Virtuel, ineffable rituel

Huguette de Broqueville,

En Tunisie, depuis des années, les internautes qui chattent contre le gouvernement sont enfermés. Internet est censuré. Lors des manifestations, seules quelques photos prises par les GSM parviennent en Europe. Les manifestants demandent du pain, du travail et la liberté.

Le 17 décembre 2010, un jeune marchand ambulant à qui on avait retiré sa licence s’est immolé par le feu. Ce geste a mis le feu aux poudres. Les jeunes de Tunisie ont appelé sur Facebook à descendre dans la rue. Car les jeunes savent détourner toutes les censures ; ils sont experts en logiciels. La rue s’est mise en mouvement. Les tripes du peuple ont vibré. Tunisie hurlante, des corps tabassés, des voitures de police renversées, des slogans hurlés et brandis, « Ben Ali dégage ». Il a dégagé, le 14 janvier 2011. C’est la révolution du jasmin.

De tout cela, Il reste un imaginaire, qui allumera l’étincelle des futures révoltes. Un raz de marée de blogueurs passant les frontières, envahissant tout le Maghreb, jusqu’au Moyen-Orient, la Jordanie, le Yémen…

Belgique, vendredi 21 janvier

La scission de la Belgique ? « Pas en notre nom, Niet in onze naam » est le cri de ralliement de trois jeunes Flamands et d’un Bruxellois qui donne sur internet rendez-vous, vendredi 21 janvier, au Théâtre flamand KVS.

La bécasse y est, quoique, arrivée en retard de par l’incapacité de son GPS de trouver le quai aux Pierres-de-Taille… Elle a tourné trois quarts d’heure, avant de se mettre sur l’autre adresse, 146 rue de Laeken, qui l’amène droit devant le Théâtre. On ne la laisse pas entrer, trop tard, complet, plus de places. Carte de Presse ? Neen. « Je suis francophone, vous ne comprenez pas, francophone, je suis venue soutenir les Flamands ! » On la laisse monter à l’étage, car en bas c’est l’irrespirable de gens agglomérés. En haut c’est pareil, la bécasse longe les galeries, elle finit par se glisser entre deux corps appuyés sur les dossiers des derniers fauteuils et là, de biais, elle voit, sur la scène, des écrivains, des artistes, des chanteurs : Arno, le Gainsbourg belge, Mertens l’écrivain francophone. C’était joyeux, intelligent, drôle, bon enfant. Les choses ont été dites en français et flamand alternés. « On ne veut pas diviser la Belgique », « Nous sommes contre le nationalisme borné », sont les messages des artistes flamands et francophones au théâtre KVS.

Belgique, dimanche 23 janvier

130 000 internautes plantent virtuellement leur tente devant le Palais de la Nation.

Sur Facebook « Shame » (la honte) invite les étudiants du pays à descendre dans la rue.

40 000 font corporellement le déplacement. La bécasse a tenu à y être. C’est trop facile, un petit clic et hop ! Je plante ma tente. Mais tâter le ciel bas, tâter son humeur, abandonner ses projets, c’est tout autre chose.

Tout autre chose est de porter son corps à la manif, de braver le froid, ou l’ardeur du soleil, la pluie ou la neige. Tout autre chose est d’ouvrir la bouche, crier son désaccord, marcher des heures coude à coude avec ses frères de toutes conditions, toutes races, toutes langues, toutes ethnies, toutes religions, toutes cultures mêlées, Flamands, Wallons, Bruxellois, d’une seule voix sous les slogans : « La solidarité est notre identité commune ». « La solidarité grandit une culture ».

La bécasse est partout sauf en Tunisie où elle regarde et suppute sans prendre le danger à bras-le-corps. Elle est partout, sauf en Égypte, sauf en Libye, mais elle est sur Internet où presque heure par heure, elle suit à travers des scènes violentes et furtives le déroulement de l’Histoire.

