Certains sont du soir, d’autres du matin, et Robert Botilde, étant du matin, avait au saut du lit enclenché son panoptic afin d’y renouer le contact avec ses semblables et comme qui dirait reprendre conscience de la réalité.

La réalité, effectivement, puisqu’il avait suffi à Robert de dicter son passe à l’ouïe de l’appareil multimédia — Rob-Bot, en dissociant bien les syllabes – pour se retrouver plongé en direct et selon son choix dans les lieux les plus chauds de la planète : soit sur le site Democrazy où se jouaient différents moments forts de la libération de ceux que les voix off des commentateurs qualifiaient, de façon insistante, de champions de la démocratie…

À commencer par le beau peuple d’Ivoryland, en sa capitale Guanako où Robert se trouva soudain propulsé, observant de fort près — à les toucher — les sombres visages d’une populace en colère, vociférante, et puis d’une autre foule tout aussi exaltée, alternativement : bouches scandant les noms de Désiré Djambo, le président sortant, ou bien celui de Salim Alassane, le président élu, tout au moins à en croire les rapports d’une majorité d’experts internationaux… Puisque l’Ivoryland vivait ainsi depuis dix-sept mois déjà : dans le vide du pouvoir, avec deux prétendants dont l’un s’appuyait sur l’armée nationale, et l’autre sur les forces d’interposition de l’Union mondiale. Alors qu’un troisième larron, un chanteur localement célèbre du nom de Boris-Hector Lafontaine — BHL, pour les fans — serait possiblement le vrai vainqueur d’élections à coup sûr trafiquées…

Que faire, pour démêler le paquet de nœuds ? Eh bien, voter, proposaient les programmes de Democrazy ! Un vote à sa manière, en fait. Puisque, plutôt que de rameuter les Ivorylandais pour un nouveau scrutin fantoche, l’idée était d’instituer le public du site comme un arbitre et mieux : comme un décideur externe dont la sagesse, les convictions et l’expérience justifiaient qu’en fonction de la majorité des votes exprimés, leur choix aurait force exécutoire en cas de telles élections contestées, à charge pour les forces de l’Union de l’imposer sur le terrain.

Une approche originale, inspirée en droite ligne de l’idéologie dite de la e-démocratie… Laquelle avait le vent en poupe et sur laquelle BHL — Boris-Hector Lafontaine, pour les non-initiés — avait choisi de miser, confiant dans sa force d’envoûtement médiatique. Lui dont les accompagnateurs attitrés, les musicos du groupe Demogogos, venaient d’investir l’écran aux fins d’y aligner avec la régularité d’un métronome les accords d’une samba synthétique. Tandis que BHL, au premier plan, s’appropriant sans vergogne une perle du répertoire de la regrettée Patsy LaBelle, serinait en boucle que chic l’Afrique c’est chic l’Afrique c’est chic l’Afr…

*

D’une pression du pouce sur la console du panoptic, Bob Botilde venait de changer de cap. Désormais, des foules arabisantes occupaient simultanément l’écran en des images venues du plein cœur d’un Maghreb en pleine effervescence : d’une part les scènes d’émeute urbaine qui mettaient à feu et à sang tant les quartiers résidentiels que la médina d’Al-Qahira, capitale de Pharaonie — des feux dont les spectateurs, s’ils enclenchaient la fonction odorama du panoptic, pouvaient percevoir les senteurs âcres et entêtantes —, et d’autre part les manifestations de liesse collective ou de dépit profond dont la désormais célèbre place Hashougadah-Sara — la bien nommée place des Martyrs — était le théâtre depuis deux semaines au moins, selon qu’on donnait pour certain ou bien qu’on démentait la fuite d’un dirigeant honni.

