honteux dans le cours des occupations quotidiennes : dès lors, on est tenu de ne laisser derrière soi aucune trace de son passage, papiers, mouchoirs, mégots, etc. Les « lieux », par définition, sont mal famés. Il s’en faut de beaucoup, néanmoins, pour que ces prescriptions soient de nos jours soigneusement respectées par tout un chacun. À côté de l’incivilité de couches sociales qu’il n’est pas défendu de juger mal éduquées à cet égard, que de marques probables de l’arrogance de couches plus favorisées après le passage de certains de leurs représentants dans les cabinets. Pour ce qui est d’autres lieux que les cabinets, ils ne relèvent que de situations d’urgence, et encore s’agit-il de lieux qui ne sont pas porteurs d’interdits absolus : côtés obscurs des murs et palissades, arbres, fourrés, etc.

En second lieu, on s’attachera à considérer les rituels dont les activités d’évacuation sont le support dans les diverses couches sociales, compte tenu également des genres (autrefois sexes, mais le politiquement correct a frappé là aussi) et des âges. Rituels du type qu’Erving Goffman, gourou en la matière, aurait dit « d’évitement » : il s’agit d’actes qui manifestent le respect dû à la sphère intime d’autrui, tantôt de propitiation (je frappe à la porte avant d’entrer, afin de prévenir toute réaction de protestation), tantôt de réparation (je prie la personne que j’ai bousculée par inadvertance de me pardonner cette collision). Il est des formules destinées à indiquer aux partenaires qu’on se dirige vers la retraite destinée à recueillir les produits de la miction et/ou de la défécation : « Je reviens tout de suite », « Je me retire un moment, etc. ». En aucun cas, sauf s’il s’agit d’intimes, ne claironnera-t-on : « Je vais chier » ou « Je vais pisser ». « Chier » et « pisser », au demeurant, entrent dans de nombreuses expressions péjoratives ou carrément insultantes, pouvant alimenter des « rituels inversés », comme : « Tu me fais chier », « Tu es chiant(e) », « Je te pisse à la raie », « Tu me sors de quelque part », « Espèce de trou du cul », etc. Sans oublier le célèbre « Merde ! » ; d’où sont tirés, entre autres, « emmerder », « emmerdement », « merdeux », « merdique », plus fréquents dans le langage courant aujourd’hui qu’autrefois, à une époque où l’on se contentait pudiquement d’écrire « m… », seuls les lecteurs suffisamment avertis étant censés compléter d’eux-mêmes[4]. Mais l’évitement se manifestera aussi par le souci d’effacement des usagers des lieux, dans lesquels on est tenu de contrôler les bruits d’expulsion (ce n’est pas toujours facile, mais il existe des manières de s’asseoir sur le pot qui limitent le risque de faire entendre la chute des matières dans l’eau de la cuvette), tout comme d’autres indices de présence, comme chanter, parler à voix haute, téléphoner sur un portable, tousser, tourner bruyamment des pages de livre ou de journal, etc. On soulignera encore combien l’émission de flatulences est censée faire l’objet d’un contrôle rigoureux (on est loin des prestations du pétomane, encore courues au début du XXe siècle) : si l’on est témoin d’un tel manquement aux usages, on est toutefois tenu de ne pas le faire remarquer, en demandant par exemple à voix haute : « Qui est-ce qui a pété ici ? ». Dans le même ordre d’idées, les hommes seront bien avisés de vérifier que leur braguette est fermée après usage et que leur pantalon ne porte aucune trace de la miction qui vient d’avoir lieu. Il est aussi entendu qu’après s’être livré à des occupations d’évacuation, l’on se lave les mains, lorsque cela est possible. Il semblerait toutefois que cette règle est rarement observée : 70 % des Américains seraient dans ce cas[5].

Ensuite, on pourrait effectivement se pencher sur les ruses auxquelles le langage recourt pour masquer de telles activités ou pour en faire passer sans trop d’encombres la référence dans le langage ordinaire. Le vocabulaire utilisé oscille généralement entre l’euphémisation la plus radicale et l’hyperspécialisation médicale. Dire les choses de manière crue est encore moins bien accepté que lorsqu’il s’agit de sexe (depuis le rapport Starr sur les turpitudes du président Clinton, on est devenu moins regardant dans ce domaine), mais il n’est pas toujours considéré comme répréhensible de recourir aux mots utilisés par les enfants, ou plutôt ceux qu’on leur impose pour nommer ces choses. Dire « j’ai fait pipi » passe mieux, chez un adulte, que « j’ai pissé ». L’infantilisation du langage semble aller de pair avec son édulcoration. Encore faut-il que la situation s’y prête. À l’autre bout du spectre lexical, la médecine offre son généreux refuge. Parler de gastro-entérite, pour exprimer de fréquentes et pénibles visites aux lieux dits d’aisance, est plus acceptable qu’avouer souffrir de « chiasse », et cystite passe mieux qu’« envie permanente de pisser ». Tout se passe comme si le côté sale, impur, déplaisant pour la vue, l’ouïe ou l’odorat (on ne parlera même pas ici du goût : l’une des menaces les plus fortes à l’endroit de quelqu’un ne consiste-t-elle pas à proclamer qu’« on va lui faire manger sa merde » ?) des déjections devait être compensé par une extrême prudence dans la manière de les nommer et d’en parler. Pas davantage ne montre-t-on ces déjections ou les actions qui visent à leur production dans des livres ou sur les écrans (y compris des ordinateurs) : ici encore, on retrouve la différence avec la sexualité, qui est devenue ensemble d’objets de plus en plus couramment représentés. Urolagnie et coprophagie existent certes en images, mais, même pour l’usager habituel des publications ou sites pornographiques, il s’agit là d’une perversion assez dégoûtante[6].

