T’en souviens-tu, Jacques ? Tu avais vingt ans : toute la vie devant toi. Tu étais là, en ce lieu où j’avais moi-même été jadis, dans des circonstances pareilles. Un beau jour de juillet, la vieille Faculté, la solennité des proclamations. On se serait cru à la distribution des prix du roman de Daisne, L’Homme au crâne rasé, qu’André Delvaux tournait en ce temps-là et dont nous avions peut-être parlé au cours. Isabelle, irrésistible, portait une robe jaune d’or et tu t’empressais autour d’elle. On s’embrassait, on riait, on s’exclamait, nos angoisses oubliées pour un moment. Puis commença la cérémonie : l’appel des noms, la pluie des grades. Vous étiez une classe hors du commun.

Autre image : je vous vois devant moi, dans notre salle nue sous les combles. On fait cours pour tout le monde, bien sûr ; on guette les réactions à gauche, à droite, les murmures devant, derrière. Mais en fin de compte, on ne parle que pour quelques-uns : c’est à eux qu’on destine certains mots, eux dont on sait qu’ils seront les seuls à comprendre. Tu comptais parmi ceux-là, évidemment, et tu me remerciais d’un sourire.

Tu aurais pu faire carrière à l’Université. Bruxellois, tu manies avec une égale facilité nos deux langues nationales. Ton mémoire de licence, édité en néerlandais (Over Claus’toneeï) fit date ; tu ébauchas une thèse de doctorat ; tu devins mon assistant. Et tout en enseignant, tu organisais avec autorité séminaires, rencontres, interviews, tentant toujours de jeter des ponts entre ce que l’on appelle aujourd’hui des « communautés linguistiques ». Mais la littérature t’appelait, impérieusement. Étudiant, tu fondais déjà avec quelques autres le Théâtre de l’Esprit Frappeur où je te vis jouer Ionesco. Avant tout, ta plume te démangeait et tu avais envie de la laisser courir à sa guise, renonçant aux vérifications, aux fiches, à ces fatras de dossiers qu’exigent les études littéraires. Tentation que j’ai connue aussi, mais que j’écartai bien vite, faute de talent. Chacun essaie de planter ses passions dans le meilleur terreau – sans toujours y réussir. Pour toi, l’heure du choix – créer ou commenter ? – sonna lorsque je te chargeai d’une recherche, que tu déclinas. Puis-je te dire que je suis heureux de t’avoir aidé par là, fût-ce négativement, à trouver ta voie ? Tu m’as écrit à ce sujet de longues lettres que j’ai conservées, car elles débordent d’aveux qui me touchent. Tu me disais : « je sens bien que le travail scientifique, sa rigueur et sa permanence, me sont indispensables, que c’est seulement en m’imposant à nouveau cette discipline que je compenserai mes tendances à la dissipation. Il faut que je m’astreigne à approfondir les choses, à ne pas me contenter de les effleurer ou de les rêver ». Mais cette lettre « eines jungen Dichters », étonnamment lucide, contenait aussi cette confession, capitale : « depuis des mois, je m’aperçois que ce genre de travail – prudent, méticuleux, lent – s’intègre malaisément dans la vie que je mène… Mon temps est si morcelé, si atomisé, que je me retrouve avec des bribes d’heures qui suffisent à pondre un article de journal, pas une étude de longue haleine ». Ton choix a été judicieux : il t’était dicté par ce que tu savais de toi-même. Non, tu ne t’es pas dissipé et tes rêves se sont concrétisés pour notre plus grand bonheur : feu d’intérieur, La Grande Roue, Parades amoureuses… sans que tu aies oublié pour autant l’acquis de ta formation (Les Années critiques).

Les images se bousculent : nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Ici, nous roulons à travers la Hesbaye pour aller fêter l’anniversaire (lequel ?) de Hugo Claus. Là, tu présentes Le Chagrin des Belges au Palais des Beaux-Arts. Puis, je te vois à table, entre Dina et un écrivain roumain, notre hôte ; au dessert, la conversation, très animée, s’engage sur le « cas » Soljénitsyne. Tu parles : tout le monde t’écoute, car tu parles aussi bien que tu écris. Tu sais joindre la formule percutante à l’argument irréfutable et tu étonnes par une culture qui ignore les frontières, chose rarissime chez nous. Tout cela dit avec grâce, avec un sourire malicieux et une urbanité qui charment. Où que tu ailles, quoi que tu fasses, tu apportes du neuf, tu découvres et fais voir. Le sais-tu ? Tu accomplis ainsi la tâche à laquelle tu te préparais autrefois. Tu montres à chacun comment trouver la vérité qui est sienne. Nous t’en sommes profondément reconnaissants. Take care of yourself.

Avec tous mes vœux et toute mon amitié (J’embrasse Claudia et Irina)…

Partager