Et de part et d’autre, incrustés tels des icônes saintes surplombant la masse de leurs sujets dans des nues de phosphènes, les portraits vivement colorés des deux potentats en uniforme de gala : celui de Morbak, président à vie de la Pharaonie et celui d’Ibn Habib, président à vie de la Bourguibie. L’un qui ne prétendait toujours pas céder aux pressions de la rue, et l’autre qui, à ce que colportaient des rumeurs — parmi lesquelles des fuites attribuées à la CIA —, serait présentement occupé à boucler ses valises en vue d’une retraite hautement stratégique en un pays ami de sa vaste famille…

Ibn Habib en fuyard apeuré ? Morbak renversant la vapeur ? Tout restait possible, et, les rapports de force évoluant d’heure en heure, il y avait dans ces confrontations conjointes ce que les spécialistes du télémarketing qualifieraient de capital passion de première importance. De sorte que Democrazy, associé pour l’occasion au leader incontesté des jeux en ligne qu’est le consortium Win-Win, faisait miroiter l’octroi d’une bourse de voyage d’un beau million d’eurodollars à celui qui devinerait le jour et l’heure et la minute où le jet de l’un et où le jet de l’autre quitteraient leurs territoires respectifs, pour n’y plus revenir : dès ce soir à 20 h 00 GMT, le Jeu des pharaons serait ouvert à tout qui était membre du site…

Bien sûr, délaissant sa pratique habituelle de votes en ligne pour évoluer vers un système de paris mutuels, Democrazy sortait apparemment de sa réserve. Bien sûr, ou pas si sûr… Car si l’on examinait de près les principes du jeu, il ne faisait pas de doute que l’un et l’autre des vieux dictateurs dételleraient tôt ou tard… Une telle vision prospective du cours des événements ne reflétait-elle pas l’esprit progressiste du site ? Sa vocation d’être à l’écoute des aspirations populaires, et, pour tout dire, sa fibre démocratique ?

Rien à y redire, pour Robert. Rien à y redire pour personne. Tandis que présentement, la chanteuse Salima Khan, reine du raï moulée dans une burqa de soie noire et or, détournant sans scrupule le hit qu’avait été Miss Marmelade, y allait d’une invite à participer au grand jeu de la libération des peuples :

Hey sister, go sister, soul sister, flow sister
Hey sister, go sister, soul sister, go sister
Strutting her stuff on the street
Get rid of this Morkak, ah

Get rid of that Habib, beep…

Et tous les fans du panoptic, supputait-on, de reprendre en chœur les gimmicks assassins :
Gitchi gitchi ya ya da da (hey hey hey)
Gitchi gitchi ya yah hee (hee oh)

Jusqu’à l’envoi final, tandis que des traînées multicolores, aspergeant l’écran d’un feu d’artifice parfaitement factice, masquaient les foules de manifestants :
Voulez-vous voter avec moi, ce soir (oh oh) ?
Voulez-vous jouer avec moi ce soir (yeah yeah yeah yeah) ?

*

Ne parlant ni l’arabe dialectal, ni le siwi ou le copte, ni même l’anglais, et encore moins le tamazight, Rob Botilde s’était résigné à abandonner provisoirement à leur sort ces combattants de la dignité. S’il n’avait pas tout compris, au moins, il avait vu, et s’il n’était pas totalement convaincu que ces différents soulèvements déboucheraient sur une issue heureuse, du moins l’envie d’y contribuer le travaillait-elle. En votant dès ce soir en faveur de BHL, par exemple. Ou bien en tentant d’emporter la timbale au Jeu des Pharaons, tandis que des infos se déroulaient en bas d’écran, selon lesquelles la fièvre insurrectionnelle se propageait, des manifestations durement réprimées étant déjà recensées en plusieurs pays de la sous-région, dont l’émirat du Bihar, la Transjordanie et le royaume de Magog.