Égypte, 25 janvier

Les jeunes internautes se tiennent entre eux, les réseaux déchargent leur colère, les revendications, les injures contre le pouvoir. Ils se parlent frénétiquement de pays à pays, comparent leur douleur, leur soif de liberté, ils s’encouragent dans l’humeur qui bientôt prend de telles proportions que, sur la toile, un immense cri dessine le visage de la révolte contre tout carcan. Le miracle se produit. Derrière la toile des milliers de jeunes, soutenus par une solidarité dans l’oppression, se mettent en branle. La frontière entre le virtuel et la réalité s’efface. Les doigts abandonnent le clavier. Les corps quittent l’ordinateur. Ils se précipitent comme un seul homme dans la rue. La toile déverse la jeunesse avec ses espoirs, sa volonté d’en finir avec le vieux Hosni Moubarak si éloigné de la sève que sécrètent ces jeunes corps. C’est l’affrontement avec la police. Les cris, « Nous n’avons pas peur », le mot « liberté » qui déchire le ventre où se tapit la haine. « Dégage », hurlent une banderole et une jeune femme voilée. C’est une effervescence sans pareille. Le pouvoir n’a pas dit son dernier mot ; les quatre fournisseurs d’accès à Internet sont coupés. La jeunesse est coupée du monde, coupée d’elle-même comme Moubarak est coupé de sa jeunesse. C’est sans connaître le pouvoir de résilience des jeunes, tous envoient des SMS. Mais les téléphones portables eux aussi sont coupés. Alors ils se ruent dans les palaces où l’ordinateur fonctionne par satellites interposés. Internet coupé ? Le bouche-à-oreille jette la foule dans la rue, elle brave le couvre-feu, Moubarak prend peur, il rétablit Internet, les photos numériques feront le tour du monde. Des partisans de Moubarak à cheval, à chameau, fouettent les gens sur leur passage. L’armée en renfort tend la main aux manifestants. C’est beau. C’est magnifique.

La bécasse ouvre son iPhone : les MSN sont truffés de plaques noires sur les mots qui font peur au pouvoir. Al-Jazeera montre et commente en direct les événements du Caire : on traîne des corps derrière soi comme des poubelles… les Frères musulmans soignent les blessés à même le sol. On voit le visage apaisé des morts… Sur la place Tahrir, à l’heure de la prière, l’immense foule musulmane, front contre le sol, prie. C’est fabuleux cette mer de corps prosternés… Plus un cri. Le silence. Dieu existe donc pour eux ? Nous ne savons plus prier, pense fugitivement la bécasse qui surfe sur son iPhone. Vue de haut, la place Tahrir ressemble à une gigantesque tarte dont le centre est un paquet de crème fraîche, les tentes plantées sur la terre meuble, et le pourtour, une immense couronne mouvante de lentilles, de baies sombres, les révolutionnaires.

On voit le chef des Frères musulmans fendre la foule et parler aux manifestants ; on entend les cris, les chants, les slogans ; puis, juste avant le discours tant attendu de Moubarak, les révolutionnaires font de l’ordre, ils vident les poubelles, nettoient les rues dans toute l’Égypte, balaient minutieusement la place Tahrir. Disciplinés et sages, ils montrent à Moubarak que leur révolution est fondée. On n’a pas besoin de lui. « Démission », crie inlassablement la foule. Moubarak promet mais ne part pas. En gros plan, la bécasse reçoit en plein visage « Vous journaliste, pouvez-vous lui faire comprendre ces quatre mots : nous demandons sa démission ? » Et l’homme qui martelait ces mots fait entendre au monde entier la surdité de Moubarak. La foule déchaînée brandit des chaussures, signe de mépris envers le président. L’excitation de la bécasse est à son comble, elle surfe sur tous les serveurs pour être aux premières loges de l’Histoire. D’un coup, ça y est, le monde apprend la démission de Moubarak. Le peuple a tenu bon et a gagné.

On est le 11 février.

C’est la révolution du papyrus.

Les doigts des jeunes du Maghreb, de Jordanie, de Syrie, du Yémen, crépitent sur Facebook, appellent aux mêmes soulèvements que ceux de la Tunisie et d’Égypte. Nous les jeunes faisons tomber les dictatures.