Avec l’apprentissage du langage approprié, nous passons du côté de la macrosociologie, celle qui s’intéresse au fonctionnement des institutions. Les mots de la miction et de la défécation font l’objet d’une socialisation spécifique, au travers de laquelle l’enfant apprend les interdits et les règles qui s’attachent à leur respect. La réserve lexicale à l’égard des activités d’évacuation et des processus physiologiques qui les précèdent sert d’introduction à la maîtrise lexicale de toutes les activités dont on ne peut parler autrement que de manière discrète ou euphémisante. Ainsi, quand la grand-mère de la Gigi de Colette dit à celle-ci : « Cesse de penser à ton ce que je pense », elle vise à la fois l’organe destiné aux échanges sexuels et celui, situé dans la même région, qui permet l’une des deux formes d’évacuation, celui-ci devenant implicitement le métonyme de l’ensemble de la région. C’est ainsi qu’une fonction hautement naturelle se trouve masquée par l’artificialité du langage : elle n’est nommée directement que par les gens de médecine, mais de manière peu accessible aux gens du commun, alors que ces derniers sont contraints de recourir à des périphrases ou à des euphémismes qui entretiennent peu de rapports avec la chimie parfois douloureuse de ces expulsions. « Faire sa petite » ou « sa grande » n’exprime guère la même chose que pisser ou chier, tout comme accomplir un coït ne correspond pas entièrement au bref et péremptoire « baiser ». Pisser, chier, baiser font partir du même paradigme que boire, manger, dormir, digérer, tousser, éternuer, entendre, voir, goûter, sentir, renifler, etc., celui qui reprend ces actions dans leur acception la plus directe et la plus simple. L’enfant, en apprenant qu’il existe dans ce paradigme une césure entre ce qui se rapporte aux choses dicibles et ce qui se rapporte aux choses indicibles, parce que jugées impures ou honteuses, apprend aussi à distinguer entre un monde du permis et un monde de l’interdit, avec toutes les conséquences qu’une distinction trop impérative peut engendrer, depuis la bigoterie fournisseuse de bûchers jusqu’aux perversions les plus répugnantes.

À côté des institutions s’occupant de la socialisation, famille, école ou autres, d’autres concernent les espaces dans lesquels se déroulent les activités d’évacuation, et qui ont pris dans l’architecture moderne une place considérable. Les cabinets modernes ont tendance à revêtir l’aspect de locaux cliniques. La dimension aseptique de ces lieux prend le pas sur celle du confort : évacuer dans de bonnes conditions sanitaires correspond à l’idéal de bonne santé répandu dans la culture contemporaine. Il existe un lien entre les activités d’évacuation et des tendances lourdes de cette culture, telles que le souci du corps en bon état et le respect tatillon de la vie privée. S’agissant de ce dernier trait, on ne décèle pas à l’égard de la miction et de la défécation le même dévoilement qu’à l’égard des relations sexuelles, devenues l’objet d’un exhibitionnisme croissant. Évacuer reste du domaine du refoulé, tant individuel que collectif.

Bien d’autres aspects de la vie en commun liés à ces activités mériteraient aussi un examen approfondi, à commencer par tout ce qui se rapporte à leur dimension médicale ou diététique. Je citerai encore la production d’objets devenus nécessaires pour le bon déroulement desdites activités, papier de toilette, couches pour incontinents, bombes de déodorant, etc. Pour les sociologues, les anthropologues, les historiens, les linguistes, voire les économistes, sans oublier évidemment les psychologues, que ce champ de recherche pourrait intéresser, il y a encore beaucoup de pain sur la planche. De cabinet, évidemment.

[1] Un de mes amis photographes, Claude Fauville, a saisi sur sa pellicule pas mal de femmes en train d’uriner, et a publié un album de Pisseuses qui ne relève pas de l’édition clandestine (Munich, Éditions Reuss, s.d.). On imagine difficilement un album de même facture consacré à des chieuses.

[2] ÉLIAS, N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy/Le Livre de Poche Pluriel, N° 8312. V. aussi CORBIN, A., Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, coll. Champs, N° 165.

[3] On citera toutefois les ouvrages de Noëlle Châtelet (Histoires de bouches, Folio N° 1903), de Roger-Henri Guerrand (Les lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1985) et ce curieux « abrégé de coprologie », publié en anglais par Ralph A. Lewin, Merde, New York, Random House, 1999.

[4] La même évolution peut être relevée pour « foutre » et ses formes conjuguées : tout le monde écrit aujourd’hui « je m’en fous » et non plus « je m’en f… ».

[5] C’est la raison pour laquelle il vaut mieux éviter de goûter aux portions de cacahuètes offertes dans les bistrots.

[6] Si les Pisseuses citées plus haut ne relèvent pas d’un jugement de ce genre, c’est en raison de la facture très esthétisante des photos, dont certaines sont effectivement très belles, réunies dans cet album de luxe.

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