Plaisir, frissons en perspective pour le soir même… Alors qu’en cette fin de matinée, une autre fronde grondait au sortir de chez Bob, au cœur de cette pauvre et chère patrie qui était la sienne : cette Belgica qui risquait fort de passer à la trappe, de basculer sous peu dans les oubliettes de l’Histoire… Ce dont son panoptic montrait en ce moment les signes avant-coureurs : les cent trois mille six cent quarante-huit protestataires campant en permanence sur la place des Palais et dont un lent travelling détaillait les faciès, la Gare centrale que l’explosion d’hier avait réduite à l’état d’un champ de ruines fumantes, les blindés militaires déployés autour du Parlement…

Dire que tout ça se passe ici, frémissait Robert. À quelques centaines de mètres de chez lui ! Dans les rues glauques de Bruocsella, ville funèbre où il avait accosté à quelques années de là… Port d’attache tanguant où depuis la dunette qu’était son loft de la rue Royale, tel une vigie de temps modernes, il triturait le panoptic pour scruter jour après jour les remous et convulsions d’un océan de passions… Avant, n’y tenant plus, de se jeter à l’eau : c’est-à-dire de s’aventurer au dehors, quitte à braver les pires dangers dans une ville en plein naufrage…

Bob Botilde s’était donc retrouvé dans la fraîcheur matinale de février, à arpenter les rues du centre, étonnamment calmes, et les allées du parc Royal où s’essoufflaient quelques joggeurs, et cette Place des Palais que n’occupait curieusement pas la marée de campeurs dont le panoptic attestait l’existence. Une contradiction qui ne décontenançait nullement Robert, conscient qu’il était que parfois, c’est la soi-disant réalité qui ment, qui abuse vos sens. Aussi, parcourant Bruocsella, ses rues de toile goudronnée, longeant ses maisons de carton-pâte, n’accordait-il qu’un regard distrait, voire légèrement hautain aux rares passants qu’il croisait : des gens banals, bien trop normaux pour être réels… Des péquenots qui le toisaient, et dont certains souriaient même de le voir, en cette journée hivernale, seulement vêtu d’une ample tunique blanche et d’un pantalon de coton blanc que n’auraient pas désapprouvés les hippies et bobos du millénaire précédent. Une tenue dont il était plutôt fier, et qu’à l’unisson de quatre cent trente mille de ses contemporains, à en croire les plus récents comptages, il avait décidé de porter jour et nuit, tant que sa Belgica chérie n’aurait pas renoué avec la stabilité institutionnelle…

Une démarche citoyenne, inspirée d’un précédent fameux, datant de l’an de grâce 1492, qui vit la très catholique Isabelle, reine de Castille, faire vœu de ne pas changer de chemise tant que durerait le siège de Grenade… Une chemise qui, le temps passant, serait devenue d’une couleur indéfinissable, depuis lors dénommée isabelle… De même que la tenue de notre homme, à force d’être portée et de n’être pas lavée, avait viré au crème, puis pris une teinte plus trouble encore. Si bien qu’à présent, dans cette ville aussi engourdie qu’une bourgade de province, une ville morte peut-être, Robert Botilde avait tout l’air d’un spectre des temps modernes : un fantôme surmédiatisé, puant la rage en son suaire, et qui pouvait se targuer d’être un des dix finalistes de Plus Belge que ça, ce concours populaire au terme duquel les votes en ligne du public de Democrazy vaudraient à l’un d’entre eux le titre enviable de Belge le plus beige de l’année… Une perspective qui tout à la fois, le stressait et le mettait en joie, réactivant pour l’occasion cet autre spectre qu’était celui de Patsy LaBelle…

Gitchi gitchi ya ya da da (hey hey hey)
Gitchi gitchi ya yah hee (hee oh)

Patsy et sa Miss Marmelade détournée à la gloire de Democrazy, hit dont un Bobby Botilde aux yeux exorbités serinait les onomatopées avec l’air d’un zombie en proie à ses démons, même si les menus nuages blancs que déployait son haleine dans l’air vif du matin attestaient qu’il respirait encore :

Guiche Guiche ya ya da da

Guiche Guiche ya ya here
Mocha chocalata ya ya,

Guiche Guiche ya ya

da da da da…

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