17 février en Belgique

C’est la révolution de la frite, « nous ne demandons pas au gouvernement “Dégage” comme en Égypte, nous demandons qu’il s’engage à gouverner la Belgique. » Tous unis, Flamands et francophones à Bruxelles, à Liège, en Flandre, où l’on manifeste torse nu, à Gand qui rassemble 10 000 jeunes Flamands. Le lion de Flandre danse avec le coq wallon.

La jeunesse belge réagit contre la division du pays. Pour une souscription électorale fédérale et une sécurité sociale nationale. C’est tout simple, lumineux, ça s’appelle solidarité. Mais le nord du pays refuse la solidarité. La jeunesse flamande et francophone sera-t-elle écoutée ? La bécasse s’inscrit sur Facebook. Elle a son mot à dire et à partager.

Pourquoi, en Belgique, l’étincelle d’une vraie révolte ne s’allume-t-elle pas ?

Pourquoi, des 130 000 internautes qui plantent virtuellement leur tente devant le 16 rue de la Loi, 40 000 seulement descendent dans la rue ? Car leur revendication n’est pas fondamentale. En Tunisie on demande du pain et du travail. En Égypte on exige la liberté. En Belgique on réclame un gouvernement. La liberté, on l’a. Le pain, on l’a. Mais on a besoin de stabilité car on en a marre de cet enlisement dangereux de la Belgique. Marre de ces querelles linguistiques d’un autre âge. C’est ainsi qu’analyse la bécasse de plus en plus pessimiste quant à l’avenir de cette Belgique complètement bloquée. À qui la faute ? À la démocratie car la démocratie a poussé 700 000 Flamands à voter pour le séparatiste Bart De Wever. L’incontournable Bart, le fou de Flandre sur l’échiquier belge. Il ne veut plus de la Belgique : qu’elle crève. Il veut une Flandre autonome, libre, souveraine. Il a beau jeu de venir chaque fois avec plus d’exigence. Un mot de sa bouche est comme une balle de revolver dans le cœur des francophones. Rusé, il veut être en tête à tête avec le frêle et socialiste Di Rupo, vainqueur des élections du côté francophone. Il va l’avoir par la vanité. « Je te laisse le fauteuil de Premier ministre et tu me donnes la scission de BHV et de la sécu. » Il sait qu’il aura le dernier mot, il feinte, il dit qu’il est pour le dialogue, mais, afin d’affaiblir Di Rupo, il refuse le parti socialiste flamand autour de la table. Diviser pour régner.

Pas un leader belge qui taperait sur la table, « Ça suffit et que ça saute ! » Les gentils étudiants du KVS, du « Shame » et de la « frite » sont sages, trop sages. Ils s’enlisent comme leur mère patrie…

Dans le reste du monde, on assiste à la victoire de la démocratie par le savoir de la jeunesse experte en informatique, toujours en avance de millions de pixels sur les vieux dont beaucoup n’osent même pas ouvrir un computer, de peur qu’il ne leur saute au visage. Les vieux sont « out », l’ordinateur le confirme.

« Barre-toi, vieux con », a crié un étudiant à Jean-Paul Sartre en mai 1968. « Dégage », hurle une jeune Tunisienne au président Ben Ali. Tout au fond de leurs viscères, ils savent qu’ils sont jeunes, que l’avenir leur appartient, que rien ni surtout ces vieux qui tiennent la chape du pouvoir n’empêcheront l’irrépressible force de la jeunesse de voir le jour, de clamer un autre savoir, celui des ondes, de la toile, du virtuel, véritable rituel qui tel un cheval fougueux les emmène vers les vertes prairies de l’« ici et maintenant, tout de suite ». Du présent qui leur appartient. De la solidarité entre tous les blogueurs du monde.

En Chine aussi, depuis des années, le pouvoir enferme les blogueurs. Il est aux aguets, il filtre les images venant de Tunisie et d’Égypte. La révolte qui gagne la Chine est tuée dans l’œuf.

Mais la répression est sanglante en Libye. Déjà 174 morts. À l’Est, à Benghazi, le pouvoir n’a pas le contrôle, Internet est fermé. Plus d’images. Des mercenaires appelés par le pouvoir « les Africains, les Bédouins » sont chargés de la répression. Appels déchirants lancés de Libye par Twitter sur les téléphones portables des jeunes du monde entier : « On utilise du matériel antiaérien contre les manifestants. » La jeunesse écoute Twitter, qui lutte contre le mensonge en démocratie.

Le pouvoir des étudiants sur Internet est phénoménal. Il suffit d’un leader pour amorcer la machine. Qui a lancé le mot d’ordre de la révolte en Afrique du Nord, en Égypte, au Yémen, en Lybie, au Bahreïn ? Cet étudiant-ci ? Cet étudiant-là ? Où est-il, cet étudiant leader ? À Tunis ? Au Caire ? À El Beïda en Libye ? En Syrie ? À Bruxelles, Anvers, Arlon ? Non, le vrai leader partout et nulle part, c’est Facebook. De blog en blog, de Tunis, à l’Égypte, de Syrie à la Jordanie, au Yémen, au Bahreïn, à l’Iran, au Maroc, tous les jeunes en langue arabe s’échauffent contre le manque de liberté et les abus du pouvoir, leur pauvreté et l’insolente richesse de leurs dirigeants. Le pouvoir a peur partout. Il lâche du lest partout. Les dictatures les plus fortes, comme celle de Kadhafi, optent pour la répression sanglante.

Au Bahreïn, 70 % de Chiites sont gouvernés par les Sunnites. Malgré des concessions aux revendications, le roi chancelle sur son trône. La foule des révolutionnaires envahit la place de la Perle.

L’Histoire est vieille comme le monde, les jeunes secouent le cocotier. En Belgique deux jeunes, Bart De Wever, et Alexandre De Croo, deux Flamands l’un par ses feintes de compromis, l’autre en provoquant subitement des élections, font durer leur plaisir. Il leur suffit d’attendre le pourrissement de la situation jusqu’à la chute de la poire blette Belgique dans leur main. Alors, ils extrairont, à leur profit, les morceaux encore blancs et juteux qui s’appelleront Flandre et Bruxelles.

250 jours de piétinements, de petits pas, d’immobilisme affairé. 250 jours sans gouvernement, record jusqu’ici tenu par l’Irak. Shame ! La honte ! ont crié les jeunes dans la rue. Mais le pouvoir belge, paralysé, ne peut plus les entendre.

La révolte des jeunes fait bouger l’Histoire. Souvent elle se focalise sur des places : place Tiananmen en Chine, place Wenceslas à Prague, place de la Sorbonne à Paris, place Bourguiba en Tunisie, place Tahrir en Égypte, place de la Perle au Bahreïn. Quelle place au Maroc qui s’agite à son tour ? À Rabat, les jeunes en masse demandent plus de liberté et moins de pouvoir au roi. Ils demandent la libération des prisonniers politiques. « La solution à notre malaise est la démocratie », dit une banderole. C’est une évolution d’un long processus d’ouverture, pas une révolution.

L’Histoire, d’ordinaire si lente à s’écrire, se déchaîne et marque de ses foudres des traces de liberté, avec les cris et les rires propres à la jeunesse boutant les vieux pouvoirs. Venue de l’intérieur, sortie des viscères de sa jeunesse, cette révolte arabe, cette soif de liberté, font mal aux islamistes, dont on n’entend pas la voix dans ce remue-ménage. Pourtant ils sont là, tout proches, tapis dans l’ombre, à l’affût.

La jeunesse qui aspire à la liberté ne va-t-elle pas tout droit vers une prison plus amère encore ? Les vieux sont des durs à cuire, surtout quand ils sont ayatollahs. N’oublions jamais que c’est la femme qui mène le monde des hommes, pense la bécasse, qui sait de quoi elle parle, femme qui fait peur, qu’on désire et qu’il faut à n’importe quel prix enfermer dans une burka.

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